Illustration de plusieurs personnes de mangas japonais

© Crédits photo : La Revue des médias. Illustration : Émilie Seto.

Le manga, composante clé de la culture japonaise

Jean-Marie Bouissou offre un livre clair et passionnant sur l’histoire et l’univers de la BD japonaise.

Temps de lecture : 7 min

Il suffit de se balader dans une librairie pour mesurer l’ampleur qu’a pris le phénomène manga en France depuis une dizaine d’années. Les mangas traduits en français y sont désormais nombreux, parfois plus que la bande dessinée européenne, et tous les genres sont représentés. Et pour cause : la France est devenue au tournant des années 2000 le premier pays consommateur de mangas au monde en dehors du Japon.

En 2010, les ventes de manga atteignaient leur apogée avec un peu plus de 15 millions d’exemplaires vendus. Depuis, les ventes ont reculées de 15 % mais le secteur se porte bien avec de nouvelles sorties toujours en augmentation (1456 en 2013)(1) . Les ventes de mangas dans l’hexagone représentent désormais près de la moitié des ventes de bandes dessinés et des évènements comme la Japan Expo à Paris rassemblent chaque année des dizaines de milliers de fans français. Pourtant, peu d’ouvrages avaient jusqu’à présent tenté de débroussailler cet univers si particulier. C’est chose faite aujourd’hui avec l’ouvrage de Jean-Marie Bouissou qui dans un style mêlant passion sincère et rigueur, retrace l’histoire de cette industrie et entend donner les clés de compréhension du manga.

Bête, sale et violent : malentendu sur la culture japonaise

Les débuts du manga en France n’ont pourtant pas été faciles : on le jugeait violent, absurde et vulgaire et, à l’instar des animés diffusés par le Club Dorothée, il fut dénigré par les parents, éducateurs, et même par des politiques français comme Ségolène Royal. Il a surpris également ceux qui ne voulaient voir dans la culture nippone que raffinement, avec ses cérémonies du thé, son art de l’ikebana et autres « traditions » soporifiques.
 
C’était méconnaître qu’à côté de cette culture élitiste propre aux familles de samouraïs, transmise de force à partir de l’Ère Meiji (1868-1912) pour solidifier la nation, subsistait une authentique culture populaire « qui ne se souciait ni de bon goût, ni de morale » ; un Japon qui, explique Bouissou, « adorait la grosse farce et les torrents de larmes, les fantômes sanglants, le sexe, le plaisir et le drame sous toutes leurs formes ».(2)
 
Pour comprendre le manga nous dit Bouissou, il faut ainsi d’abord plonger dans les racines de la culture populaire d’Edo (v. 1600-1868)(3) , dans le Shintô, et toutes ces traditions ancestrales que le rouleau compresseur de la modernisation à partir de Meiji n’a pu détruire. Mais, ajoute l’auteur, un autre élément va favoriser le développement du manga, un traumatisme fondateur qui se lit entre les lignes et les bulles du manga : celui de la défaite, du feu nucléaire d’Hiroshima et Nagasaki et de l’occupation américaine. C’est la thèse pour le moins originale et iconoclaste que défend Jean-Marie Bouissou dans cet ouvrage. L’ouvrage se décompose en trois parties : la première retrace l’histoire du manga et de l’industrie de ce média de masse ; la deuxième, particulièrement originale déchiffre les spécificités graphiques du manga et la troisième donne un aperçu des divers genres du manga.

Contestataire ou conformiste ?

Ni complètement art indigène, ni importation occidentale, le manga est un peu des deux, comme un hybride entre l’Orient et l’Occident. Les premiers balbutiements du manga se font dans les années 1930. « Fort d’une riche tradition de narration graphique [datant de l’époque Edo], le Japon en se modernisant s’est pleinement approprié l’art de la bande-dessinée importé d’Occident, rappelle Jean-Marie Bouissou. Il en a fait à la fois un média et un instrument de critique sociale ou de combat politique destiné principalement, mais pas seulement, aux enfants. »(4)
 
Mais le manga naît véritablement, dans sa version moderne, après la fin de la guerre, avec Shin takarajima d’Osamu Tezuka, qui sort en avril 1947 et se serait vendu à plus de 600 000 exemplaires. Osamu Tezuka est aujourd’hui considéré comme le « dieu du manga » (manga no kamisama) et son œuvre a influencé plusieurs générations de mangaka.
 
La production de manga dans le Japon d’après-guerre est prolifique, protéiforme et constitue à bien des égards une contre-culture. À côté des gros éditeurs produisant des mangas publiés dans des magazines pour adolescents (shônen) ou adolescentes (shôjô), va se constituer dans les marges un « véritable prolétariat » fait d’auteurs payés au lance-pierre et qui vont bientôt se rassembler au sein de la mouvance gekika qui produit des œuvres proches du brûlot politique. Ce groupe va servir de véritable vivier de nouveaux talents dans lequel les grands éditeurs n’hésiteront pas à puiser, quitte à tolérer des œuvres peu conformistes.
 
À la fin des années 1960, une nouvelle vague de dessinateurs, en lien direct avec les révoltes étudiantes qui secouent le pays, reprend le flambeau et vont s’attaquer à tous les tabous. C’est le cas de L’école impudique (Harenchi gakuen), dessiné par Gô Nagai, le créateur de Goldorak, et sur lequel revient plusieurs fois Bouissou. Ce manga publié, en 1968, constitue ainsi un exemple parfait de la liberté de ton qui prévalait alors. « Dans cette école primaire, résume-t-il, la principale occupation d’une équipe d’enseignants ubuesque – un homme de Cro-Magnon, un sabreur en pagne de dentelle, un homme-parapluie gringalet, une nymphomane – est de s’enivrer, de déféquer dans les couloirs ou d’organiser des jeux d’argents » tandis que « les petits se promènent volontiers le cul à l’air et les plus grands ne pensent qu’à retrousser les jupes des filles – ce dont certaines ne se plaignent guère. ». Cette série entraîna bien entendu la protestation de parents ou de professeurs, mais la série continua d’être publiée pendant quatre ans. « Nagai, ajoute Bouissou, termina sa série par une ultime provocation : les parents d’élèves et l’armée, secondés par tout ce que le Japon compte de fascistes, prennent l’école d’assaut et massacrent écoliers et professeurs. À la dernière page, le Soleil Levant monte, tout sanglant, au-dessus des ruines. »(5)
 
Mais dans les années 1980, l’industrie de masse extrêmement lucrative que constitue désormais le manga rentre dans le rang. Les genres se multiplient mais le conformisme marque désormais la plupart des œuvres produites. Cette nouvelle génération de mangaka conservatrice se ressent par exemple dans le manga GTO, où un voyou devenu professeur de lycée, sous un air faussement rebelle diffuse en réalité un message conservateur à longueur de pages.
 
Le marché du manga devient en fait extrêmement concentré, en même temps qu’il voit ses ventes exploser : « Le chiffre d’affaires des supports papiers (magazines et tankôbon [livre de poche]) passe la barre des 200 milliards de yens en 1979, celle des 300 en 1985 et celle des 400 en 1988. »(6)

Le manga, « un film sur papier »

Une autre dimension tout à fait intéressante de cet ouvrage est de donner des clés de compréhensions des spécificités graphiques du manga. C’est à partir de l’observation du salaryman moyen lisant son manga dans le métro, que l’auteur réalise que la lecture se fait à une vitesse époustouflante : entre 3 et 6 secondes par page, des pages tournées avec frénésie, et ce manga imprimé sur du mauvais papier finira sa course folle, jeté négligemment à la prochaine station. Aussitôt acheté, aussitôt lu : le manga sous sa forme magazine, la plus courante, est à consommer instantanément.
 
Car le manga, à l’instar des kanji, ces idéogrammes chinois utilisés dans la langue japonaise, ne se lit pas mais se donne à voir d’un coup, autorisant un survol rapide. Selon lui, le manga peut être décrit en somme comme un « véritable film sur papier […] assorti d’une bande son réaliste, faite d’un unique cri et d’onomatopées dont le graphisme brutal « donne à voir » le fracas du combat ».(7)
 
Prenant divers exemples, illustrés par des planches de manga reproduites dans l’ouvrage, Jean-Marie Bouissou s’autorise une élégante comparaison entre les cases des mangas et la lecture des kanjis. Tout se passe en quelque sorte comme si le signifiant sautait au visage du lecteur avec son lot d’images, de signes, de fracas, d’onomatopées. Un « empire des signes », décrit si bien par Rolland Barthes, se poursuivant ici dans la bande dessinée. Ce surgissement du signe ne suit d’ailleurs pas forcément un ordre linéaire et à certain moment, les cases ne donnent plus forcément une suite chronologique logique mais peuvent être des interprétations différentes d’une même action.
 
Certes, cette « lecture » rapide qu’autorise le manga n’est pas valable pour tous les genres. Le « manga informatif » (jôhô manga) par exemple, laisse une grande place au texte. Ce genre est inauguré en 1986 avec Les secrets de l’économie japonaise, publié par le quotidien Nihon Keizai Shimbun, et vendu dès la première année à 550 000 exemplaires(8) . Ce genre de manga a aussi connu son heure de gloire avec l’adaptation de grandes œuvres littéraires comme Le dît du Genji qui a permis à plusieurs générations de lycéens de se passer de la lecture fastidieuse de l’œuvre originale. Aujourd’hui, ce genre reste très populaire comme le montre le récent succès de Ichi Efu, un véritable reportage graphique dessiné par un mangaka ayant travaillé 6 mois dans la centrale accidentée de Fukushima Daiichi.

Quel avenir pour le manga ?

Pourtant se pose aujourd’hui la question de l’évolution de ce média et de son adaptation aux évolutions de la société. De 1994 à 2006, le tirage des magazines et des tankôbon – le manga-livre tel qu’on le connait en Occident – à chuté d’un tiers passant de 1,89 milliards d’exemplaires à 1,26 milliards d’exemplaires et stagne aujourd’hui (1,29 milliards en 2012). Dans cette troisième édition, l’auteur observe que cette tendance s’alourdit et touche même le chiffre d’affaires qui s’affaisse de 3 % par an depuis 2010, pour s’établir en 2012 à 376 milliards de yens (3,5 milliards d’euros)(9) . Comment peut-on expliquer ce déclin, relatif mais existant ? D’abord parce que ce sont dans les années 1990 qu’émerge et se renforce un autre média concurrent du manga chez les jeunes lecteurs : le jeu vidéo. Le temps que passent aujourd’hui les Japonais devant des jeux sur smartphones ou consoles est du temps en moins pour la lecture des hebdomadaires mangas. Concernant l’émergence d’un digital manga, l’auteur semble assez dubitatif. « En 2007, son chiffre d’affaire atteint 10,6 milliards de yens (environ 815 millions d’euros) » note l’auteur, ajoutant que cela concerne surtout le téléchargement sur mobiles de séries semi-pornographiques. Cependant, avec le récent succès des tablettes au Japon, accompagné de nombreuses applications permettant de lire des mangas, on peut penser que l’industrie semble avoir plutôt bien abordée son passage au numérique.
 
Le vieillissement de la population pourrait expliquer aussi en partie ce déclin. Comme pour les autres industries, les éditeurs réfléchissent à des manières de s’adapter à ce nouveau marché des seniors mais peinent à définir ce que pourrait être un silver manga. Par ailleurs, l’exportation du manga et la vente des droits d’auteurs reste pour le moment très infime comparés au marché domestique et ne représente que 4 % de l’ensemble des ventes.
 
Il faut cependant relativiser ce léger déclin, car le manga est et restera un élément central de la société japonaise. Il n’y a qu’à voir la polémique suscitée il y a quelques mois par un manga célèbre, Oishinbo, une série sur la gastronomie se poursuivant depuis 1983 sans interruption. Le mangaka, Kariya Tetsu, a récemment envoyé son héros gourmet dans la préfecture de Fukushima et il a fallu quelques planches évoquant des saignements de nez suite à l’accident nucléaire pour déclencher une polémique de plusieurs semaines dans la presse et la classe politique, allant jusqu’au Premier ministre Shinzo Abe critiquant la prise de position du mangaka et la propagation de fausses rumeurs. La publication de Oishinbo est depuis suspendue temporairement par le magazine. Le manga reste donc de nos jours le média par lequel s’expriment toutes les questions de société sans tabous. Et lorsque le manga critique, c’est tout le Japon qui s’agite.
(1)

p. 3. 

(2)

p. 25. 

(3)

Si bien décrite par Philippe Pons dans D’Edo à Tôkyô.

(4)

p. 58. 

(5)

p. 86. 

(6)

p. 112. 

(7)

p. 160. 

(8)

p. 122.

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p. 130.

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    p. 3.

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    p. 25

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    Si bien décrite par Philippe Pons dans D’Edo à Tôkyô.

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    p. 58.

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    p. 86

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    p. 112.

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