Les réseaux de lecteurs, comme activité secondaire
En dehors des pure players, d’autres acteurs professionnels sont engagés sur le marché. Pour les entreprises qui les mettent en place, ces réseaux sociaux de lecteurs constituent le plus souvent une activité complémentaire, venant soutenir une activité commerciale principale. Si plusieurs sites génèrent directement des revenus (publicité, affiliation, etc.), leur rôle doit néanmoins être appréhendé au regard de la société propriétaire dont ils valorisent l’offre culturelle.
Certains sites sont adossés à des éditeurs. C’est par exemple la situation de MyBoox (Hachette), qui est conçu comme un magazine d’actualité littéraire comportant un volet communautaire. Mais c’est plutôt dans le secteur de la littérature jeunes adultes que les initiatives se sont multipliées récemment, avec A blog ouvert (Pocket Jeunesse), Lire en série (Michel Lafon), Livre Attitude (Rageot), et évidemment Lecture Academy (Hachette), dont le succès est étroitement lié à celui de la série
Twilight et au développement de la collection Blackmoon.
Le réseau peut servir de vitrine aux éditeurs pour promouvoir leurs livres et fédérer autour d'une marque : cette logique marketing est emblématique de ce qu'Henry Jenkins nomme l'« économie affective ».
Dans ces derniers cas, le réseau sert de vitrine à l’éditeur pour présenter et promouvoir ses livres, mais aussi pour fédérer une communauté autour de sa marque et se rapprocher du lectorat. Cette logique marketing correspond à celle décrite par
Henry Jenkins lorsqu’il évoque la montée en puissance d’une « économie affective » qui valorise une adhésion émotionnelle à la marque à travers la constitution de communautés. Le service de réseau social proposé aux internautes a tout à la fois pour objectif de les encourager à consommer plus activement et de les impliquer dans la dynamique de construction de la notoriété de la marque et des livres qu’elle publie.
D’autres sites, comme Entrée Livre et Bookinity, sont adossés à des librairies (respectivement Decitre
et Chapitre). Il semble que l’enjeu soit d’arriver à rapprocher la prescription littéraire de la vente de livres en ligne, stratégie actuellement éprouvée à l’étranger. Dans cette optique, le réseau social de lecteurs est pensé comme un intermédiaire capable de faire le lien avec les activités commerciales de la librairie, favorisant le passage du public d’une plateforme à l’autre. De plus, les données produites par la communauté sur le réseau (critiques, notes, tags, etc.) peuvent être utilisées pour enrichir la plateforme de vente, l’ajout d’une couche sociale aux fiches bibliographiques étant susceptible de représenter une véritable valeur ajoutée.
Des dispositifs de lecture d’e-books intègrent également des fonctionnalités sociales. Citons les cas de
Kindle Social Network (Amazon) et de
Reading Life (Kobo), tous deux développés par des sociétés qui vendent des appareils de lecture et des livres numériques dans le monde francophone. Sans doute faut-il y voir un moyen de réaliser efficacement l’interface entre l’aspiration des internautes à échanger autour de leurs lectures et l’offre marchande proposée par l’entreprise, toujours à portée de clic. En combinant prescription numérique et lecture d’e-books, ces réseaux tendent à décupler les fonctionnalités de recommandation qui peuvent dès lors entretenir un rapport direct avec le texte, notamment
via le partage d’annotations et d’extraits.
Parallèlement aux maisons d’édition, aux librairies et aux acteurs de l’e-book, d’autres configurations existent. Le réseau Libfly, tout d’abord, est la propriété d’Archimed, une société spécialisée dans la conception de logiciels dont certains sont destinés aux bibliothèques. Pour valoriser économiquement son activité, Libfly mise en particulier sur l’enrichissement des portails des bibliothèques à l’aide des contenus du site : notices bibliographiques, contenus multimédias, chroniques de lecture. Envisagé comme le pendant culturel d’une offre informatique, le réseau constitue également un argument de communication privilégié auprès des bibliothécaires, un outil pour cultiver avec eux un lien de proximité.
Le site Lecteurs, ensuite, présente la particularité d’appartenir à une entreprise engagée dans le secteur des télécommunications (Orange). Dans un rapport sur le livre numérique datant de 2010, Françoise Benhamou et Olivia Guillon soulignaient le
difficile positionnement d’Orange dans le domaine littéraire, en dépit de plusieurs initiatives (Hyperlivre, Prix Orange du livre, Read&Go) « considérées comme des expérimentations relevant de la recherche-développement ». Il semble que Lecteurs ait aujourd’hui pour ambition de rassembler et promouvoir les activités d’Orange autour du livre, mais aussi de montrer l’implication de l’entreprise au niveau des médias numériques.
Au final, il apparaît que l’ensemble de ces acteurs, issus de différents horizons, possèdent une stratégie variablement élaborée. L’hybridation des fonctions constitue une caractéristique qu’ils partagent tous : des
producteurs de contenus (éditeurs de livre) ou des
intermédiaires logistiques (librairies en ligne, opérateurs, concepteurs de logiciels ou de supports de lecture numérique) assurent également le rôle d’
intermédiaires cognitifs (prescripteurs, outils de recommandation) en cartographiant « l’espace des produits pour réaliser le
matching entre livres offerts et lectures demandées ». Dans une logique d’intégration verticale, ils se placent en même temps à deux niveaux de la chaîne de valeur. Ce cumul des fonctions doit les conduire, en cas de succès, à capter davantage de valeur ajoutée et à renforcer la position qu’ils occupent sur le marché.