Le YouTubeur existe-t-il ?

Le YouTubeur existe-t-il ?

Si chacun d’entre nous (amis, parents, journalistes, etc.) a un avis sur les YouTubeurs (« ce n’est pas un métier », « je veux faire YouTubeur »,…), sommes-nous vraiment capables de les définir, au-delà de leurs différences ?

Temps de lecture : 8 min

 

Insistons : sous l’appellation « YouTubeurs », nous réunissons des acteurs sans doute différents, dont nous pensons qu’ils partagent les mêmes caractéristiques parce qu’ils portent le même nom. Nous procédons alors à l’envers : nous recherchons une essence commune, une définition, à partir d’un terme rassembleur qui est peut-être flottant. Nous finissons ainsi par penser qu’ « ils » doivent bien avoir une réalité semblable puisqu’ « ils » sont appelés de la même façon... En réalité, il vaut mieux rechercher des traits communs pour trouver des parentés, des ressemblances, un « air de famille » (Wittgenstein), plutôt qu’une identité invariable.

De « faux airs » de famille ?

 

L’une des manières de s’orienter, même provisoirement et de manière imparfaite, est de partir des usages du terme « YouTubeur », la compréhension d’un mot étant indissociable de ses emplois. Une vidéo de Cyprien, dans laquelle il interroge la catégorie monolithique des YouTubeurs, illustre bien un tel processus : si nous ne savons pas vraiment de quoi il s’agit, chacun d’entre nous (amis, parents, journalistes, etc.) en a une idée, qui permet de se positionner (« ce n’est pas un métier », « je veux faire YouTubeur »), avant de corriger éventuellement sa représentation – nous procédons tous par validations éphémères.

 

En voici une, qu’on trouve souvent convoquée dans le cas des « YouTubeurs » : leur répartition – éminemment critiquable – en catégories et sous-catégories. On distingue ainsi les YouTubeurs »/ « Youtubeuses « humour » (les plus connus) mais aussi les YouTubeuses « beauté », les  YouTubeurs « livres », etc. Ainsi, existe-t-il vraiment un air de famille entre tous les youtubeurs ?

 

On peut supposer des liens de fraternité et de cousinage à l’intérieur de ces familles et entre elles. Chaque degré devrait aussi permettre d’observer des types d’interactions (affection, proximité, alliance, lutte, éloignement, etc.), comme dans toute famille au fond. Par exemple, la sous-famille YouTubeuse « humour » (famille YouTubeuse) entretient avec la sous-famille YouTubeuse « beauté » des tensions : Natoo regrette la surreprésentation de la seconde par rapport à la première, et plaide pour une plus grande diversité des thématiques abordées par les YouTubeuses, encore trop réduites aux tâches esthétiques. Le découpage en catégories est loin d’être neutre et anodin : c’est un enjeu social et politique qui induit des manières de percevoir les acteurs en fonction de leur appartenance supposée. C’est pourquoi Natoo reprend régulièrement les stéréotypes attachés aux femmes (douceur, discrétion, candeur, rose, etc.) et pousse leur logique jusqu’à leur terme pour en révéler toute l’absurdité.

Des « jeux de langage » plus ou moins communs

 

 Des traits apparemment communs se dissolvent ainsi dès lors qu’on les regarde et les interroge. D’autres, au contraire, apparaissent. Au-delà du livre, qu’est-ce qui permet de parler de « booktubeurs » ? Nous ne dirions par exemple pas d’un ami que nous aurions filmé pour la première fois, et dont nous aurions diffusé le témoignage sur YouTube, qu’il est un « booktubeur ». Ni de François Bon qu’il est un « BookTubeur » parce qu’il fait, entre autres, des chroniques littéraires. Pourquoi ? Parce qu’il n’agit pas en fonction de règles qui permettent de le reconnaître sous cette catégorie. Dit autrement : un « booktubeur » ou, de manière plus générale, un « YouTubeur » mobilise et manifeste des « jeux de langage » (Wittgenstein), c’est-à-dire un ensemble de rites, d’actions, de formes plus ou moins communes qui permettent de les assimiler à cette figure sociale.

 

Parmi ces « jeux de langage », on trouve les éléments classiques de la présentation de soi (Erving Goffman) dont la façade qui établit et fixe « la définition de la situation » proposée à l’observateur. Les YouTubeurs en font un usage particulier, fortement recommandé par YouTube. Par exemple, ils/elles ont l’habitude de commencer leurs vidéos par une salutation (« Hey how’s it going ? », « Hello tout le monde », « Bonjour à tous », « Coucou les filles », etc.) qui simule une interaction en face-à-face, comme si un interlocuteur pouvait effectivement répondre instantanément. Ce faisant, ils mettent l’observateur dans une disposition d’écoute et configurent son action. Si les situations-cadre peuvent également être fictives ou illustratives (comme dans cette vidéo où Norman imagine qu’un postier frappe à sa porte), elles ont toujours la même fonction : ratifier le pacte communicationnel entre le YouTubeur/la YouTubeuse et son auditoire, quand bien même il serait connu d’avance, pour s’assurer qu’ils partent bien d’une même définition de la situation, des mêmes a priori, de la même culture. D’où la musique badine dans les vidéos de Norman et un code langagier récurrent : « Faux ! ».

 

Dans tous les cas, ces acteurs s’appuient sur un autre élément de la façade, le décor. Il consiste en la présence d’un mobilier, d’une décoration et d’une disposition d’objets qui permettent à l’acteur (ici le YouTubeur) de produire sa représentation théâtrale. Dans le cas des booktubeurs ou des YouTubeurs « culture », l’accumulation de livres en arrière-plan connote la passion et construit l’autorité nécessaire pour évoquer un objet sacralisé dans notre société. Les relations de l’acteur avec son décor sont cependant complexes : il peut faire corps avec lui, l’envisager comme une extension de sa personnalité. Dans ce cas, il est fixe : il sous-tend la représentation, sans interaction particulière, comme on peut l’observer chez les « Booktubeurs » (Nine, Margaud, FairyNeverland) ou les Youtubeurs « culture » (Nota Bene, Cyrus North, DirtyBiology, DrNozman). Dans d’autres cas, le YouTubeur peut choisir de jouer avec sa décoration et son mobilier pour introduire des effets humoristiques dans sa démonstration (« Non, ça c’est un chien » dit Natoo en abordant le sujet du Yoga) et casser ainsi le quatrième mur de sa représentation théâtrale ; ou encore, pour se désolidariser des stéréotypes accolés à sa classe ou catégorie supposée (les « YouTubeuses »), en déployant un éventail de vêtements et d’objets. L’apparence (statut social) et la manière (attitude circonstanciée) entrent dans un dialogue, une danse, qui ne permet plus d’identifier la « YouTubeuse » sous une catégorie bien identifiée. Certaines/certains d’entre elles/eux sont des virtuoses de la métamorphose.

 


Ces jeux permanents entre l’apparence et la manière, entre le décor et sa mobilisation, peuvent également être observés au niveau des lieux de la représentation : la scène et les coulisses. En société, nous avons plutôt l’habitude de séparer les deux, pour nous assurer une bonne image : nous éviterions par exemple de nous présenter à un entretien d’embauche habillés comme nous le sommes en coulisses, dans notre chambre.

 

Certains YouTubeurs/YouTubeuses, au contraire, font des coulisses la scène de leur représentation : tasse de café, bougie, lumière tamisée peuvent ainsi composer un espace intime exposé. La dissolution des espaces de la représentation traduit alors une intention d’authenticité (la vérité est dans les coulisses). L’exposition s’apparente à une forme d’abandon, qui peut évoquer la Rome antique où l’enfant était soit accepté par ses parents soit abandonné sur la voie publique(1) : abandon de soi entre les mains des observateurs-commentateurs, à qui une confiance illimitée peut être donnée.

 

Encore une fois, le nombre des YouTubeurs/YouTubeuses interdit de généraliser un tel constat : certains font en effet des coulisses une ressource narrative et humoristique. D’autres utilisent la salle comme un élément dramaturgique : ainsi du commentaire des spectateurs régulièrement utilisés par les YouTubeurs (« je réponds à vos commentaires », « je réponds à vos questions », « je réponds aux haters », etc.). Une autre pratique en vogue, le « unboxing », consiste, pour le YouTubeur ou la YouTubeuse à ouvrir les colis ou cadeaux reçus. À leur tour, ils mettent en scène le dispositif de la représentation théâtrale, à travers tout un jeu multimodal (articulation de captures d’écran de commentaires à leur propre commentaire vocal), comme des narrateurs omniscients à qui rien n’échapperait. Dans cette perspective, ils recourent souvent à la « défiguration » (auto-ironie, auto-parodie, etc.) qui inclut la critique pour mieux la désamorcer. Tout en participant à ce dispositif, ils en interrogent ainsi la pertinence et en pointent (sans doute illusoirement) les excès : « le regard d’une femme, le sourire de ton gamin… être en top commentaire ça vaut bien plus que tout ça » ironise Norman.

 

C’est en partie pour ces raisons que les YouTubeurs/YouTubeuses ont du succès : ils mettent d’abord au jour, souvent avec finesse et talent, la culture même de YouTube et plus largement la culture de l’écran (smiley, etc.). Ils révèlent également nos petits rites sociaux (« Les repas de famille ») et nos mythes (« La crise des 25 ans », « Les femmes et l’argent »), qu’ils resignifient, décortiquent, clarifient, à la manière d’un sociologue ou d’un sémiologue de la vie quotidienne. En ce sens, les YouTubeurs sont des sémioticiens nés qui savent tirer profit de leur environnement technique, langagier, visuel.

« Creator Academy », l’usine des talents de YouTube

 

Ces « jeux de langage », impossibles à documenter de manière exhaustive ici, s’inscrivent en effet dans une « forme de vie » (Wittgenstein). Nous ne pouvons pas saisir pertinemment ces mises en scène sans les situer dans l’espace matériel, discursif, normatif et social qui les informe. Cadrage, montage, narration : ces éléments sont tributaires des règles et des conditions d’existence de YouTube, autrement dit : de sa forme de vie. Par exemple, comment comprendre la généralisation du double titre dans les vidéos des YouTubeurs depuis 5 ans environ ? Avant cette époque le paratexte éditorial d’une vidéo (ses métadonnées : auteur, titre, nombre de vues, date, etc.) suffisait à l’identifier et à la distinguer d’une autre :

FairyNeverland


Progressivement se généralise l’intégration du titre au sein même de la vidéo :



JimmyfaitIcon


Impossible de comprendre cette forme éditoriale sans évoquer de nouveau le fonctionnement de YouTube : proposer une grande quantité d’objets audiovisuels tout en assurant à l’usager la possibilité de se repérer dans l’offre proposée. Ce modèle est caractéristique du capitalisme qui cherche à divertir tout en rationalisant : il a ainsi besoin de faire une démonstration de force ordonnée (catalogue-grille) tout en oscillant entre la régularité techniquement standardisée des formes (même cadre, même gras typographique, mêmes indications) et leur irrégularité personnalisée (intégration d’une typographie choisie).

 

Cette distinction permet à l’œil de distinguer des nuances et à l’usager d’opérer des choix. Dit autrement : tous les YouTubeurs participent à l’économie de l’attention. Or cette dernière se joue autour des formes éditoriales, parmi lesquelles la typographie parce qu’elle est censée rendre visible la part énonciative, la personnalité de son auteur, comme en témoigne par exemple le « Faux ! » de Norman qui est devenu l’un de ses signes identitaires, un attribut expressif, avec lequel il sait aussi jouer (dans cette autre vidéo, un complice utilise son code de manière injustifiée). L’esthétique de YouTube et des YouTubeurs est entremêlée : ils coproduisent des formes.



Autre exemple de cette standardisation/co-production : les vidéos à liste qu’à peu près tous les YouTubeurs ont une fois produite (« les 4 villes en avance sur leur temps », « 10 chiffres à retenir en 2016 », « les lieux hantés top 5 », « idées cadeaux livresques #1 » etc.). Elles sont représentatives et symptomatiques d’une certaine écriture journalistique sur le web, qui agrège, parfois rapidement, des sources disparates dans de petits articles pour anticiper le (faible) degré d’attention du lecteur et lui fournir une structuration visuelle facile à appréhender.

 

Avant d’être lus, ces articles doivent être vus : les titres et le chapeau suffisent généralement pour se faire une idée rapide – ce qui correspond d’ailleurs aux préconisations de Google en matière de référencement naturel. La lecture d’une vidéo impose d’autres techniques de dynamisation : jingle, musique d’ambiance, champ/contre-champ, variation des plans (plan large/plan rapproché/gros plan), image en mouvement, polyphonie narrative (le YouTubeur peut raconter des faits historiques illustrés et choisir de s’y insérer), sémiologie graphique (flèches animées, ronds, etc.)…En quelques années, les Youtubeurs sont devenus des professionnels de la vidéo et de l’optimisation de la présence en ligne.

 

Ils ont en cela été aidés par la « Creator Academy » qui reprend les signes visuels des tournages cinématographiques et les imaginaires « MasterClass » et des « ActorStudio » : le YouTubeur en herbe est censé trouver sur cet espace les « outils » lui permettant de parfaire son art. YouTube se présente ainsi comme un palliatif à l’illégitimité professionnelle. Les termes utilisés (« Développez », « Evaluation », « Marketing », « Revenus », « Optimisez », « Activités commerciales », « Stratégie », « Branding » etc.) trahissent cependant un changement de modèle : cet « art » consiste avant tout à démontrer un savoir-faire dans le recours aux outils de la dite plateforme. Autrement dit : un « YouTubeur » est d’abord un individu capable de comprendre et de mobiliser la logique de la « MasterClass » YouTube. « Creator Academy » apparaît donc surtout comme une usine qui favorise l’incorporation d’une logique et d’une vision du monde, comme en témoignent les quiz proposés à la fin de chaque session.
 


academy youtube

 

Encore une fois, il est difficile de généraliser ce constat sans regarder précisément ce que font les YouTubeurs. Si certains semblent bien s’inscrire dans cette logique (même s’il faudrait statistiquement le démontrer), d’autres comme SuperXavXav corrompent ces codes en inventant une esthétique à la lisière du kitsch et de l’absurde qui défit toutes les recommandations de YouTube en matière de « branding ».

 

Être youtubeur ne signifie donc pas seulement « poster des vidéos sur YouTube », mais également en adopter les codes (de présentation, d’expression,…) qui permettent « d’en être ». Et dans le même temps, mobiliser des ressources pour exister et se singulariser au sein d’une offre pléthorique, celles-ci contribuant, en retour, à redéfinir les usages voire les codes communs aux YouTubeurs.

 

Au-delà de cette fonction circulaire, il faut sans doute reconnaître aux YouTubeurs une capacité à revivifier notre culture et à participer à sa sédimentation : en pointant nos travers quotidiens, en identifiant nos mythes communs, présents ou passés, ils fournissent, même de manière standardisée, des outils pour la saisir, la vitaliser, la rendre toujours signifiante malgré les années. Il nous revient cependant à veiller à ce que YouTube ne définisse pas seul les conditions de sa circulation, de sa transmission et de son appropriation.

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Crédits photos :
- Norman fait des vidéos, YouTube
- Natoo, YouTube
- Academy, YouTube creators
- FairyNeberland, YouTube
- JimmyfaitIcon, YouTub

 

(1)

Paul VEYNE, La Vie privée dans l’Empire romain, Seuil, 2015, p. 13-16. 

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