Couverture livre Joseph Nye

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Le premier Joseph Nye

Joseph Nye, ancien secrétaire adjoint à la Défense sous l'administration Clinton et théoricien du soft power, est aussi connu pour avoir travaillé dans les années 1970  sur les relations transnationales et d'interdépendance.

Temps de lecture : 4 min

Joseph Nye, professeur américain de relations internationales, est connu pour avoir été le secrétaire adjoint à la Défense sous l'administration Clinton et le théoricien du soft power. Parmi les spécialistes des relations internationales, il est peut-être davantage connu pour avoir développé dans les années 1970 avec Robert Keohane le courant théorique néolibéral (à ne pas confondre avec le néolibéralisme en économie), en réaction au néoréalisme dominant de Kenneth Waltz et de son Theory of International Politics publié en 1979. Deux ouvrages majeurs, publiés avec Robert Keohane, marquent la pensée du premier Joseph Nye qui se caractérise par une critique du stato-centrisme des relations internationales et par une focale sur les phénomènes d'interdépendance : Transnational Relations and World Politics de 1972 (Cambridge : Harvard University Press) et Power and Interdependence: World Politics in Transition de 1977 (Boston : Little & Brown).

Rompre avec le stato-centrisme

Transnational Relations and World Politics est une entreprise de décentrement des relations internationales par rapport à la figure de l'État et à l'étude du système international sous l'angle des relations inter-étatiques. La vue classique stato-centrée de la politique internationale laissait la recherche en relations internationales insuffisamment attentive aux phénomènes transnationaux grandissants depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Les relations transnationales y sont définies comme le mouvement d'entités tangibles ou intangibles à travers les frontières nationales lorsqu'au moins un des acteurs n'est pas un agent d'un gouvernement ou d'une organisation intergouvernementale (1) . L'objectif de l'ouvrage est de corriger le biais inter-étatique en analysant les acteurs et les forces transnationales opérants en dehors de la sphère étatique ou dans le cadre d'une interaction complexe avec l'État. Du paradigme stato-centré, il faut passer au « paradigme de la politique mondiale ». Joseph Nye et Robert Keohane structurent l'ouvrage autour de cinq grandes questions :
  • L'effet des relations transnationales sur les capacités des gouvernements à s'occuper de leur environnement et la mesure de leur perte de contrôle ;
  • Les implications des relations transnationales dans l'étude de la politique internationale : la mise en question de l'adéquation de l'approche stato-centrée focalisée sur le système inter-étatique avec la réalité contemporaine ;
  • L'effet des relations transnationales sur l'allocation des valeurs et les asymétries entre États : la question des bénéficiaires des relations transnationales, et des perdants ;
  • Les implications pour la politique étrangère des États-Unis : les dangers et les opportunités offerts par les relations transnationales ;
  • Le challenge potentiel des organisations internationales classiques et l'éventuel besoin de leur adaptation aux relations transnationales.
Transnational Relations and World Politics se compose de quatre grandes parties : I. La nature des relations transnationales ; II. Les organisations transnationales ; III. Des études de cas par secteur ; IV. La question de la paix et de la justice. S'agissant d'un ouvrage collectif, Joseph Nye et Robert Kehoanne ont regroupé un aréopage impression d'universitaires, avec toutefois l'absence notable de juristes en droit international dont certains ont pourtant contribué à la conceptualisation d'un droit transnational et d'un idéal-type d'organisations transnationales.
 
L'ouvrage se concentre principalement sur les processus économiques transnationaux, mettant en scène en premier lieu les firmes multinationales, bien que certaines contributions s'intéressent aussi à des acteurs non économiques comme l'Église catholique romaine ou la Fondation Ford. Une des difficultés majeures réside dans la compréhension des interactions complexes entre le privé et le public. L'étude du syndicalisme international montre par exemple une complexité qui dépasse la simple dichotomie nationalisme/internationalisme. D'un coté, les mouvements ouvriers luttent contre les délocalisations d'entreprises vers les pays moins développés avec un coût du travail bien moindre. D'un autre coté, les unions syndicales internationales ont intérêt à ces transferts de production, du fait qu'ils permettent le rattrapage économique des pays pauvres sur les pays développés, y compris au niveau des conditions salariales. Toutefois, en dépit des jeux complexes découlant des relations transnationales, les études de l'ouvrage constatent la prévalence des liens nationaux sur les liens transnationaux en cas de conflits directs.

Penser l'interdépendance complexe du monde

Power and Interdependence, dans la lignée des réflexions de Joseph Nye sur les relations transnationales, questionne la compréhension classique des acteurs non-étatiques, le rôle des techniques étatiques non militaires, et le rôle des variables économiques – le premier choc pétrolier de 1973 étant passé par là – dans la politique internationale. Plus ambitieux mais aussi plus nuancé dans ses conclusions et sa distance à l'égard du néoréalisme que Transnational Relations and World Politics, il s'agit dans Power and Interdependence de proposer une alternative théorique à l'approche réaliste ou néoréaliste alors dominante. Joseph Nye et Robert Keohane posent deux questions centrales :

  • Quelles sont les caractéristiques majeures de la politique internationale lorsque l'interdépendance, notamment l'interdépendance économique, est importante ?
  • Comment et pourquoi changent les régimes internationaux ?
Les auteurs y répondent en divisant le système international en deux grandes catégories : le réalisme et les interdépendances complexes. Le concept d'interdépendance complexe renvoie à l'idée que tout acteur est sensible et vulnérable aux comportements des autres acteurs du système, et réciproquement. Derrière cette définition, Joseph Nye et Robert Keohane  poursuivent l'idée libérale selon laquelle « l'attractivité du recours à la violence à des buts politiques diminue au fur et à mesure qu'augmente l'interdépendance » (2) , même s'ils tempèrent cette vision optimiste en soulignant les coûts de l'interdépendance qui peuvent se révéler selon les cas de figure plus élevés que les potentiels bénéfices d'une coopération. Ces deux catégories s'appuient sur trois dimensions fondamentales : 1) la proportion selon laquelle les États, agissant comme unités cohérentes, sont les acteurs dominants ; 2) la proportion selon laquelle la force militaire est un instrument étatique effectif et possible ; 3) la proportion selon laquelle la sécurité militaire nationale domine l'agenda de la politique étrangère. En situation d'interdépendances complexes, les sociétés nationales interagissent selon des canaux multiples, sans logique hiérarchique et proprement ordonnée autour d'un agenda politique donné, la force militaire étant par ailleurs peu utile.
 
Sur la question du changement des régimes internationaux, l'ouvrage retient quatre modèles explicatifs fondées respectivement sur les processus économiques, la structure globale du pouvoir, la structure du pouvoir au sein des domaines sectoriels, les capacités de puissance telles qu'affectées par l'organisation internationale. Ces quatre modèles explicatifs qui parfois se combinent sont appliqués à des études de cas : les relations monétaires internationales, la politique de la mer, les relations américano-canadiennes, les relations américano-australiennes.
 
Les qualités de Power and Interdependence sont multiples : il s'agit en premier lieu d'une démonstration des limites explicatives des approches théoriques classiques des relations internationales, notamment le néoréalisme stato-centré et focalisé sur les questions d'asymétrie de puissance. En deuxième lieu, l'ouvrage souligne l'importance d'une approche multiscalaire et le domaine de l'analyse. En troisième lieu, l'ouvrage trouve un juste équilibre entre la théorie et l'empirique. Enfin, la rigueur et le sérieux intellectuel infusent l'intégralité de l'ouvrage, même si l'on pourra regretter une relative faiblesse conceptuelle autour de la notion de puissance alors comprise en terme de contrôle sur les résultats.

Ces deux premiers ouvrages de Joseph Nye, co-dirigés avec Robert Keohane, posent le point de départ fondamental de la pensée de Joseph Nye et de ses travaux subséquents, notamment sur le soft power. Sa pensée, dès les années 1970, se distingue par son opposition à la vision égoiste et sécuritaire du néoréalisme et intègre, dans l'étude des relations internationales, les dimensions non-gouvernementales et non-militaires, soit la prise en compte de l'importance stratégique des activités transnationales, ouverture théorique et analytique dont on mesure aujourd'hui l'acuité précoce.
    (1)

    Bertrand Badie et Marie-Claude Smouts définissent eux les relations transnationales comme "toute relation qui, par volonté délibérée ou par destination, se construit dans l'espace mondial au-delà du cadre étatique national et qui se réalise en échappant au moins partiellement au contrôle et à l'action médiatrice des États." (Bertrand Badie et Marie-Claude Smouts, Le retournement du monde. Sociologie de la scène internationale, Presses de Sciences Po, 3e éd., 1999, p. 66). . Elles renvoient à la circulation mondiale des biens, des services, des personnes, mais aussi des capitaux et de l'information. Ces flux exercent une contrainte sur les États : ils augmentent « la sensibilité réciproque des sociétés et par la même affectent les relations entre gouvernements » title="Robert Keohane et Joseph Nye, "Transnational Relations and World Politics", International Organization, 25 (3), 1971, p. 329. 

    (2)

    J. de Wilde, cité in Dario Battistella, Théories des relations internationales, Presses de Sciences Po, 2e éd., 2006, p. 198.

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