F Jouhaud

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L’Équipe peut-il encore innover dans l’information sportive ?

Longtemps en situation de monopole sur l’information sportive, L’Équipe doit petit à petit faire face à de nouveaux médias qui remettent en question son expertise. Entretien avec Fabrice Jouhaud, le directeur de la rédaction.

Temps de lecture : 6 min

Le sport a évolué, l’information sportive aussi. Du feuilleton du premier Tour de France au live-tweet de la Coupe du Monde 2014, il y a eu la radio, la télévision puis Internet. Les journaux papiers doivent s’adapter, les journalistes aussi. L’Équipe est en tête du peloton mais se trouve à la fois dans une position offensive et vulnérable. Fabrice Jouhaud, directeur de la rédaction de L’Équipe, répond aux questions d’InaGlobal.

Le sport a perdu de son charme, il n’y a plus de récit sportif. Vous êtes d’accord ?
Fabrice Jouhaud : Oui et non. Le récit sportif a disparu à cause de la télévision et des nouveaux médias. Aujourd’hui, le sport se vit en direct. Le récit du lendemain a perdu de sa fraîcheur, de son exclusivité et de la surprise. Les gens ont déjà vécu l’émotion. Ils vont donc vivre un prolongement ou un ersatz. Quand les médias font du storytelling, on le leur reproche. On estime qu’ils devraient se concentrer sur l’analyse, l’expertise et ce qu’on appelle la profondeur. Mais nous pourrions parler pendant des heures du récit sportif à l’ancienne. Il n’y avait pas de caméras ni de journalistes pour vérifier l’information. C’était plus facile d’être épique !
 
Aujourd’hui, est-ce le rôle des médias traditionnels de proposer des contenus différents des live-tweets ?
Fabrice Jouhaud : Depuis l'émergence des nouveaux médias, nous, médias traditionnels avons fait une erreur philosophique, politique et stratégique en affirmant : « nous racontons différemment, cela va être notre force et c’est pour ça que nous sommes des cadors ». Cette erreur sous-entend que nous ferons toujours mieux que les autres et elle évite de remettre en question les pratiques. Avant, L’Équipe était seul sur la piste de danse. Nous étions John Travolta.
 Avant, L'Équipe était John Travolta, seul sur la piste de danse. 


Aujourd’hui, il y a beaucoup de monde et plusieurs options s’offrent à nous. La première est de dire « C’est notre piste de danse, dégagez ». Mais cela ne se passera pas comme ça. La deuxième serait de dire « Nous dansons quand même mieux que vous car nous avons un style que vous n’égalerez jamais». Super. Sinon, nous pouvons essayer de trouver une nouvelle façon de danser ou de danser ensemble.
Il y a une grosse confusion : ce n’est pas le charme du récit sportif qui a disparu, mais le charme du sport. Avant, le sport était rare. Aujourd’hui, ce n’est pas très grave de rater un match de la Coupe du Monde. Vous le regarderez en replay ou vous ne le regardez pas. Les gens sont abreuvés de sport.
 
Comment l’information sportive a-t-elle évolué ?
Fabrice Jouhaud : Originellement, beaucoup de journaux ont créé des évènements pour soutenir leur propre diffusion. L’histoire du Tour de France est la plus symbolique. Mais L’Équipe a aussi créé la Ligue des Champions de football, de basket et la Coupe du Monde de ski. Cela forge l’idée d’une collusion entre le sport et les médias - idée qui s’est prolongée à l’ère moderne avec la télévision. Les droits sont achetés très chers et les chaînes deviennent des copropriétaires et des promoteurs des compétitions plutôt que des commentateurs.
 À cause des droits très onéreux, Les chaînes TV deviennent les copropriétaires des compétitions. 

 
Au début, l’information sportive prenait la forme de grandes histoires, de récits et de comptes rendus factuels. Plus le temps passe, plus de nouveaux médias sont apparus - la radio, la télévision - et plus l’écrit quotidien s’est déporté. Au Mondial au Brésil, tous les médias couvrent les conférences de presse de l’équipe de France. Il y a encore 10 ans, seul L’Équipe aurait publié le lendemain une analyse de cette conférence.
 
Les médias généralistes s’intéressent-ils de plus en plus au sport ?
Fabrice Jouhaud : Les médias généralistes sont très présents sur les grands évènements. Jusqu’en 2000, L’Équipe était tout seul, tranquille.
 
L’Équipe a innové avec EXPLORE qui propose de nouveaux formats : allez-vous monétiser ces contenus ?
Fabrice Jouhaud : Oui en partie. Un annonceur a déjà sponsorisé un article. Nous nous demandons actuellement si les contenus d’Équipe EXPLORE ne devraient pas être réservés au premium. C’est une question que se posent tous les médias. Qu’est-ce qu’on donne ? Qu’est-ce qu’on fait payer ? Personne n’a la bonne réponse. lequipe.fr est un site qui marche bien mais qui qualitativement est considéré, à juste titre, comme un site de news. Quand quelqu’un cherche une information sportive, heureusement qu’il a le réflexe de consulter lequipe.fr.
 
Avec Équipe EXPLORE, nous voulions aussi montrer via le web que L’Équipe détient un savoir-faire. Pour les journalistes, c’est très intéressant. Et de manière générale, les contenus fonctionnent bien. Mais une fois le succès d’estime acquis, devons-nous considérer que les audiences gratuites sont suffisantes ou devons-nous faire payer le contenu ? À L’Équipe, notre travail est aussi de faire payer l’information et compte tenu de l’investissement intellectuel, humain et financier d’EXPLORE, les reportages devraient être réservés au premium. Mais la thèse inverse se défend aussi ! À chaque fois que vous menez une réflexion sur ce sujet, vous vous demandez si vous ne devriez pas faire exactement l’inverse. C’est schizophrénique.
 
Quelles sont les audiences pour l’Équipe EXPLORE ?
Fabrice Jouhaud : La majorité des reportages atteignent 400 - 500 000 visites uniques. Certains dépassent le million.

Quelle est votre politique trimédia ? Qu’est ce qu’être journaliste à L’Équipe aujourd’hui ?
Fabrice Jouhaud : Les journalistes doivent être capables de travailler pour tous les supports de manière raisonnée et intelligente. Mais vous ne transformerez jamais contre sa volonté un journaliste de presse écrite en JRI [journaliste reporter d’images].
 Un journaliste de presse écrite ne deviendra jamais JRI contre sa volonté. 
C’est une des plus grandes conneries jamais entendues dans l’histoire de l’humanité. C’est aussi idiot que de dire « tous les chauffeurs de taxi peuvent faire le championnat du Monde de Formule 1 et qu’il suffit d’un peu d’entraînement ». En revanche, nous demandons aux journalistes de mettre une information chaude ou sympa sur le web ou de faire des vidéos avec leur téléphone. Certains vont sur le plateau de notre chaîne L’Équipe 21 quand nous avons besoin d’une parole experte. Pour le Mondial, des journalistes du papier interviennent régulièrement à l’antenne depuis le Brésil.
 
Inversement, quand les journalistes de la télévision et du web ont une bonne histoire, ils sont priés de la publier sur le papier. Mais la logique est inexistante dans l’intellect commun. Depuis qu’il est question de synergie dans les médias, il y a un présupposé qui demande aux journalistes du papier de travailler sur le web. Quel est le sous-entendu ? Qu’ils ne travaillent pas ? Qu’ils ont le temps ? Quand un journaliste print s’entend dire que c’est un dinosaure ou une « feignasse », va-t-il se dire « c’est génial ce que vous me proposez, j’adore, je suis hyper enthousiaste » ? Non, il va croire qu’on le considère comme un boulet. Mais le chiffre d’affaires repose quand même sur le papier…
 
La perception de la valeur de l’information varie-t-elle selon le support ?
Fabrice Jouhaud : Oui, c’est logique. Le web est un univers de gratuité. La valeur de l’information réside avant tout dans la rapidité et dans l’audience qu’elle génère. Sur le papier, elle est dans la résonance qu’elle va avoir.
 
Quel est votre modèle économique ?
Fabrice Jouhaud : Je ne parle pas de la télévision car c’est un investissement qui ne sera pas rentable avant quelques années. Aujourd’hui, notre modèle économique est fondé sur le papier. Nous souhaitons que le numérique prenne rapidement une part bien plus importante car le chiffre d’affaires du papier est voué à baisser.
 
Proposez-vous de nouveaux formats spécifiques au numérique ?
Fabrice Jouhaud : L’univers numérique est un univers de formats. Et actuellement, lequipe.fr n’en propose pas beaucoup. Il faut créer des formats-type pour présenter les matchs de Ligue 1, du Top 14, etc. Nous devons produire une information légère et ludique. Le problème de la France, avec son vocabulaire académique, c’est que « léger » est l’inverse de « profond ».
 Le problème de la France, c'est que « léger » est l'inverse de « profond ». 
Et si l’on n’y prend pas garde, « profond » devient le synonyme du mot « ennuyeux ». Sur Internet, je suis sollicité par une tonne d’informations. Ce que je vais regarder est ce qui attise le plus ma curiosité. Quand lequipe.fr publie un diaporama photo des cent plus grands joueurs de la Coupe du Monde, je clique. Si nous publions un texte sur le même sujet, il est très probable que je ne clique pas. Les nouveaux formats permettent de capter les internautes sur un site internet.

Quelle utilisation faites-vous des chiffres dans le traitement de l’info ?
Fabrice Jouhaud : Les gens sont friands de chiffres car ils peuvent les consommer de manière immédiate. C’est une forme de service. Les formats sur le web sont aussi des formats interactifs qui invitent les internautes à réagir. L’univers numérique permet de créer du lien.
 
Quel service offrez-vous en premium ?
Fabrice Jouhaud : C’est notre tête de pont. C’est le nerf de la guerre pour tous les médias. À L’Équipe, nous proposons un meilleur service sans publicité et avec des contenus supplémentaires. Nous regardons actuellement si nous pouvons en tirer une marge ou si c’est voué à l’échec car il est déjà trop tard.
 
Qui ciblez-vous ?
Fabrice Jouhaud : Nous visons clairement des gens qui se disent : « Quand je suis dans l’univers de L’Équipe, je suis content et je peux avoir des bonus qui vont arriver juste pour moi sans être pollué par Bebert qui dit ‘enculé’ ». Une des spécificités du sport est aussi que les discussions sont vite polluées par des débordements d’agressivité un peu idiote.
 
Qu’avez-vous proposé de spécifique pour la Coupe du Monde 2014 ?
Fabrice Jouhaud : Sur le papier, nous publions tous les jours un cahier foot et un cahier sur les autres sports. Sur la télévision, la grille ne marche pas trop mal. La nouveauté sur le digital, c’est L’Équipe Connect, notre application second écran qui propose un live enrichi des matchs diffusés sur les autres chaînes. À la mi-temps, les journalistes de L’Équipe interviennent en direct. Cela marche bien.
 
Vous pensez que ceux qui s’abonnent à beIN Sports s’abonnent aussi à L’Équipe premium ?
Fabrice Jouhaud : Nous adorerions. C’est une énorme idiotie de dire que L’Équipe ça marche car il n’y a pas de concurrents. beIN Sports est un concurrent monumental. Pour 12 euros par mois, vous avez accès à un grand nombre de compétitions sportives majeures en direct. Si vous achetez L’Équipe tous les jours, cela vous coûtera plus de 12 euros par mois. L’expérience émotionnelle que nous offrons est-elle plus forte que cette proposée par beIN ? Il faudrait être arrogant pour répondre par l’affirmative.

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Crédits Photo :
L'Équipe / Visuels presse

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