Fanny Georges est maître de conférences en Sciences de l‘information et de la communication, à l’Université Sorbonne Nouvelle Paris 3 et Coordinatrice du projet ENEID – Éternités numériques, financé par l'Agence Nationale de la Recherche (2014-2018).
Pouvez-vous présenter, en quelques mots, vos champs de recherches ?
Fanny Georges : Je suis sémiologue, c’est-à-dire que je m’intéresse à la construction de significations, à la façon dont les usagers interprètent les signes qui les représentent dans les réseaux sociaux. Mais je m’intéresse également aux représentations culturelles liées à l’identité, aux représentations de l’individu sur Internet, donc à l’identité numérique post-mortem.
Comment en êtes-vous venue à vous intéresser à la mort numérique ?
Fanny Georges : J’ai travaillé pendant une quinzaine d’années sur l’identité numérique. Au début des années 2000, après avoir observé le phénomène de production d’une image de soi, depuis le premier web des pages personnelles, l’IRC [« Internet Relay Chat », « discussion relayée par Internet » en français, NDLR], etc., je me suis intéressée à l’évolution du système de signes qui représentent l’utilisateur.
C’est à partir du web social qu’ont commencé à se développer des représentations permanentes de l’identité
Dans les années 1990, cela correspondait à une quête de soi-même : il n’était possible de se représenter que par très peu de signes qui n’étaient généralement pas mémorisés par les dispositifs (NDLR : les sites et les pages de l’époque). C’est, en fait, à partir du web social qu’ont commencé à se développer des représentations permanentes de l’identité avec la constitution des grandes bases de données personnelles. Il s’agissait d’un micro-sujet lorsque j’ai commencé à m’y intéresser. En une quinzaine d’années, c’est devenu une problématique d’envergure sociétale.
J’ai pu voir l’émergence de différents seuils d’usages. Aujourd’hui, avec le web social, nous avons une identité numérique ordinaire, qui n’est plus un cadre séparé de la réalité. Auparavant, les usagers faisaient une distinction entre leur vie virtuelle et leur vie IRL [abréviation de « In Real Life », dans la vie réelle, en opposition à la vie numérique, vécue à travers les appareils numériques, NDLR]. Il s’agissait de deux espaces de présentation de soi séparés. C’est à partir du web social que d’autres usages ont commencé à se développer. Les usagers ont alors commencé à échanger davantage avec des personnes qu’ils connaissaient déjà, plutôt qu’avec des personnes rencontrées en ligne. Une identité « mixte » est apparue, de l’association de l’identité civile et des différentes facettes de l’identité sociale, par ce système de signes que l’on a appelé identité numérique qui permettaient de se représenter en ligne.
À partir de 2013-2014, l’identité numérique est devenue le cadre de référence, par défaut, pour juger de la présence ou de l’identité sociale de quelqu’un. Lorsque qu’une personne est déconnectée, on peut se dire qu’elle est absente en vacances. Ce sont des interprétations instantanées, qui ne correspondent pas nécessairement à la réalité. Aujourd’hui, l’interaction en face à face ne me semble plus le cadre d’interprétation premier de la présence ou de l’identité d’une personne. C’est par son identité numérique que les usagers apprennent à mieux la connaître. Dans le cadre du projet ENEID, nous avons interrogé ce cas limite où l’utilisateur n’est plus présent du tout, car décédé, qu’il n’est plus aux commandes de sa représentation : comment les usagers gèrent-ils cette présence et cette absence ? Comment la comprennent-ils ?
Lorsque quelqu’un décède, et qu’il était présent sur les les réseaux sociaux numériques, ses proches peuvent consulter sa page pour se remémorer sa présence, ou se sentir violentés par le surgissement de ses profils. Les données de certaines personnes, qui étaient utilisatrices du web depuis le début des années 2000, par exemple, si elles restent en ligne, acquièrent une importance symbolique énorme lorsqu’elles disparaissent.
C’est dans ce contexte que je me suis intéressée à la mort numérique en tant qu’identité numérique post-mortem. La mort numérique avait déjà fait l’objet de recherches aux États-Unis, en Norvège ou en Suède, mais pas forcément en relation avec le domaine d’étude des identités numériques.
Quelles plateformes avez-vous explorées ?
Fanny Georges : Dans le cadre du programme ENEID, nous avons commencé à travailler sur l’ensemble des hommages aux défunts publiés de façon participative sur le web. On peut distinguer les premiers cyber-cimetières dans les années 1990, qui sont calqués sur des cimetières traditionnels, avec des représentations de stèles, une iconographie typique. Il s’agit de sites en html avec des petites bases de données. On y rend souvent hommage à une célébrité. Pour reprendre la terminologie de Vladimir Jankélévitch dans ses relations à la mort, c’est la mort à la troisième personne, celle des personnes célèbres. Si ce n’est que parmi ces morts célèbres, il existe aussi des morts avec lesquels on entretient des relations très intimes. Les fans en sont un exemple : ils vont s’adresser de façon très proche à leurs défunts.
On est pleinement dans des situations d’innovation où les gens avancent sans savoir où ils vont, et peuvent parfois être traumatisés par les retours qu’ils en ont
On recense ensuite les blogs sur lesquels on retrouve les mêmes fonctionnalités, comme Paradis blanc (NDLR : le site n’existe plus, son équipe a rejoint celle de dansnoscoeurs.fr), complétement ouvert, sur lequel les personnes peuvent consulter des pages et publier des hommages, généralement pour des proches. Ce sont, habituellement, les enfants d’un disparu ou un proche parent qui publient des textes évoquant rapidement, en un paragraphe, la vie de la personne et les circonstances du décès. Cette catégorie de site est particulière : tout comme les cyber-cimetières, les représentations sont totalement publiques, n’importe qui peut publier un commentaire, ce qui peut provoquer aussi des situations traumatisantes. Il y a toujours cette préoccupation, du point de vue de la sémiologie, de comprendre comment se construit l’image du défunt, comment sa mort et la relation que ses proches entretiennent avec lui vont être représentées.
Certaines personnes étaient choquées de voir que de parfaits inconnus pouvaient aussi publier des hommages ou présenter leurs condoléances. La famille est parfois débordée parce qu’elle ne sait pas comment utiliser ces dispositifs. Nous sommes face à un cas de figure où des personnes qui éprouvent énormément de douleur, qui ne sont pas des usagers habituels des technologies numériques, vont créer un espace sans savoir l’utiliser et sans se rendre compte des effets générés par ces pratiques. On est pleinement dans des situations d’innovation où les usagers avancent sans savoir où ils vont, et peuvent parfois être traumatisés par les retours qu’ils en ont.
Les réseaux sociaux mélangent le monde des vivants et le monde des morts. A la différence des autres sites, qui ne rassemblent que des traces post-mortem des proches, des données extrêmement sensibles existent sur un profil créé du vivant de l’usager: celles de l’identité numérique qui sont des traces du « ça a été » de la vie du défunt. Ces données peuvent être investies d’une manière presque irrationnelle par certains usagers après la mort d’un proche pour cette raison. Certains revendiquent le droit d’être propriétaires de leurs données personnelles après leur mort, parce qu’elles sont le résultat d’un travail qu’ils ont fait. Comme par exemple, le partage d’albums de musique. Cet assemblage a une valeur en soi, ce qui n’est pas du tout reconnu, évidemment, par les plates-formes qui n’ont absolument pas intérêt, pour le moment, à le reconnaître.
La page du défunt est souvent utilisée spontanément pour annoncer ses funérailles
Il y a une articulation entre les hommages publiés sur le profil, la page créée par le défunt de son vivant, et les pages mémoriales créées post-mortem par les proches. Souvent, ces dernières apparaissent lorsqu’il y a une tension du point de vue de ce qu’on a appelé, avec Virginie Julliard, « le mort pour soi ». Cela signifie qu’après la mort d’un proche, certaines personnes considèrent qu’elles sont plus légitimes que d’autres pour être les médiatrices de l’image post-mortem du défunt. Ce qui provoque des conflits de légitimité. La page du défunt est souvent utilisée spontanément pour annoncer ses funérailles car les usagers surmontent la réticence qu’ils éprouvent de revoir le profil du défunt car ils ont besoin de contacter ses amis. Ils n’ont pas accès à l’ensemble de leur réseau social, ils vont donc publier l’annonce du décès directement sur la page du défunt. Dans le cas où ils ont les identifiants du compte, la situation de communication peut être très choquante: les « amis » Facebook du défunt peuvent avoir l’impression, tout en même temps qu’ils apprennent son décès, que le mort annonce ses propres funérailles.
De nouveaux services en ligne proposent aux usagers de créer eux-mêmes leurs stèles funéraires, de paramétrer leurs représentations. Ils se présentent comme des « coffres-forts numériques » : il proposent une numérisation des informations personnelles, des documents administratifs, et une assistance pour créer des mémoires numériques, mais leur usage est encore peu répandu. C’est un marché « à venir » qui pourrait permettre de répondre aux problématiques de la non-gestion de ses données personnelles sur le web par le défunt et à l’incertitude concernant ses dernières volontés. Comme nous l’avons en effet observé, les proches ne savent pas quoi faire des données des défunts et sont confrontés à la nécessité de les gérer : adopter une démarche de prise en charge par soi-même de ses propres données numériques peut éviter aux proches un surcroît de douleur en les dispensant d’aller fouiller les données numériques du défunt.
Pourquoi vous êtes-vous concentrée sur Facebook ?
Fanny Georges : Mes premiers travaux sur le thème de la mort numérique portaient sur la communication avec les morts à travers les technologies numériques : le spiritisme en ligne. J’avais alors observé des utilisateurs qui avaient créé des pages sur Facebook, ou sur le web, demandant aux défunts de se manifester sur la page.
À mon sens, Facebook est la plateforme qui concentre le plus ces enjeux de présentation de soi. Depuis 2008, comment le montrent les enquêtes statistiques, de nombreuses personnes considèrent que c’est le réseau qu’elles utilisent le plus pour communiquer avec leur entourage, proche et moins proche. C’était donc le service le plus propice pour explorer cette problématique, en tout cas pour commencer à l’étudier.
Comment avez-vous procédé ?
Fanny Georges : L’originalité de notre approche est de considérer le phénomène de la mort numérique sous l’angle de l’identité numérique et de ses usages. Les autres chercheurs qui abordaient ce thème ne le problématisent pas en termes d’identité numérique, mais comme des mutations de pratiques funéraires. Approcher le phénomène social de la mort numérique en le mettant en perspective avec l’identité numérique a permis de mettre en lumière l’envergure sociétale de première importance de ce phénomène, en le réinsérant dans la continuité des problématiques de l’identité numérique.
Nous avons adopté plusieurs approches de ce corpus de données que l’on perçoit dès lors, à la lumière de son rapprochement avec les problématiques des données personnelles, comme très sensibles. Même si ces données sont publiées publiquement, elles présentent souvent un caractère très privé. Pour commencer à explorer ce phénomène , mais aussi tout au long de la phase de recueil de données, avant de constituer un corpus systématique, j’ai fait ce que j’appelle de « l’observation flottante ».
Observation flottante ?
Fanny Georges : Cette méthode, issue de l’ethnométhodologie, consiste à retenir simplement des éléments qui frappent, surprennent, sans que l’on comprenne forcément pourquoi. C’est assez intuitif. Je procède donc par captures d’écrans, je prends des notes, je tiens aussi un journal où je fais état de cette expérience personnelle. Il est essentiel de s’informer constamment des usages en cours concernant ce type de phénomène. C’est vraiment très important de suivre ces publications au jour le jour, parce que très souvent, les publications sont supprimées.
Beaucoup de profils de défunts sont également supprimés. Si les gens ont les identifiants de leur proche, ils désactivent le compte (ce qui peut être très rapide) et ne suivent pas la temporalité des processus de déclaration du décès de Facebook, que peu de gens encore connaissent. C’est en faisant l’expérience d’un décès, dans son réseau social proche, que les usagers commencent à réfléchir ou à lire les articles produits à ce sujet dans la presse. Car cette thématique, a priori, peut paraître rebutante.
Avec Virginie Julliard et Lucien Castex, nous avons établi un corpus recueillant les profils créés du vivant des défunts. Ce corpus a été très difficile à rassembler car nous avons fait le choix de ne pas traiter des profils des défunts dans nos propres réseaux et de considérer au plus haut point le caractère très privé de ces productions. Lucien Castex a eu l’idée d’une méthode détournée pour identifier des profils publics de défunts : il a recherché dans labase OTMedia de l’INA des défunts dont le décès avait fait l’objet d’une médiatisation, et dans un second temps la requête de leur nom a été faite dans le moteur de recherche de Facebook. Sur ces profils, mention n’est pas toujours faite si la personne est décédée ou non, ce qui rend les choses compliquées. Cette méthodologie contournée pour constituer le corpus, de façon à identifier des noms de défunts, dont le décès avait fait l’objet d’une médiatisation nous garantissait une plus grande chance de trouver des données publiques. En contrepartie nous avons du tenir compte de la spécificité de ce corpus intrinsèquement lié à la publicisation de l’annonce de leur décès : personnes décédées de morts violentes, d’accidents, des maladies nosocomiales, etc.
Nous avons cherché sur Facebook les noms des défunts. Nous avons dû exclure les personnes qui avaient trop d’homonymes. Ensuite, il fallait trouver une preuve qu’il s’agissait bien des pages des disparus. Nous avons procédé à des captures régulières du « live web », afin de pouvoir saisir les modifications et supressions tout autant que les ajouts d’information. Cette méthode de capture régulière et longitudinale nous a permis de constater, au cours de la période de recueil de données , que certaines pages avaient été supprimées, que certaines informations avaient été transformées. Par exemple, parfois, les proches modifient la photo du profil et suppriment cette information dans le fil d’actualité. Il n’est donc pas possible de l’observer sans avoir l’état précédent de la page. Ou bien, ils reparamètrent postérieurement au décès en mode privé, une publication qui était initialement publiée en mode public,. Ces changements, suppressions, ajouts, modifications, sont essentiels pour comprendre comment les usagers investissent ces pages de signification, et comment l’identité numérique du défunt se transforme progressivement après son décès
En termes de quantités, on a eu énormément de déperditions de pages entre notre première phase de recherche dans la presse, notre recherche sur Facebook, le triage des pages et la sélection finale de celles que l’on allait effectivement étudier. J’ai mené peu d’entretiens dans un cadre formel, privilégiant plutôt les entretiens informels. Concernant les entretiens formalisés avec prise de rendez vous, je n’adopte pas une méthode de type sociologique, mais « compréhensive », c’est-à-dire que je m’implique en tant que personne ayant connu les mêmes situations. Tout comme lorsque je travaillais sur les sites de rencontres, je faisais part de mon expérience personnelle sur ces sites et pouvait même raconter des anecdotes au cours de l’entretien, afin de favoriser une situation d’échange authentique, j’ai fait part également de ma propre expérience de deuil aux personnes que j’ai interrogées. Un sociologue s’arracherait les cheveux en entendant cela, mais cela me semble important pour installer une confiance et une réciprocité que j’ai jugées indispensables pour aborder avec des personnes en deuil cet objet excessivement sensible.
Existe-t-il des morts numériques « types » ?
Fanny Georges : On peut discerner quelques grandes tendances. Il y a déjà d’un côté les morts que nous avons qualifiées, avec Virginie Julliard, d’ « injustes » ou « scandaleuses ». Il s’agit des victimes de la route, des morts de maladies, etc. Nous avons observé une mutation de la figure du défunt. De la personne qu’elle était avant son décès, elle peut devenir « le mort pour soi » dont nous avons parlé, mais aussi le mort métonymique de tous ceux qui sont décédés dans le même contexte. Les motards, par exemple, peuvent parfois ériger le disparu en figure « martyre ». On y retrouve aussi les bébés et les enfants défunts, souvent disparus dans des circonstances dramatiques, et bien évidemment les victimes d’attentat. Ces disparitions donnent souvent lieu à énormément de réactions, notamment à l’extérieur de la famille. De la communauté elle-même va émerger une structure qui va pérenniser et faire rayonner la figure du mort au-delà de son identité propre. Ces morts deviennent facilement des figures iconiques.
Dans le cas des célébrités qui ne sont pas très connues, ce sont souvent les fans qui vont créer une page d’hommage
Existent aussi les personnes qui savent qu’elles vont mourir, d’une maladie généralement, du cancer par exemple. Ces personnes vont parfois trier elles-mêmes leurs données. Il existe alors un caractère plus solennel à cette mise en forme du profil, notamment dans les derniers jours qui précèdent la mort. Nous avons également observé que des personnes publiaient des images d’elles dans leurs derniers moments, images très dures, parfois extrêmement culpabilisantes pour les proches, comme pour dire « je suis morte et vous n’étiez pas là ». Est très présente cette question de préparer ou pas sa mort, de le dire, de ne pas le dire, et ensuite la façon dont ces données sont investies par les proches. Dans le cas des célébrités qui ne sont pas très connues (je l’ai observé par exemple pour une actrice de productions télévisées d’envergure nationale), ce sont souvent les fans qui vont créer une page d’hommage et la famille peut se sentir désappropriée de sa mémoire et harceler ces fans en messages privés pour connaître leur identité, dénier toute leur légitimité à gérer cet espace, voire leur demander de fermer la page.
Quel est le réseau social qui est le plus privilégié pour parler de la mort, que ce soit la sienne ou celle d’un proche, ou d’une célébrité ?
Fanny Georges : Tout dépend des disparus. Pour les personnes qui nous sont proches, lorsque l’on n’est plus dans la distinction famille/connaissances, c’est Facebook qui va être privilégié. C’est toute la communication personnelle, intime, proche. Pour les célébrités, c’est Twitter. J’ai, par exemple, étudié les réactions à la mort du boxeur Mohamed Ali. Ce dont je me suis aperçue, ce n’est pas forcément généralisable, c’est qu’il y a eu beaucoup de publications, la plupart étant des retweets des dépêches AFP. Il y avait très peu de réflexions personnelles dans ce que j’ai pu observer. On voit aussi, de façon assez claire la façon dont les différents journaux se plagient, en copiant-collant les informations des autres, mais c’est un autre objet! Twitter est assez peu adapté, à l’hommage au défunt intime et proche, à moins vraiment qu’un utilisateur soit spécifiquement investi sur le réseau.
Certaines pratiques sont-elles particulières à certains pays, certaines cultures, certaines langues ?
Fanny Georges : Nous n’avons pas comparé, par exemple, avec les défunts aux États-Unis. Le corpus nous semblait être le même, de culture occidentale. Mais c’est effectivement à préciser. Nous n’avons pas fait de différence entre Belges, Québécois, Suisses. C’est la langue française que nous avons prise en compte, car c’est aussi l’une des caractéristiques des communautés en ligne que de se rassembler par une langue commune. C’est un choix. Mais nous avons aussi un terrain d’observation en Chine, ainsi que dans le Nord Mali, avec les militants séparatistes touaregs pro Azawad (Programme Emergences MINWEB 2014-8)
Ce qui est apparu comme la différence culturelle la plus importante concerne la relation à l’image du défunt. Plus précisément, la représentation du défunt couplée à la nouvelle de sa mort. En Chine, les usagers que nous avons interrogés considèrent que prendre la photo d’une stèle porte malheur. Diffuser la photo du défunt postérieurement à sa mort peut aussi porter malheur. On ne parle pas de sa disparition sur les réseaux sociaux. Éventuellement sur Wechat, mais certainement pas sur Weibo. Sur notre terrain d’observation chinois, Virginie Julliard a trouvé des hommages aux défunts, mais disons que, globalement, il y a une réticence partagée par la plupart des gens que nous avons interrogés. Même dans les cimetières, en Chine, des agents vous surveillent et vous reprennent immédiatement : vous n’avez pas le droit de prendre de photos. En France, c’est très différent parce que n’importe quelle personne à qui vous en parlez n’évoquera jamais cette question de publiciser l’image du défunt, ça va de soi.
Ce refus de publier des photos des défunts nous a aussi été signalé par les militants Touaregs de l’Azawad. Traditionnellement, les Touaregs brûlent tous les objets du défunt, sauf les bijoux anciens et les armes. Pour les usagers que nous avons interviewés, publiciser l’image du défunt ne porte pas malheur mais empêche son repos. Le simple fait d’évoquer son nom peut le réveiller. Ils considèrent qu’en Occident, la manière dont nous publions des photos empêche les morts d’être en paix. Malgré ces a priori culturels, les militants Touaregs, le font pour leurs propres morts, en particulier avant les accords d’Alger. Certains nous ont expliqué que s’ils ne montraient pas les images de leurs morts, on ne comprendrait pas, en France, l’importance de leur cause. Ils se martyrisent eux-mêmes pour communiquer leur cause. C’est vraiment une douleur. À tel point que certains usagers impliqués dans les milieux militants ne veulent même plus consulter les réseaux sociaux, parce qu’ils savent que, tous les jours, on y verra une image qui va perturber cette tendance culturelle.
Dans de nombreuses cultures, l’image est quelque chose de très important relativement au défunt. En effet, dans la photographie tout comme dans les pages Facebook, le sujet en deuil retrouve le « ça a été » du disparu à travers ses productions et ses publications de son vivant. Le simple fait de montrer une image, va en quelque sorte invoquer la présence « vivante » du mort : les images suscitent de très fortes émotions mais réveillent aussi des craintes que l’on peut caractériser d’irrationnelles. En France, on va dire que l’on a ou considère avoir un rapport dépassionné à l’image et aux superstitions. Alors qu’en réalité, si l’on observe la manière de publier et d’actualiser ces images, certaines personnes s’adressent au défunt à la seconde personne, ou s’excusent sur sa page de ne pas être revenus assez souvent, comme s’il s’agissait d’un espace de communication avec le mort. Ce qui serait inconcevable pour les Chinois ou les Touaregs que nous avons interrogés.
La phase du déni, liée au refus de la mort du défunt, est très présente sur Facebook
Au-delà de la problématique de l’image du défunt, il me semble qu’en France il existe une certaine façon non raisonnée, presque intuitive, et non rationnelle, pré-rationnelle, de considérer l’espace numérique comme un espace investi aussi par les esprits, par les morts. Pour reprendre la typologie du deuil théorisée par la psychiatre Elisabeth Kübler-Ross, et qui a été plusieurs fois citée par des usagers comme une sorte de modèle du deuil, la phase du déni, liée au refus de la mort du défunt, est très présente sur Facebook. Le réseau social adoucit le processus de deuil, mais le rend plus compliqué et plus long. Lorsque l’on est dans la phase de déni, on cherche toute preuve que le défunt n’est pas décédé. Pour revenir à l’exemple de la publicisation des funérailles du défunt via son identifiant, en ce cas un usager qui consulte cette information peut être confronté à une double contrainte ; la publication suggère que le défunt est encore vivant puisqu’il publie, mais il annonce ses propres funérailles. Plus profondément, ces phénomènes interprétatifs et communicationnels sont selon moi dus à un phénomène sociétal plus vaste : la notion de présence a changé. Le cadre de présentation de soi de référence s’est digitalisé . Nous avons peut-être un peu perdu le lien avec l’importance de l’existence corporelle.
On observe donc une grande différence culturelle dans la relation à la publicisation relative au défunt sur internet en général. Les entretiens que nous avons faits en Chine avec une quarantaine de personnes l’ont confirmé : un like sur un réseau social ne peut pas être un hommage à un disparu. Traditionnellement, pour Qingmíng jié, la fête des morts, il faut se rendre sur la tombe des ancêtres. Des sociétés ont développé des espaces 3D avec des modélisations des cimetières, où il est possible de fleurir la tombe de son proche quand on ne peut pas s’y rendre physiquement. Mais ça ne semble pas être quelque chose de tout à fait envisageable pour les personnes que nous avons interrogées en Chine.
Les réseaux sociaux ont-ils un intérêt à s’investir dans ces questions relatives à la mort numérique ?
Fanny Georges : Les réseaux sociaux doivent éviter les suicides en série que leur usage peut occasionner. Facebook a dû faire face à un gros problème : le service relançait, voire harcelait ses usagers pour qu’ils se rendent sur la plateforme ou qu’ils ouvrent leur application. Facebook envoyait des notifications automatiques de relance aux contacts d’une personne qui ne se connectait pas, en les invitant à jouer à des jeux avec elle ou à reprendre contact. Puis, à la suite de nombreuses plaintes, d’articles dans la presse, Facebook a craint que cela ternisse sa réputation. Sans parler de la question des éventuels traumatismes chez les personnes qui se sentaient harcelées par les morts, en plus de voir leurs profils.
Le marché des données numériques post-mortem est un enjeu important pour la génération Facebook
Par ailleurs, Facebook a tout intérêt à se placer sur le marché des données numériques post-mortem. Ce sont des données investies de beaucoup de significations par les proches. Ils ont énormément de réticences et de mal à les gérer. C’est un enjeu important qui se dessine pour la génération Facebook, c’est-à-dire les gens qui sont équipés depuis l’arrivée du réseau social en France, en 2007/2008. C’est une catégorie très importante en termes du nombre d’utilisateurs. Mais c’est une problématique qui est en fait très temporaire, et qui sera uniquement celle de cette génération d’utilisateurs de Facebook. Les plus jeunes ont tout à fait conscience qu’ils n’ont aucun intérêt à visser ad vitam eternam leur identité au plus profond de la Toile et qu’il vaut mieux se présenter sur des réseaux à présentation temporaire, éphémères - comme Snapchat, qui ne pose plus du tout les mêmes problématiques en termes de gestion d’identité numérique post-mortem.
Vous ne pensez donc pas que cette problématique de la mort numérique va perdurer dans le temps ?
Fanny Georges : Il y a toujours des ruptures d’usages. La période de l’identité numérique est pour moi déjà finie. Dans les usages tout le monde cherche à rendre en partie anonyme son compte Facebook. Certains enlèvent les voyelles dans leur nom, etc. Progressivement, tout le monde essaye de reprendre la main sur ses données. Les utilisateurs, aujourd’hui, ont compris que l’usage de leurs données peut les dépasser. Pour moi, il s’agit de la problématique de la génération Facebook, de ceux qui sont arrivés avec une certaine idéologie de présentation de soi, avec toutes ces possibilités de libertés que le numérique apportait, sans en entrevoir les inconvénients. Ils sont, depuis quelques années, pris en porte-à-faux et ça devient vraiment très dangereux et menaçant pour les libertés individuelles.
Nous allons revenir à la façon dont on utilisait le web avant le web social. Ce n’est certainement pas ni le gouvernement ni les entreprises qui vont encourager à cela. Je pense que les usagers ont une réflexivité et qu’il est vital qu’ils reprennent le contrôle là-dessus. Cette problématique de l’usage de leurs données fera date chez certains usagers et ne se présentera pas forcément dans les mêmes termes par la suite. Ce que l’on va avoir dans la génération suivante, qui fera attention à son identité numérique, c’est peut-être justement ce modèle des mémoriaux par soi, qui semblent aujourd’hui un peu destinés aux personnes peu familières des réseaux sociaux numériques et qui n’avaient pas de comptes Facebook. Mais en réalité, justement, ces mémoriaux relèvent d’une démarche où les usagers se disent qu’il faut avoir un espace de commémoration sur Internet, mais en maîtrisant toutes leurs données. La problématique va peut-être se poser en des termes différents sur YouTube. On y trouve surtout des diaporamas en hommage à des défunts.
Facebook et Twitter proposent de supprimer purement et simplement le compte des personnes décédées. Est-ce que cette perte de la trace numérique, qui peut être riche d’enseignement, de réconfort, n’est pas dommageable ?
Fanny Georges : Tout à fait. Il y a différents cas, en fonction de l’usage qu’avaient les personnes de ces réseaux de leur vivant. Si elles les utilisaient peu, on va pouvoir supprimer le profil sans que ça ne pose de problème à personne, car ce n’était pas considéré de toute façon comme signifiant pour l’image de la personne. Pour les utilisateurs avancés, évidemment, cela constitue une source d’informations très importante sur le « ça a été » du défunt. Ça le remet dans un contexte de vie courante, et permet de se remémorer des souvenirs, etc.
Lors de mes enquêtes, des personnes m’ont dit qu’elles avaient supprimé le compte Facebook d’un proche à la suite du décès et qu’elles l’avaient regretté par la suite. Sur le moment, cela peut être insupportable pour la famille, les amis, de voir les profils des défunts. Le problème, c’est que c’est un processus irréversible. Il n’y a qu’une solution : que les utilisateurs eux-mêmes expriment leurs vœux pour conserver ou pas ces différents comptes et identités et les placent sous scellés, car ils n’ont pas forcément envie que leurs proches aient accès à leur compte Grindr, Facebook, etc.
Wired a récemment consacré un article à un homme qui avait programmé un bot, un logiciel de conversation, à partir d’échanges qu’il avait eus avec son père. La start-up Replika propose de converser avec un bot sensé vous représenter après votre mort. Est-ce pour vous un stade ultime de la mort numérique ?
Fanny Georges : Apprendre à une application la façon de s’exprimer sur les médias sociaux de façon à pouvoir rester immortel, c’est le projet de Gordon Bell, avec son livre Total Recall. Ça relève d’un phénomène très intéressant, un fantasme en lequel on a envie de croire : le fait que les technologies puissent nous aider à rester en contact avec des personnes qu’on a perdues.
La nouvelle culture qui émerge est une façon de continuer à vivre avec le défunt
Pour les proches, ce fantasme relève du cas extrême du « mort pour soi ». L’idée que l’on va effectivement choisir soi-même les bases de données qu’on juge représentatives de la façon de communiquer du défunt de son vivant et les saisir dans un logiciel, un programme. Finalement, on est face au même pgénomène que les pages de commémoration du Facebook : c’est retrouver « son » image du mort, en allant plus loin : c’est modéliser ce fantasme, cette représentation de cette personne « pour soi ». Cette nouvelle culture qui émerge consiste à continuer à vivre avec le défunt, en se donnant tous les moyens de nier sa disparition et l’incorporer à sa façon de vivre, qu’il soit toujours là comme une présence.
Les bots manifestent une mutation de la relation aux défunts, parce que la relation au corps et à l’existence a changé. On passe d’une conception de la mort biologique à une conception de la mort sociale : la mort du corps ne serait pas en contradiction avec l’existence de la personne. Les usagers concernés semblent « surinvestir » la présence sociale plutôt que la présence corporelle, pour aménager les modalités de présence des défunts. Je pense que cela rentre dans un cadre encore plus global de la société : s’est produit il y a quelques années un processus de numérisation de l’individu, une véritable incorporation par l’être humain des manières et des processus de la machine.
En quelque sorte, on réalise le fantasme cybernétique de l’adéquation de l’humain et la machine, parce que les personnes utilisent le numérique pour domestiquer leur corps et leur existence. Il y a dix ans, c’est une une vision du rapport homme/machine que personne n’aurait eue, à part les fans de science-fiction. Aujourd’hui c’est une question qui devient urgente. On parle beaucoup de ces jeunesses éternelles, de ces éternités, de transhumanisme, etc. C’est aussi une façon de se rassurer face au caractère injuste, insoutenable et irrémédiable de la mort et de l‘existence.