Le native advertising, un poison pour la presse en ligne

Le native advertising, un poison pour la presse en ligne

Alors que le modèle économique de la presse en ligne repose sur la publicité, les sites de presse ont-ils vendu leur âme au diable en intégrant le native advertising à leurs pratiques éditoriales?
Temps de lecture : 4 min

Les revenus publicitaires engrangés par Internet dans le monde devraient dépasser cette année 150 milliards de dollars. À lui seul, Google récoltera plus de 30 % de ce pactole, et Microsoft, Yahoo! et Facebook s’en partageront 15 %. Dans l’Hexagone, les quatre mousquetaires états-uniens détiendront au moins 50 % de part de marché sur les quelque 3 milliards investis dans le numérique. Et la presse ? Tous ensemble, les quelques centaines de quotidiens et de magazines, nationaux et locaux, grand public et professionnels, recevront moins de 10 % de ce montant.   

Les sites et applications de presse ne dominent aucun segment du marché, à l’exception (partielle) des annonces classées (le classified) : ni le display, ni la vidéo, ni le mobile. Et pourtant, l’écrasante majorité des éditeurs continuent de projeter comme avenir une distribution semi-gratuite de contenus – à l’exception d’espaces premium bien réduits, réservés aux abonnés, qui, pour la plupart, ne paient rien puisqu’ils accèdent aux zones payantes en tant qu’abonnés aux éditions papier. Les revenus publicitaires demeurent donc la source essentielle de financement des activités numériques de la presse, alors qu’elle n’en récolte qu’une part marginale sur la Toile.
 
De plus, les annonceurs et acheteurs d’espace ont considéré que la faiblesse croissante des entreprises de presse, qui ne peuvent indéfiniment tailler dans leurs coûts sans mettre en péril la qualité des contenus, était pour eux l’occasion rêvée de faire coup double : ils font monter d’un cran la pression sur les prix, qui chutent, et ils donnent libre cours à leur gourmandise vis-à-vis des contenus diffusés : désormais, on n’achète plus de l’espace pour communiquer à côté des informations, on exige de coproduire ces dernières. C’est le native advertising, une trouvaille qui pourrait bien devenir un poison pour la presse en ligne.
 
Le native advertising, que certains appellent à tort « publicité indigène », a pour but d’attirer l’attention du consommateur en lui fournissant du contenu dans un contexte éditorial. Il s’agit donc d’effacer tout clivage entre l’éditorial et cette forme de publicité. Les adeptes du native advertising sont les nouveaux médias états-uniens – Google, Facebook, Twitter, Yahoo! – qui refusent d’un côté l’utilisation des formats classiques de publicité sur Internet (la bannière, et même le pré-roll vidéo) parce qu’ils les jugent intrusifs, et en réalité inefficaces. Organisant leurs informations en flux, ils présentent leur publicité de la même façon, en flux, intégrant ainsi les contenus des annonceurs au sein même de leur production éditoriale, dans la continuité du flux. Ils définissent ainsi ce procédé : « mettre la marque annonceur au cœur du contenu éditorial et de l’expérience utilisateur, et ainsi bénéficier de l’influence de la marque éditoriale ». Il s’agit de mettre en place des formats publicitaires plus digestes et moins destructeurs de valeur pour les marques commerciales, souvent victimes d’un retargeting (affichage de messages pour un produit sur des sites visités par un internaute qui a fait preuve d’intérêt pour ce produit sur un autre site) abusif et mal contrôlé de leurs campagnes.
 
En vieux moraliste, j’aurais envie d’appeler cela « tromper le lecteur ». Jugez-en vous-même : selon une étude réalisée par l’Ifop pour la régie Internet Adyoulike, seules 29 % des personnes interrogées ont identifié les publicités natives comme de la communication de marque, contre 77 % pour les bannières.
 
Native advertising New York TimesFace à des données aussi explosives pour le statut et la crédibilité des marques de presse, on aurait pu s’attendre à une réaction des éditeurs qui établisse des frontières infranchissables entre des sites nés essentiellement pour supporter la publicité – comme Google ou Facebook – et des entreprises employant des journalistes. Eh bien, non. La presse a vite chanté les louanges de la publicité native. Et à l’avant-garde de cet engouement on peut même trouver – à côté de Lagardère – une régie comme celle du Monde qui, tout en ayant toujours fait de l’indépendance de la rédaction sa colonne vertébrale, consacre un minisite au native advertising.
On peut y lire cette profession de foi : « Au sein du groupe Le Monde, nous pensons qu’il s’agit d’une tendance de fond, un mouvement de réinvention de la chaîne de valeurs de la publicité d’image telle que nous la connaissons actuellement. » Et, plus loin : « On parle désormais de collaboration et de compatibilité d’ADN entre la marque annonceur et la marque média. » La régie du Monde, auteur du document, prêche la nécessité de « se forger des convictions fortes : cocréation, proactivité, corédaction ». Que pensent les rédactions de ces affirmations ? Les journalistes ne peuvent-ils craindre de voir la légitimité de leurs articles menacée par la présence « au coeur même du contenu éditorial » de contenus sponsorisées par les marques des annonceurs ?
 
Bien entendu, la régie du Monde n’a pas l’intention de tromper le lecteur. Il est clair que des journaux et des magazines dont les recettes publicitaires baissent chaque année de près de 10 % et qui ne parviennent pas à compenser ces pertes par la pub sur le numérique ne peuvent pas laisser passer une nouvelle opportunité publicitaire sans l’étudier à fond. C’est une question de professionnalisme. En octobre 2014, l’IAB (Internet Advertising Bureau, sorte de juge de paix des sites web) est intervenu avec un document qui prétend définir le native advertising et fixer ses limites. Dans ce texte de référence, rédigé avec le concours de nombreux éditeurs, l’IAB écrit que le native advertising est « un moyen d’harmoniser l’offre publicitaire à la culture du web ». Puisque « la publicité native se situe en dehors des emplacements publicitaires sans interrompre la navigation », elle est « en accord avec une expérience utilisateur positive ». Et tant pis si les dispositions générales du code ICC (International Chamber of Commerce) prévoient à l’art. 9 que « la communication marketing doit pouvoir être nettement distinguée en tant que telle, quels que soient la forme et le support utilisés » !
 
 Imaginez-vous de faire payer le téléspectateur pour regarder TF1 ou M6 ? 
Bien sûr, les plus cyniques auront beau jeu de prétendre que le native advertising, comme naguère le brand content, n’est que du verbiage marketing ; que la presse a toujours renvoyé l’ascenseur aux annonceurs ; qu’il existe en Italie une pratique consistant à répartir les investissements publicitaires entre les titres en fonction du nombre de citations de marques dans les articles des journaux et magazines ; qu’un outil statistique ayant industrialisé cette pratique est commercialisé aussi bien en Italie qu’en France, même si le marché est très discret à son sujet. Mais là n’est pas le problème. Ce qu’on peut craindre, c’est que le native advertising n’encourage des stratégies donnant la priorité aux recettes publicitaires, poussant les éditeurs à chercher de plus en plus l’audience pour l’audience au détriment de la qualité journalistique des sites ; que la course aux clics de la part des sites de presse donne lieu à des produit éditoriaux ne justifiant pas le prix de l’accès payé par le lecteur ; bref, que sur la Toile, le modèle TF1 l’emporte sur le modèle Canal+. Imaginez-vous un seul instant de faire payer le téléspectateur pour regarder TF1 ou M6 ? De la même façon, peut-on faire payer le lecteur pour l’abreuver de native advertising ? Et pourtant, il n’y a pas d’avenir pour la presse de qualité si la stratégie de la gratuité, financée par des recettes publicitaires structurellement insuffisantes sur le très long terme, n’est pas remplacée par un modèle mixte qui donne la priorité aux revenus de diffusion, faisant des sites d’information un produit payant comme les journaux papier. Bref, un modèle qui remette le native advertising à sa place, chez Facebook, Twitter et consorts.

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Crédit photo :
Murray Williams / Flickr
Capture d'écran d'une publicité sur le site du New York Times

 

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