Le numérique est éminemment politique

Le numérique est éminemment politique

Evgeny Morozov poursuit sa réflexion critique sur le numérique et ses enjeux politiques.

Temps de lecture : 5 min

Depuis The Net Delusion. The Dark Side of Internet Freedom (2011) premier ouvrage d’Evgeny Morozov, le climat a bien changé dans les débats sur le numérique. En 2011, Morozov était l’un des premiers, au moins dans les médias, à décrire Internet comme un instrument de contrôle, alors que tout le monde y voyait un moyen d’émancipation politique. Depuis, les entreprises de la Silicon Valley n’ont plus bonne presse. Edward Snowden et la NSA ont notamment contribué à cette inversion de tendance. Les exemples sont nombreux. Le Big Data, souvent représenté comme une avancée démocratique, s’est révélé être aussi un instrument de domination : le contrôle de la population se fait aujourd’hui à travers les données et la traçabilité de nos activités.

D’un autre point de vue, les entreprises du numérique, telles qu’Uber ou Amazon, ont révélé leur fonctionnement méprisant vis-à-vis du droit du travail. L’usage de l’expression « uberisation du marché » est une bonne preuve de la négativité conférée aux innovations numériques dans les dernières années. Comme l’affirme aussi Dominique Cardon, c’est le changement du climat intellectuel des travaux sur Internet qui frappe : « Internet était sympa, il ne l’est plus » . Il est désormais loin le temps du « Cyberutopianism » des années 1970, bien dessiné par Fred Turner (Aux sources de l’utopie numérique, Editions C&F, 2012), où la contre-culture et la cyberculture n’était qu’une seule et même chose et le LSD circulait dans les laboratoires de Stanford. L’ordinateur n’est plus un instrument d’émancipation capable de « désinstitutionnaliser la société et de donner du pouvoir à l’individu » (1) comme l’affirmait Steward Brand dans son Whole Earth Catalog en 1968. Morozov a eu le mérite de contribuer au changement d’attitude de l’opinion publique. Ses articles et ses ouvrages (voir To Save Everything Click Here, Public Affairs, 2013) ont une cible en particulier : la Silicon Valley. Puissance affirmée d’un point de vue technologique et économique mais jamais assez pour son côté politique.

La dimension politique du numérique

Dans Le mirage numérique. Pour une politique du Big Data, le chercheur prône une politisation des discours sur la Silicon Valley. Le titre peut cependant paraître trompeur. Un essai de définition de Big Data, par exemple, n’est jamais proposé (l’auteur se contente d’utiliser l’expression comme elle est employée dans les médias) alors que les contours de cette notion font l’objet de débats. Par ailleurs, le livre traite surtout des discours sur les données, plutôt que de leurs pratiques. Le Mirage numérique n’est donc pas un ouvrage programmatique sur le gouvernement des données, mais un texte critique sur l’occultation du côté politique de la question. Cette dimension est en effet et souvent dissimulée. Et cela se fait consciemment, selon Morozov. Toute innovation cache des présupposés idéologiques néolibéraux qui visent un but bien précis : la destitution de l’État Social. Gravement touchées par la crise financière mondiale, les politiques sociales n’ont plus de sources de financement : la Silicon Valley comble alors un vide et remplace le politique par des inventions techniques qui ne sont pas questionnées « Alors que l’État social s’effondre, alors qu’il se révèle incapable de tenir les promesses faites à sa population, la Silicon Valley, elle, nous apporte une nouvelle forme de protection […] Si la magie de la Silicon Valley peut fournir tous ces services, ne pourrait-on se passer de l’État ? ». (2)
 
Morozov recense alors une grande quantité d’innovations dont le but affiché est « social » mais qui cachent en effet des visées purement économiques. Ce qu’il appelle « régulation algorithmique » en est un exemple. Dans le domaine de la santé, les plateformes de partage de donn&eacuteacute;es peuvent nous permettre de « surveiller nous-mêmes nos indicateurs vitaux, [ce qui] s’accorde bien avec de récentes propositions destinées à sauver des services publics mal en point en encourageant les individus à améliorer leur hygiène de vie » (3) . Les compagnies d’assurances financent alors des start-up pour placer des capteurs dans les maisons et les voitures à des fins de « protection proactive ». Si pour l’instant ces systèmes sont de simples moyens d’économiser de l’argent, « bientôt, le refus de les utiliser ne sera-t-il pas considéré comme une déviance, ou pire, un acte de dissimulation, devant être sanctionné par des primes d’assurance plus élevés ? » (4) .

Le numérique : instrument du capitalisme

Or, il est parfois difficile, chez Morozov, de faire la distinction entre la description de ce qui se passe aujourd’hui et une forme de dystopie, qui nous raconte un monde du futur dominé par des grandes entreprises ayant remplacé les services sociaux – dystopie certes utile, mais qu’il faudrait dissocier de l’actualité. Le constat se mélange souvent avec l’hyperbole ce qui, il faut le dire, diminue grandement la puissance de ses affirmations. Cependant, les choses prennent une dimension intéressante lorsque Morozov s’attache à observer les projets de la Silicon Valley dans certains pays émergents. Internet.org, lancé en Amérique latine, en Asie du Sud Est et en Afrique par Facebook, par exemple, offre accès à Internet aux pauvres, avec le but de réduire la fracture numérique. Cependant, si l’accès à Facebook et à quelques autres sites est gratuit, il faut payer pour en consulter d’autres. « Les pauvres obtiennent bien ce que les riches possèdent déjà […] mais contrairement aux riches, qui ont un accès Internet contre de l’argent, les pauvres doivent céder leur données, ces données qu’un jour Facebook monétisera […] » Par conséquent, « tout fournisseur de service, dans quelque secteur que ce soit (l’éducation, la santé, le journalisme), comprendra très vite que s’il veut toucher les millions d’utilisateurs d’Internet.org, il a tout intérêt à lancer ses applis au sein du système Facebook » (5) .
 
Le numérique devient alors un instrument du capitalisme. Ce qui n’est pas très étonnant. Ce qui bouleverse Morozov est plutôt le discours sur le numérique, son enthousiasme et le fait que l’on supporte souvent une idéologie sans en être conscients. Il l’affirme à plusieurs reprises : « aujourd’hui ceux qui participent aux débats sur la technologie soutiennent, souvent à leur insu, l’idéologie néolibérale dans ce qu’elle a de pire ». Ou encore : « il est rare que l’on considère la Silicon Valley avec toute la méfiance requise. Au contraire, on continue à traiter les données comme des marchandises spéciales, des marchandises magiques, capables de se défendre toutes seules contre les malins génies qui voudraient les exploiter »(6) .

La monétisation de la vie quotidienne

Quelles sont les conséquences de cette attitude techno-enthousiaste ? Un bon exemple nous vient de l’économie du partage. La « désintermédiation » (7) c’est-à-dire le dépassement des intermédiaires, est un mot clé pour comprendre ce qui est à l’oeuvre. Airbnb nous met directement en contact avec les propriétaires qui louent une chambre, Uber avec des chauffeurs « privés » et ainsi de suite. « Dans le pire des cas, l’économie du partage fait de nous tous des battants, en nous reliant constamment au marché mondial. Avec cet impératif du partage, tout ce que nous possédons, objets tangibles comme pensées intangibles, peut être catégorisé et recevoir un identifiant unique de type code QR » (8) . Grâce au numérique, donc, le capitalisme envahit la sphère du quotidien. « Les activités que l’on faisait auparavant par plaisir ou par souci de se conformer à des normes sociales ont désormais pour moteur la logique du marché » (9)

Oublier le numérique

On pourrait alors ajouter que le tout semble porter à ce que Jonathan Crary a décrit dans le percutant 24/7, Le capitalisme à l’assaut du sommeil (Éditions La Découverte, 2014). Le néolibéralisme s’empare progressivement de tous les domaines de notre existence. De l’invention de l’électricité aux dispositifs numériques, cependant, la capitalisation de notre temps libre est linéaire. Le numérique, dans tout cela, ne fait que contribuer à un processus entamé depuis longtemps. Le problème est bien le pouvoir, comme l’affirme Gianni Vattimo, et non pas la technique.
 
Le mirage numérique est un ouvrage utile pour se rappeler que la Silicon Valley ne fait pas que de la technologie : la politique est bien son objectif. C’est pourquoi « le « numérique » ne doit surtout pas être ghettoïsé […] ; il est impératif de l’intégrer dans les débats publics » (10) . Pourquoi, finalement, ne plus raisonner en termes de « numérique » et penser autrement ? « Oublions l’objectif chimérique de la liberté sur Internet » affirme-t-il « et tachons plutôt de créer des cadres dans lesquels nous pourrons cultiver et conserver la liberté tout court » (11) .
    (1)

    p. 44. 

    (2)

    Notep.14. 

    (3)

    p. 119.

    (4)

    p. 120.

    (5)

    p. 17.

    (6)

    p. 75.

    (7)

    p. 34.

    (8)

    p. 35.

    (9)

    p.26. Il est utile de citer ceux qui ont conceptualisé ces cas. Le philosophe Maurizio Ferraris, qui appelle « mobilisation » le fait que le Smartphone nous rende toujours « repérables », disponibles pour le travail dans des horaires qui n’étaient pas consacrés à cette tâche (Ame et iPad, Presses de l’Université de Montréal, 2014,). Alexander R. Galloway nomme « paradigme du Chinese Goldfarmer » l’invasion du temps du divertissement par le temps du travail (The Interface Effect, Polity Press, 2012, ). On parle alors de « Digital Labor » (voir Casilli et Cardon, Qu’est-ce que le Digital Labor, Ina Editions, 2015) en faisant référence aux théories sur le capitalisme cognitif, à l’ordre du jour aujourd’hui. 

    (10)

    p. 106.

    (11)

    p. 107.

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