Le marché du film indien, impénétrable pour le cinéma international ?

Le marché du film indien, impénétrable pour le cinéma international ?

Le taux de pénétration de films étrangers reste faible dans le paysage cinématographique indien – marché qui représente un défi particulier pour les distributeurs internationaux.

Temps de lecture : 16 min

Tout comme le sous-continent lui-même, l’industrie du cinéma indien est marquée par des extrêmes et des spécificités culturelles. Le plus gros marché cinématographique dans le monde en termes de quantité de films produits et tickets vendus s'organise selon une sectorisation par langue. Dans un pays divisé en 14 zones de distribution, il est plus juste de parler des industries cinématographiques indiennes. Elles sont souvent étanches les unes aux autres avec l’exception notable de Bollywood, en langue hindi. Ce dernier, en raison de son professionnalisme et son poids médiatique, produit des titres qui sont plus facilement exportables sur le marché national mais aussi international – où « Bollywood » est souvent mal compris car vu comme une appellation de l’industrie cinématographique indienne en générale, toutes langues confondues, bien qu’il ne représente qu’une minorité de la production totale annuelle.
 
Ce contexte multilingue et multiculturel crée un paysage audiovisuel particulièrement complexe pour les distributeurs au niveau national. Un défi augmenté pour les distributeurs étrangers qui espèrent vendre leurs productions aux écrans indiens, et qui, tout comme leurs homologues indiens, doivent faire face à la régulation stricte de contenu imposée par le Central Board of Film Certification, ainsi qu’à un public dont les attentes divergent radicalement de celles des spectateurs européens ou américains. Jusqu’ici, le taux de pénétration de films étrangers en Inde reste relativement bas dans un marché qui semble, d’après les chiffres, autosuffisant. Cela serait-il en train de changer avec l’envol économique du pays qui fait émerger une classe moyenne croissante, plus attirée par des produits culturels « occidentaux » ?

L’avènement de la plus importante industrie cinématographique mondiale

Le cinéma est né sous le signe de l'Inde. Les frères Lumière ont, en effet, organisé leur première projection publique au « Salon Indien » du Grand Café à Paris le 28 décembre 1895. Quelques mois plus tard, leur assistant, Marius Sestier, organisait à Bombay (Mumbai) au Watson's Hôtel, une séance de projection de six des œuvres des frères Lumière parmi lesquelles L'Arrivée du train en gare de La Ciotat, particulièrement appréciée du public indien. Le journal The Times of India  invitait ses lecteurs à aller découvrir cette « merveille du siècle » et son réalisme tellement saisissant qu’il provoquait la frayeur des spectateurs, ces derniers allant jusqu’à quitter la salle afin d’éviter le train en mouvement !

Ce n’est que 17 ans plus tard, le 3 mai 1913, que Dhundiraj Govind Phalke réalise le premier long métrage indien muet sous-titré en hindi et en anglais : Raja Harishchandra, qui connaît alors un vif succès et marque véritablement le début de l'industrie du cinéma indien. Il est suivi en 1919 du premier film produit en Inde du Sud – 2ème pôle cinématographique après Bombay en nombre de films produits aujourd’hui – en tamoul, réalisé par Nataraja Mudaliar : Keechaka Vadham. Parallèlement à l’établissement du bureau de représentation d’Universal Pictures sur le sous-continent en 1916, se développent dans les années 1920 une vingtaine de films, avec des réalisateurs tels que Dhiren Ganguly (England Returned), Baburao Painter (Savkari Pash), Suchet Singh (Sakuntala), Chandulal Shah (Guna Sundari), ou encore Ardershir Israni et V. Santharam. La majorité des films de l’époque traite ou s’inspire alors du Mahabharata  et du Ramayana.

C’est à partir des années 1930 que la parole fait son apparition au cinéma, tandis que les centres d’intérêt du cinéma indien tournent principalement autour des grandes épopées hindoues et les grandes thématiques sociales. Sorti au Majestic Cinema de Bombay le 14 mars 1931, Alam Ara peut être considéré comme le premier film parlant indien. Il est réalisé en hindi par la compagnie Imperial Film sous la direction d’Ardershir Irani. Quant à Jumai Shasthi, premier film en Bengali, il est produit à Calcutta – aujourd’hui la capitale du cinéma indépendant et d’auteur indien – sans oublier Kalidass, en tamoul.

En 1937, Ardeshir Irani est le premier à réaliser un film en couleur, avec son long métrage Kisan Kanya alors que Sairandhri, véritable premier film colorisé réalisé par un Indien avait été traité et tiré en Allemagne trois ans auparavant.
 
À partir des années 1950, l’industrie indienne s’organise et s’institutionnalise avec la création d’organismes de représentation auprès du gouvernement et de syndicats, ainsi qu’avec la mise en place de circuits de distribution professionnels. Mais le cinéma est devenu un tel phénomène que le gouvernement promulgue le Cinematography Act en 1952. En parallèle est créé l’IFFI, l’International Film Festival of India, qui reste aujourd’hui le seul festival officiel organisé par le gouvernement fédéral indien. Cette reconnaissance par les pouvoirs publics de l’importance du rôle qu’est amené à jouer le cinéma et de l’intérêt qu’ils pourraient ainsi y trouver est croissant, et conduit le gouvernement indien à créer en 1960 l’Institut du film de Pune, une école nationale du cinéma, qui assurera la formation des plus grands réalisateurs du pays pour le cinéma d’auteur comme pour le cinéma commercial. Dans le même temps est créée la Film Finance Corporation qui deviendra plus tard la National Film Development Corporation, chargée de financer des films d’auteurs et des films régionaux.
 
Une nouvelle étape est franchie en 1955 quand Pather Panchali, chef d’œuvre de Satyajit Rai connaît un vif succès national, mais également au-delà des frontières indiennes. Il est ainsi reconnu à Cannes et reçoit le prix du « Meilleur document humain » ainsi que d’autres récompenses internationales. Le succès de Satyajit Rai annonce l’arrivée d'un nouveau courant, le « nouveau cinéma » d’inspiration Bengali, dont il est considéré comme l’un des pères, aux côtés de Ritwik Ghatak et Mrinal Sen. Considéré comme le meilleur cinéaste de l'Inde à cette époque, Satyajit Rai a réalisé plusieurs dizaines de films et une demi-douzaine de documentaires qui accompagnent ses spectateurs dans un cinéma à la fois humaniste et réaliste, reprenant des thèmes ruraux et urbains de l'Inde. Parmi ses oeuvres célèbres, qui remportent un grand nombre de récompenses internationales, on peut citer, outre Pather Panchali, Apur Sansar, Charulata, Jalsaychar, Goopy Gyre Bagha Byre, Seemadha, Jana Aranya, Ashani Sanket et Agantuk, son dernier film produit par Daniel Toscan du Plantier. Parallèlement, un autre groupe de cinéastes émerge avec le courant du cinéma d'art : Shyam Benegal, Budhdev Basu, Mani Kaul, Kumar Shahani et Basu Battacharya.
 
À partir des années 1970, le public indien commence à être abreuvé par ce que l'on appelle vulgairement le cinéma « masala ». Le film « masala » est avant tout un film de divertissement mélangeant amour, humour, drame, action, et se terminant généralement par un happy end. On y retrouve également des thèmes récurrents comme le destin et la famille, le tout entouré par la vision utopique d'une Inde multi-religieuse mais unie avant tout, surtout face à l'adversité. Le film « masala » se veut ainsi fédérateur, caractère particulièrement important dans un pays ou cohabitent des religions, des coutumes, des cultures, des langues et des communautés différentes. Sholay, film culte réalisé par Ramesh Sippy et sorti en 1975, en est la parfaite illustration.

C'est dans les années 1980 que le cinéma commercial fait massivement irruption à la fois dans les studios de Bombay mais également ailleurs comme dans le Sud au Tamil Nadu et au Kerala. Parmi les gros succès de ces années et du début des années 1990, on peut citer : Mr India, Tezaab, Qayamat Se Qayamat Tak, Qurbani, Main Pyar Kiya, Chandni, Tridev, Hum, Ghayal, Saudagar, Rakhwals, Jo Jeeta Wohi Sikander, Hum Hzin Rahi Pyarke, Baazigar, Aaina, Yeh Dillagi, Hum Apke Hain Kaun, Raja, Rangeela... En ce qui concerne le contenu des réalisations, il s’agit la plupart du temps du même scénario que l'on pourrait comparer à une comédie musicale : une histoire d'amour entre un homme et une femme qui rencontreront plusieurs péripéties dans leur union où se mêlent humour, musique, danse et combats.
 
Petit à petit, avec l'arrivée dans la seconde partie des années 1980 de réalisateurs novateurs, les films « masalas » sont dotés de scénarios plus élaborés, proposant des thèmes innovants. Ces nouveaux films, comme Nayakan de Mani Ratnam et Ijaazat de Gulzar, sortis tous les deux en 1987, ou Parinda de Vidhu Vinod Chopra, sorti en 1989, bénéficient d’une réalisation à la manière occidentale, qui rend peu à peu le public indien plus exigeant. Le plus gros succès de 1992 est un film tamoul de Mani Ratnam, doublé en hindi : Roja. Ses principaux sujets traitent du terrorisme et du problème épineux du Cachemire, avec une femme pour personnage principal. Ce film est un véritable électrochoc à Bollywood, où l’on se rend progressivement compte qu’un succès colossal au box office n’est plus forcément lié aux « poncifs » traditionnels et récurrents des films musicaux populaires.
 
D'autres films d'un genre nouveau continuent de voir le jour. Rangeela, sorti en 1995, et Satya, sorti en 1998, inaugurent un style agressif, sombre et réaliste, qui devient progressivement la marque de fabrique cinématographique de Ram Gopal Varma. Ce dernier rompant délibérément avec les productions bollywoodiennes traditionnelles, réalise des films influencés à la fois par le cinéma asiatique (Hong Kong, Corée) et le cinéma américain. On lui doit notamment Company en 2002, Fantômes, plus gros succès de 2003, et Sarkar en 2005. Cette évolution cinématographique ne cesse de s'accentuer avec l'arrivée incessante de jeunes réalisateurs talentueux comme, par exemple, Farhan Aktar, qui, en 2001, propose le très réussi Dil Chatha Hai, ou encore Rohan Sippy (fils de Ramesh Sippy), dont le film Bluffmaster, doté d'un scénario astucieux, est devenu l’un des succès de l'année 2006.

Un cinéma à l’image des mutations de la société indienne

Depuis les années 1990, l’Inde connaît une très forte croissance économique qui se concrétise par l’émergence progressive d’une classe moyenne jeune et urbaine « à l’occidentale », dont le pouvoir d'achat ne cesse de s'accroître. Accompagnant cette évolution, les films traitent ainsi de nouveaux sujets : Saathiya, sorti en 2002 et basé sur un scénario de Mani Ratnam, illustre parfaitement ce changement. Alors que le mariage constituait souvent l’aboutissement des films romantiques indiens traditionnels, il devient ici le prétexte pour aborder les difficultés de la vie d'un jeune couple moderne et urbain. Certes, les chansons y tiennent toujours une place importante, mais les thèmes du film sont traités de manière réaliste, loin de la « naïveté » des grandes comédies musicales colorées et chatoyantes de Bollywood. Enfin, cette évolution marquante des films indiens s’accompagne d’une professionnalisation d’un secteur opaque (permettant le blanchiment de l’argent sale), notamment grâce à l’entrée en lice de grands groupes de distribution et de production tels que Reliance Entertainment.
 
Face à ces évolutions, les plus grands producteurs et réalisateurs du Bollywood « classique » décident de réagir à leur tour et de sortir des films susceptibles de séduire de nouvelles niches de public et notamment les jeunes spectateurs de plus en plus nombreux. Yash Chopra, entre autres, produit Dhoom sorti en 2004, film d’action moderne et efficace dont il souhaite faire une franchise : ce sera un énorme succès. En 2005, Sanjay Leela Bansali, très attendu après son sublime et très musical Devdas, sorti en 2003, prend tout le monde à contre-pied en réalisant un film acclamé par toutes les critiques de cinéma indien : Black. Un film de deux heures, sans aucune chanson, mais doté d'une mise en scène originale et d'un scénario sans faille largement inspiré par Miracle en Alabama (Arthur Penn, 1962) que vient magnifier l’interprétation magistrale du grand acteur Amitabh Bachchan. Ce film remportera en Inde un succès unanime, tant des critiques que du public.
 
Il est ici important de noter que Bollywood, à tort utilisé à l’étranger pour désigner l’industrie cinématographique indienne est en fait le surnom donné au cinéma de langue hindi. Bollywood ne représente pas plus du tiers de la production totale indienne annuelle : il existe, en effet, d'autres industries régionales telles que Kollywood qui désigne le cinéma tamoul (Tamil Nadu), 2ème industrie en volume et en valeur, ainsi que Tollywood pour le cinéma de langue télougou. Le nouveau Bollywood comprend donc à la fois les traditionnels grands films musicaux spectaculaires, les films de genre, et les films d'auteurs plus intimistes. Bollywood représente ainsi un cinéma hétéroclite, jeune, dynamique, qui ne cesse de se rénover et qui n'a pas fini d'évoluer. Comme on le verra plus loin, Sony et Warner Bros. ont aussi produit depuis 2004 quelques films indiens de grands réalisateurs locaux.

Le plus gros marché cinématographique du monde en volume

Secteur réputé désorganisé et peu transparent, le cinéma indien a longtemps été considéré comme un moyen simple et pratique de blanchir l’argent sale ou d’échapper aux services fiscaux de l’administration, sans chercher à atteindre forcément un retour sur investissement. Cependant, depuis le milieu des années 1990, le secteur a fortement évolué dans le contexte du tournant libéral pris par le pays et de son ouverture économique à l’international. Appelée « corporatization », cette mutation et professionnalisation à marche forcée du secteur a été imposée par l’entrée en lice d’entreprises importantes que leur cotation en bourse impose d’être transparentes, tout en recherchant une gestion efficiente et une rentabilisation à terme des activités. Aujourd’hui, une centaine de sociétés de production ou de diffusion audiovisuelle sont cotés à la bourse de Bombay ou à l’étranger, notamment à Wall Street et à la City, contre une trentaine en 2003, selon le ministère de l’Économie indien.
 
Selon le rapport de KPMG India commandé par la FICCI (Fédération indienne des chambres de commerce et d’industrie), l’ensemble des activités liées à l’entertainment, couvrant tous les secteurs des médias, profiteront après une année 2008 marquée par la crise (+1,4 %) d’un taux de croissance annuel moyen de 10 % jusqu’en 2014, dont 12 % pour l’édition vidéo.

 


 

 
En 2009, la production cinématographique indienne, selon le Central Board of Film Certification (comité de certification), a atteint le record historique de 1288 longs métrages auxquels il faut ajouter pas moins de 1 600 courts et moyens métrages.

 


 
Le grand nombre de films produits, et surtout les 3,5 milliards de tickets vendus en 2009, font de l’Inde le plus gros marché cinématographique en volume loin devant l'Amérique du Nord (1,5 milliards de tickets pour les États-Unis et le Canada) et la Chine, même si l’industrie hollywoodienne reste le plus gros marché en valeur (plus de 10 milliards de dollars en recettes des salles contre environ 1,5 milliards de dollars en Inde).
 
Stimulé par des incitations fiscales, le phénomène le plus marquant de ces dix dernières années est l’explosion des multiplexes. Alors que le premier d’entre eux a été créé en 1997 à New Delhi par PVR, le sous-continent indien disposait fin 2009 de plus de 800 écrans, installés dans plus de 200 multiplexes qui contribuent à plus de 25 % des recettes de billetterie en moyenne, et jusqu’à 60 % des recettes des films en langues hindi. Le prix moyen du ticket en multiplexe représente parfois, en effet, jusqu’à cinq fois le prix moyen d’un ticket d’une salle mono-écran, dans un contexte où les recettes en salles restent la source principale de revenus(1).

 
Nombre d’écrans par chaîne de cinéma (fin 2009)




Avec 1 600 écrans d’ici 2013 (selon KPMG), les multiplexes en Inde répondront mieux aux besoins des jeunes consommateurs indiens de la classe moyenne urbaine de plus en plus exigeante. Dans cette perspective, afin d’accompagner l’émergence des jeunes consommateurs de moins de 30 ans(2), d’amortir les coûts de production et d’élargir les réseaux de diffusion tout en offrant un meilleur confort de projection, des sociétés telles que Real Images, UFO et E-CITY numérisent, chaque mois, des dizaines de salles mono-écrans à travers le pays. Ainsi, plus de 3 000 salles sont équipées pour projeter des films en format numérique.
 

 
Fort de leur marché domestique très important, les films indiens sont aussi traduits dans d’autres langues régionales et de plus en plus exportés dans les pays où se trouve la communauté indienne expatriée mais également pour viser un public allant bien au-delà : aux États-Unis, en Angleterre, au Canada ainsi que dans de nombreux pays du Moyen-Orient, d'Asie Pacifique et d'Afrique (notamment le Maghreb).

 

 
Conscients de l’intérêt grandissant pour leur pays, leur économie et leur culture, les producteurs indiens investissent des moyens de plus en plus importants afin d’augmenter leurs parts de marché à l’étranger et générer ainsi des recettes supplémentaires au travers de la diffusion en salles, la diffusion à la télévision et la cession de droits vidéo. La standardisation des films de Bollywood s’accompagne de mises aux normes internationales pour s’adapter aux goûts des publics visés en Occident (montages différents, suppression des séquences musicales, raccourcissement des films et, comme indiqué plus tôt, doublages en langue locales).

Les particularités du marché indien

Depuis des années, on évalue en Inde  la part de marché du cinéma national à plus de 90 %. Les très nombreuses et laborieuses tentatives de pénétration du marché intérieur indien des studios américains n’ont eues, pour le moment, que peu de résultats malgré l’ouverture économique du pays engagée depuis le début des années 1990. Et même s’ils restent dans les mémoires, les succès français tels que la série des Charlots dans les années 1970, ou bien les grands succès américains des années 1950 et 1960, restent des exceptions qui n’ont jamais fait école.
 
Afin de bien saisir la difficulté du cinéma étranger à s’implanter en Inde, il est important de comprendre que le pays est divisé en 14 territoires de distribution. Ces territoires sont autant de marchés qui possèdent chacun leur propre industrie cinématographique difficilement exportable vers les autres territoires. Seule Bollywood, mieux structurée de par son professionnalisme et sa puissance médiatique, mais aussi grâce à la langue hindi, a réussi à élargir sa zone de diffusion.
 
En 2009, on dénombrait pourtant 283 films étrangers certifiés par les autorités administratives indiennes, dont 194 films américains et pas moins de 15 films français (à comparer aux quatre ou cinq en 2000, ce qui place la France en deuxième position avec Hong Kong). Comment se fait-il donc que malgré un nombre non négligeable de films distribués, la part de marché du cinéma international ne dépasse pas les 10 % ? Pourquoi l’Inde est-elle la seule démocratie dans le monde à laisser si peu de place au cinéma international ?
 
L’une des premières explications réside dans la fragilité des réseaux d’exploitation de films et des salles. En effet, jusqu’en 2000, la quasi-totalité des écrans étaient proposés dans le cadre de salles mono-écrans ayant une capacité de plus de 1 000 spectateurs. Les salles, dont la survie financière était très fragile, pouvaient donc difficilement laisser place aux films étrangers : les propriétaires des salles, souvent artisans ou commerçants indépendants ne disposant que d’une très faible marge de manœuvre financière, préféraient donc se rabattre sur des succès locaux à l’audience assurée. Pourtant conscients de la barrière que constituait la non-maîtrise des circuits de salles, les studios hollywoodiens avaient dès les années 1930 décidé d’acquérir des salles de cinéma afin d’y proposer leurs propres productions. Cette expérience, rendue illégale par différentes dispositions administratives de certains États indiens, se révéla de toute façon peu concluante, les problèmes de langue et de censure constituant un frein important au développement du cinéma étranger sur le sous-continent.
 
Toutefois, depuis les années 2000, avec l’avènement des multiplexes, la donne est peut-être en train de changer. En effet, de plus en plus nombreux, quoique toujours sous-représentés, les multiplexes favorisent sans conteste le développement du cinéma international en Inde. Notamment parce que le grand nombre de salles dans un même complexe, avec des capacités d’accueil allant de 80 à plus de 700 places, permet une véritable souplesse de programmation, au même titre que la diffusion numérique multi-supports. Cette souplesse incite de plus en plus les exploitants de salles, désormais rattachés à de grands groupes, à proposer des alternatives à l’industrie locale dans leurs cinémas.
 
L’histoire montre que les spectateurs indiens sont le plus souvent touchés par les films étrangers faisant la part belle aux effets visuels (couleurs, effets spéciaux…), plus que par leurs qualités scénaristiques. Ce sont donc le plus souvent de grosses productions à grand spectacle, dérivées des héros de bande dessinée, d’événements historiques ou de best-sellers internationaux – Spiderman ou Titanic ont ainsi connu un grand succès – qui sont régulièrement distribuées dans les multiplexes, au détriment d’autres formes de production. Les productions de Luc Besson parmi lesquelles Yamakasi, The Transporter, Danny the Dog réalisent également des scores honorables. Devant les difficultés à pénétrer ce marché, Sony puis Warner Bros. ont produit des films indiens de grands réalisateurs sans pour l’instant avoir rencontré les succès espérés(3).

SIL International, groupement international d’ethnologues réputés, répertorie plus de 500 langues ou dialectes parlés en Inde – dont une centaine de langues parlées par plus d’un million de personnes – et 22 langues officielles dont l’anglais. L’anglais reste ainsi la seule langue commune à l’ensemble des habitants du sous-continent ayant été scolarisés au-delà de l’âge de 18 ans. Mais dans un pays qui ne se classe qu’au 168ème rang mondial pour son taux d’alphabétisation, la barrière de la langue constitue un défi important pour les distributeurs de films étrangers.
 
Les productions étrangères distribuées en Inde ne peuvent donc pas se contenter de proposer des films sous-titrés en anglais. Au contraire, elles se doivent, pour espérer être distribuées dans les grandes villes du pays de doubler au minimum leurs films en anglais, hindi, bengali et tamoul. C’est ainsi que le film Asterix et Obélix : mission Cléopâtre a été distribué en Inde dans ces quatre versions, notamment grâce au fonds de soutien au doublage mis en place par l’Ambassade de France à New Delhi afin d’encourager les sociétés indiennes à distribuer des productions françaises.
 


Affiche d'Astérix et Obélix : mission Cléopâtre pour sa distribution en Inde
 
Autre particularité indienne : depuis le Cinematography Act promulgué en 1952, toute projection publique en Inde doit être validée par une certification du Central Board of Film Certification (CBFM, comité de certification). Composé d’un jury d’une vingtaine de personnes, le CBFM peut conditionner la sortie d’un film en Inde à la réalisation de coupures de scènes si elles sont considérées comme allant « à l'encontre des intérêts, de la souveraineté, de l'intégrité, de la sécurité de l'Inde, de ses relations amicales avec d'autres pays ou s'il menace l'ordre public, la décence et la morale »(4). Cela se traduit par une censure particulièrement marquée des scènes de sexe, de violence et de conflits interreligieux. Il est ainsi interdit de montrer des scènes de nudité totale, ou même la poitrine d'une femme, tandis que les scènes de nature sexuelle se doivent toujours d’être suggérées. Ces règles de censure sont en fait très aléatoires, souvent peu cohérentes, laissées à l’appréciation de membres de jurys conservateurs et peu au fait des évolutions de la société indienne. Par exemple, en 2003, le distributeur du film Swimming Pool de François Ozon a été contraint de supprimer 13 minutes de film, enlevant ainsi toute logique à l’intrigue. Petit à petit, la censure évolue même si sa nature même n’est pas remise en cause : elle autorise en effet depuis 2001 le « bisou sur la bouche » !
 
Après une tentative amorcée à la fin des années 1990, lors de la visite d’une délégation menée par Daniel Toscan du Plantier, alors président d’Unifrance, les exportateurs et producteurs français, échaudés par l’expérience peu concluante et peu suivie d’effets pour le cinéma français en Inde, ont mis plus de dix ans à prendre le temps de s’intéresser à un pays qui allait pourtant s’imposer comme le plus gros marché cinématographique du monde.
 
Marché difficile d’accès, pays lointain, géographiquement et culturellement, l’Inde n’attire pas vraiment les stars internationales dans le cadre de la promotion des films auxquelles elles participent. Malgré la fascination des Indiens pour Hollywood, les studios, américains comme européens, peinent à convaincre les acteurs, producteurs ou réalisateurs de s’impliquer personnellement et localement dans le processus de sortie des films. Cela constitue un handicap évident lorsque l’on sait que le public indien a facilement tendance à s’identifier très fortement – allant même parfois jusqu’à vouer un véritable culte de la personnalité – aux têtes d’affiche.

Le marché indien impénétrable, une fatalité ?

Plus que n’importe quel autre marché national, le marché cinématographique indien conjugue plusieurs particularités qui en font l’un des plus difficilement abordables pour les distributeurs étrangers : une histoire très riche, l’attrait du public pour les productions nationales, la diversité des langues, ou encore la complexité – voire l’opacité – des circuits de diffusion. Tous ces aspects ont contribué à la fois à l’émergence d’un cinéma national puissant mais difficilement exportable, peinant à s’imposer à l’international – en dehors des communautés indiennes à l’étranger – mais régnant en maître chez lui et laissant peu de place aux productions étrangères.
 
L’entrée de l’Inde dans la mondialisation se conjugue petit à petit avec une ouverture plus grande aux cultures étrangères et notamment occidentales, que viennent renforcer la « corporatization » et la standardisation des productions cinématographiques, afin de plaire au plus grand nombre de publics possibles. Par conséquent, les potentialités de développement pour les producteurs et distributeurs étrangers sont nombreuses : elles s’appuient principalement sur l’émergence d’une classe moyenne, notamment jeune et urbaine, de plus en plus « éduquée » et ouverte sur le monde, au pouvoir d’achat grandissant. Mais elles profiteront certainement également de l’essor des multiplexes proposant une offre de films beaucoup plus importante tout en limitant la prise de risques financiers, ainsi que de la croissance de l’offre numérique permettant une grande souplesse de distribution sur des supports toujours plus étendus.
 
Mais les distributeurs devront dans le même temps s’adapter aux spécificités indiennes. L’Inde est en effet une nation multiculturelle comprenant une multitude de langues, d’où la nécessité de doubler les films en cinq ou six langues, et d’accepter de céder parfois certains droits afin d’occuper plus efficacement et durablement le terrain : l’urbanisation se faisant chaque jour plus importante, les producteurs et distributeurs étrangers devront également se focaliser prioritairement sur les grands centres urbains tels que Mumbai, New Dehli, Hyderabad, Bangalore ou Kolkata. Cette stratégie doit également passer par un effort de promotion des artistes plus important – y compris en associant des stars locales à la sortie des films à l’image de La marche de l’empereur dont la voix-off a été assurée par la méga star Amitabh Bachchan – tout en privilégiant certains genres pouvant rencontrer plus facilement l’adhésion du public comme la comédie ou le grand spectacle, moins exposés à la censure. Enfin, les producteurs étrangers se devront de développer les coproductions avec les sociétés indiennes, accueillir des tournages indiens et ne pourront pas, à terme, faire l’économie de produire des films indiens comme l’ont déjà fait certains studios d’Hollywood avec, pour l’instant, des résultats peu satisfaisants.

Inde : données clés

  • Nombre d’habitants en 2009 : 1,2 milliards;
  • Proportion de moins de 20 ans en 2009 : 40 %;
  • Taux de croissance annuel moyen 2010-2014 : 8 à 9 %;
  • Monnaie : Roupie Indienne - 62 Inr pour 1 euro au 20 novembre 2010;
  • Nombre de films Indiens produits en 35mm et certifiés en 2009 (source : Central Board of Film Certification) : 2 200 (dont 1 288 long métrages);
  • Nombre de films étrangers certifiés en 2009 : 283;
  • Nombre de tickets de cinéma vendus en 2009 : 3,2 milliards.

Références

Emmanuel GRIMAUD, Bollywood Film Studios, Éd. CNRS, 2004.
 
Christophe JAFFRELOT, Le cinéma en Inde, Éd. Fayard, 1996.
 
Philippe PARRAIN, Regards sur le cinéma Indien, Éd. du Cerf, 1969.

Yves THOROVAL, Les cinémas de l’Inde , Éd. L’Harmattan, 1998.
 
FICCI Report 2010, KPMG India.
 
Indomania, le cinéma indien, des origines à nos jours, Cinémathèque française, 1995.


Sur le Web :
 
 
(1)

Source : rapport FICCI.  

(2)

qui représenteront près des deux tiers de la population indienne dans quelques années.

(3)

Sony Pictures Entertainment a notamment produit Saawariya in 2009 ; Warner Bros. a produit Chandni Chowk to China en 2009. 

(4)

traduction de l’auteur 

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