La chaîne du livre et le numérique
Bien en amont du livre numérique, l'informatique et Internet modifient les données du problème initial du prix unique du livre. La question de l'accès au livre et à l'information sur le livre se pose différemment en 2010 qu'en 1981. D'une part, la possibilité d'accéder à des textes sous forme numérisée est déjà ancienne : le
Projet Gutenberg, qui met en ligne des textes tombés dans le domaine public, existe depuis 1971, bien avant le lancement des programmes massifs du type
Gallica ou
Google Books. L'existence de ces possibilités, et leur accessibilité en tout point du territoire couvert par un accès Internet ou un réseau de téléphonie mobile, réduit considérablement la nécessité d'une activité de librairie de fonds proposant ce type de textes. D'autre part, la possibilité de commander à une librairie en ligne un ouvrage, profitant de la considérable étendue de leur fonds, rend de fait le livre physiquement accessible pratiquement partout.
L'enjeu est donc l'accès à l'information sur le livre. Là aussi, la situation est différente : aux chroniques littéraires et magazines spécialisés s'est ajouté un nombre considérable de plates-formes, telles
Living social, forums et blogs proposant de l'information sur les livres. Ces sites agrégent des avis et recommandations, et analysent l'historique de lecture et d'achat du lecteur pour lui proposer des titres ou des avis susceptibles de l'intéresser. La caractéristique essentielle de ces sources exploitant la « Sagesse des foules » (selon l'expression de James Surowiecki), est qu'elles nécessitent la participation de nombreux lecteurs. En d'autres termes, pour que l'information qu'on y trouve soit fiable, il faut que le titre concerné ait déjà été lu par un nombre significatif de personnes, qui initient le mécanisme de bouche-à-oreille.
L'importance de l'information sur le livre se déplace donc de l'ensemble de l'offre aux ouvrages nouveaux ou n'ayant pas encore rencontré un public. Cette nécessité d'initialiser le bouche-à-oreille dessine le nouveau visage du libraire dans la chaîne du livre. Il ne s'agit plus de l'administrateur d'un fonds profond, mais du bon connaisseur d'un flux particulier de livres (nouveautés généralistes, ouvrages spécialisés) capable d'identifier dans ce flux les bons titres et de conseiller au lecteur le titre qui lui convient. En d'autres termes, là où le prix unique de 1981 mettait l'accent sur un fonds riche, considérant que cette activité de conseil et de promotion suivrait naturellement chez les bons libraires, un dispositif adapté à l'état actuel de la technologie privilégierait au contraire fortement ces dernières activités.
Force est de constater que le prix unique seul, dans son état actuel, ne répond que très imparfaitement à cet objectif. Par construction, le prix unique permet aux libraires de faire l'essentiel de leurs bénéfices sur la vente des blockbusters, sans craindre une concurrence trop sévère de la part de la grande distribution. De ce fait même, les libraires sont contraints de consacrer des ressources précieuses (tables, mise en vitrine, manipulation de stocks importants, promotion) à des ouvrages dont le succès est assuré, là où l'intérêt de la chaîne du livre dans son ensemble serait que ces ressources soient consacrées à d'autres titres.
Techniquement, des outils pour obtenir ce résultat existent. Le principal obstacle à l'heure actuelle est le défaut d'équipement des librairies. Alors que, dans d'autres pays, les éditeurs peuvent connaître l'état des ventes de leurs titres pratiquement en temps réel, l'état des ventes n'est connu en France de manière fiable que mensuellement, ce malgré les efforts des concepteurs de la base
Electre, là où le cycle de vie typique d'un livre est de l'ordre de quelques semaines, pour ceux d'entre eux qui ont la chance de sortir des cartons. Un effort à ce niveau permettrait la mise en place de contrats entre éditeurs, diffuseurs et libraires récompensant particulièrement les efforts de vente là où ils sont le plus précieux : dans les premières semaines de parution d'un livre. La difficulté étant la mise en branle du bouche-à-oreille, la vente du dixième ou du centième exemplaire d'un titre est beaucoup plus importante pour le succès que celle du dix-millième ou du cent-millième, et à ce titre devrait apporter une marge plus importante au vendeur. On aurait ainsi des contrats stipulant, probablement par catégorie de titres, afin de ne pas multiplier les coûts contractuels, une marge variable, diminuant avec le temps et avec le nombre total d'exemplaires vendus.
Une connaissance fine des stocks et des flux permettrait en outre de récompenser les efforts de promotion spécifique, qui bénéficient à l'éditeur mais dont seules les plus grosses librairies peuvent actuellement obtenir une contrepartie : la mise en avant du pic de vente des titres ou de la collection concernée constitue un élément vérifiable sur la base duquel l'éditeur peut consentir au libraire une remise spécifique ou le versement d'une somme forfaitaire. En outre, cette connaissance permettrait de remettre à plat le partage du risque entre éditeurs et libraires. En l'état, ce partage se fait au moyen du seul droit au retour, qui commande un remboursement intégral (net des frais de transport), ou de l'absence de ce droit. L'éditeur endosse donc l'essentiel du risque sur les exemplaires bénéficiant d'un droit de retour, et le libraire le risque sur les autres. On peut imaginer à ce niveau un droit de retour variable, les retours ne commandant le remboursement que d'une partie du prix de gros, cette fraction augmentant avec le temps pour les ouvrages pour lesquels l'éditeur cherche une présence longue en rayon, ou au contraire décroissante s'il désire des ventes rapides et massives. Ces dispositions pourraient se coupler avec des échanges d'informations entre libraires eux-mêmes, permettant par exemple à un libraire de consulter les stocks des autres librairies proches lorsqu'un lecteur lui demande un titre qu'il n'aurait pas en stock.
Il est possible, mais difficile, de mettre en place de tels outils sous le régime de prix unique actuel. En effet, en privant les libraires de la réduction de prix, il limite fortement leur capacité à effectuer une promotion efficace, en particulier auprès des lecteurs précoces, à qui ils ne peuvent que difficilement consentir des conditions particulières. Il serait donc probablement utile d'assouplir le prix unique du livre, en lui donnant la forme d'une fenêtre optionnelle. Au lieu de courir depuis la date de parution, le prix unique ne serait activé qu'à une date décidée par l'éditeur, lui laissant la possibilité de corriger son prix et laissant aux libraires la possibilité de lancer un titre par ce moyen, pour une durée qui serait elle aussi décidée par l'éditeur ou le diffuseur. L'esprit du dispositif reste identique : l'éditeur dispose de la possibilité de faire cesser la concurrence en prix entre détaillants. Il bénéficierait en outre de la capacité de restreindre cette mesure aux seuls titres pour lesquels elle est pertinente, les titres à gros volumes vendus par la grande distribution, laissant aux libraires plus de marge de manœuvre dans la gestion des autres titres.