Contestataire ou conformiste ?
Ni complètement art indigène, ni importation occidentale, le manga est un peu des deux, comme un hybride entre l’Orient et l’Occident. Les premiers balbutiements du manga se font dans les années 1930. « Fort d’une riche tradition de narration graphique [datant de l’époque Edo], le Japon en se modernisant s’est pleinement approprié l’art de la bande-dessinée importé d’Occident, rappelle Jean-Marie Bouissou. Il en a fait à la fois un média et un instrument de critique sociale ou de combat politique destiné principalement, mais pas seulement, aux enfants. »
Mais le manga naît véritablement, dans sa version moderne, après la fin de la guerre, avec Shin takarajima d’Osamu Tezuka, qui sort en avril 1947 et se serait vendu à plus de 600 000 exemplaires. Osamu Tezuka est aujourd’hui considéré comme le « dieu du manga » (manga no kamisama) et son œuvre a influencé plusieurs générations de mangaka.
La production de manga dans le Japon d’après-guerre est prolifique, protéiforme et constitue à bien des égards une contre-culture. À côté des gros éditeurs produisant des mangas publiés dans des magazines pour adolescents (shônen) ou adolescentes (shôjô), va se constituer dans les marges un « véritable prolétariat » fait d’auteurs payés au lance-pierre et qui vont bientôt se rassembler au sein de la mouvance gekika qui produit des œuvres proches du brûlot politique. Ce groupe va servir de véritable vivier de nouveaux talents dans lequel les grands éditeurs n’hésiteront pas à puiser, quitte à tolérer des œuvres peu conformistes.
À la fin des années 1960, une nouvelle vague de dessinateurs, en lien direct avec les révoltes étudiantes qui secouent le pays, reprend le flambeau et vont s’attaquer à tous les tabous. C’est le cas de L’école impudique (Harenchi gakuen), dessiné par Gô Nagai, le créateur de Goldorak, et sur lequel revient plusieurs fois Bouissou. Ce manga publié, en 1968, constitue ainsi un exemple parfait de la liberté de ton qui prévalait alors. « Dans cette école primaire, résume-t-il, la principale occupation d’une équipe d’enseignants ubuesque – un homme de Cro-Magnon, un sabreur en pagne de dentelle, un homme-parapluie gringalet, une nymphomane – est de s’enivrer, de déféquer dans les couloirs ou d’organiser des jeux d’argents » tandis que « les petits se promènent volontiers le cul à l’air et les plus grands ne pensent qu’à retrousser les jupes des filles – ce dont certaines ne se plaignent guère. ». Cette série entraîna bien entendu la protestation de parents ou de professeurs, mais la série continua d’être publiée pendant quatre ans. « Nagai, ajoute Bouissou, termina sa série par une ultime provocation : les parents d’élèves et l’armée, secondés par tout ce que le Japon compte de fascistes, prennent l’école d’assaut et massacrent écoliers et professeurs. À la dernière page, le Soleil Levant monte, tout sanglant, au-dessus des ruines. »
Mais dans les années 1980, l’industrie de masse extrêmement lucrative que constitue désormais le manga rentre dans le rang. Les genres se multiplient mais le conformisme marque désormais la plupart des œuvres produites. Cette nouvelle génération de mangaka conservatrice se ressent par exemple dans le manga GTO, où un voyou devenu professeur de lycée, sous un air faussement rebelle diffuse en réalité un message conservateur à longueur de pages.
Le marché du manga devient en fait extrêmement concentré, en même temps qu’il voit ses ventes exploser : « Le chiffre d’affaires des supports papiers (magazines et tankôbon [livre de poche]) passe la barre des 200 milliards de yens en 1979, celle des 300 en 1985 et celle des 400 en 1988. »