Les bouquets satellitaires et le développement du système télévisuel arabe

Les bouquets satellitaires et le développement du système télévisuel arabe

Les deux dernières décennies ont marqué un tournant dans l'histoire des médias arabes avec l'arrivée brusque de centaines de nouvelles chaînes et de nouveaux bouquets, largement financés par les pétrodollars.

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Selon le dernier rapport de l'Arab States Broadcasting Union(1) il existe 470 sociétés arabes impliquées dans le secteur de la télévision satellitaire, dont 444 privées, et 26 publiques. Ensemble, elles diffusent sur la région 733 chaînes dont un cinquième environ (140) sont étrangères, les quatre cinquièmes étant arabes (593). Si nous les classons par type de propriétaire, 124 chaînes appartiennent à des entités publiques, 609 chaînes appartiennent au secteur privé.

 
 

Les bouquets satellitaires sont une composante essentielle du pan privé du secteur télévisuel arabe. Ce dernier est en effet composé de deux sortes d'entités, très distinctement polarisées en termes de taille. À un extrême nous trouvons les grands groupes offrant les bouquets qui sont l'objet de cette étude, qui, tout en étant en nombre restreint, diffusent la moitié des chaînes privées. La deuxième partie du secteur est atomisée en plus de 300 chaînes. Nous avons peu de données directes sur leur rentabilité, mais il est sûr qu’elles sont généralement loin d'offrir une vitrine satisfaisante aux annonceurs.
 
 

Les trois-quarts des chaînes ont adopté l'arabe comme langue de diffusion. La langue étrangère dominante est l'anglais, avec 97 chaînes exclusivement anglophones, et 57 chaînes bilingue arabe-anglais. Le français, avec 8 chaînes seulement, arrive en troisième position des langues de diffusion, sachant qu'il est utilisé sur 15 chaînes au total.

Les deux bouquets dominant le secteur que sont ART et Orbit-Showtime diffusent la quasi-totalité des 140 chaînes étrangères répertoriées par l'ASBU en 2010. On retrouve là encore un héritage du passé, ces groupes ayant émergé au milieu des années 1990 en proposant à grande échelle les chaînes américaines d'information ou de divertissements qui avaient fait leurs preuves en termes d'audience ailleurs dans le monde. Ce n'est que dans un deuxième temps, après le début des années 2000, que la croissance très forte, voire anarchique, du secteur privé s'est faite, avec la multiplication de chaînes privées "indépendantes" arabes.

Les principaux bouquets sont au nombre de sept : ART, OSN (Orbit-Showtime Network), LBC (Lebanese Broadcasting Corporation), MBC (Middle-East Broadcasting Company), Al Jazeera, Al-Majd et Rotana. Ils sont loin de proposer une offre homogène ; si on peut dire aujourd'hui que tous les genres ont été tentés, nous arrivons à une période de maturation où les opérateurs, après avoir eu pour objectif de couvrir tout le spectre de genres possibles, commencent à percevoir les limites d'une telle approche, surtout à l'ère de la convergence numérique où le spectateur devient actif. Ils s'évertuent de plus en plus à mettre en adéquation leurs programmes avec les spécificités de la population visée : là où il suffisait il y a quelques années de quadriller la population (les jeunes, les femmes, les enfants, les religieux…), on vise aujourd'hui des jeunes arabes, des femmes arabes, etc. Le goût supposément immodéré des spectateurs pour les productions occidentales a finalement atteint ses limites et après avoir ratissé large, un peu comme s'ils sondaient une audience mal connue, les producteurs et diffuseurs doivent aujourd'hui élaborer une offre adaptée. C'est une contrainte avec laquelle ils doivent aujourd'hui composer. D'ailleurs, les bouquets se sont souvent dotés au début des années 2000 de leurs propres studios de production, ayant perçu assez tôt le besoin d’une offre spécifique.
 

Une domination des pays du Golfe

Hormis le Liban présent à travers le bouquet LBC, les pays du Golfe et en particulier l'Arabie Saoudite dominent le secteur de la tête et des épaules, même si en termes de contenus arabes ils continuent de dépendre du savoir-faire historique de l'Égypte, de la Syrie ou du Liban, sans parler des productions occidentales, indiennes ou, plus récemment, turques qui ont donné un second souffle à un secteur alors saturé.

Les raisons à cette domination sont de deux ordres : d’une part, les investissements requis pour créer des groupes audiovisuels crédibles et viables dans un secteur dominé par le gigantisme des groupes américains ne sont pas la portée de tous les budgets, même étatiques. C'est ainsi que des princes et/ou hommes d'affaires milliardaires saoudiens, ou encore des conglomérats industriels bien établis saoudiens ou koweitiens, se sont appuyés sur leurs ressources financières pour investir un secteur encore inexistant au début des années 1990. L'objectif étant soit de toucher l'audience la plus large possible de sorte à maximiser les recettes publicitaires, soit de justifier le paiement d'un abonnement, ces groupes ont multiplié leur offre en proposant des bouquets diversifiés. Ce sont eux qui, les premiers, ont permis aux audiences arabes de voir les chaînes occidentales – quand bien même celles-ci véhiculeraient des normes contrastant avec, si ce n'est contredisant, les valeurs des fondateurs. Ils l'ont fait autant par choix – un pari industriel – que poussés par l'inexistence d'une offre arabe concurrente et crédible. Et au début cela a très bien marché : cela représentait une grande libération pour le public, aussi avide de nouveautés que lassé des programmes étatiques surannés.

Le deuxième ordre de raison à la domination des pays du Golfe, et surtout de l'Arabie Saoudite, relève du champ politique, ou géopolitique(2). La révolution dans le secteur médiatique arabe, qui date du début des années 1990, coïncide avec la deuxième guerre du Golfe, consécutive à l'invasion du Koweit par l'Iraq en août 1990. À l'époque, un petit nombre de pays arabes, au rang desquels l'Arabie Saoudite et l'Égypte, a choisi de faire partie des forces de la coalition engagées contre les troupes de Saddam Hussein. Ce ralliement ne manquait pas de soulever d'épineuses questions de légitimité ou de crédibilité vis-à-vis des opinions publiques, surtout pour deux pays qui ont historiquement cherché à exercer une prééminence culturelle, religieuse ou morale sur le monde arabe. C'est ainsi que la création des premières chaînes satellitaires à vocation panarabe, et qui allaient constituer le germe des grands groupes à venir, a répondu d'abord à un souci de légitimation d'une action politique : ce fut donc MBC – bouquet qui domine la scène aujourd'hui – qui ouvrit le bal en 1991, même si le projet était né dès le milieu des années 1980. Cet argument – les médias, surtout d'information, comme auxiliaire de la politique gouvernementale – vaudrait aussi pour le Qatar, à l'origine du bouquet Al Jazeera. Mais il convient d'être prudent quant à toute lecture réductrice, et bien se garder de généraliser ce constat pour en faire un présupposé applicable à tous les bouquets arabes.

Les groupes offrant un accès libre sont MBC, LBC, le segment gratuit d'Al Jazeera – essentiellement la chaîne Al Jazeera mais aussi Al Jazeera International – Rotana et une partie d'Al-Majd. Ces groupes ont eu une stratégie de développement très différente de celle des précédents (i.e. les bouquets payants), obligés à des acquisitions coûteuses de droits (tant pour le cinéma que pour le sport) pour pouvoir se targuer d'une offre exclusive en justification des abonnements. Ces bouquets gratuits ont, au contraire des bouquets payants ayant importé les émissions occidentales, été le fer de lance de la nouvelle vague dans la production télévisuelle arabe, correspondant à l'adaptation arabe des émissions occidentales, ou la naissance d'une véritable télévision privée libérée des contraintes étatiques – mais à laquelle le domaine de l'information, toujours stratégique, était difficilement accessible. Le développement de ces bouquets s'est fait en deux vagues.
 

Un nouveau marché et de nouveaux contenus après le seconde guerre du Golfe (1990)

Le début des années 1990 a marqué un tournant important dans l'histoire des médias arabes : l'arrivée de la technologie satellitaire a bouleversé le secteur audiovisuel. Celle-ci a permis, au sein d'une population bien équipée en téléviseurs, l'arrivée brusque de contenus nouveaux soit étrangers, soit, moins nombreux, arabes mais avec une forte connotation sinon étrangère du moins globale, panarabe, mondialisée. L'objectif pour les propriétaires de chaînes était de proposer les contenus les moins spécifiques possible, de sorte à attirer l'audience la plus large possible. Du point de vue des téléspectateurs, l'autonomisation par rapport aux contenus diffusés par les États a été un fort vecteur du succès de ces chaînes.

Le mouvement a été initié entre l'Arabie Saoudite et l'Égypte, qui semblaient désirer étendre au champ médiatique leur volonté de prééminence sur le monde arabe – auxquels on peut adjoindre le Liban, quoique son importance ait été moindre. Ces pays ont joué un rôle central et structurant pour le marché pendant près de deux décennies, rejoints peu à peu par de nouveaux acteurs, venus du Golfe essentiellement.

L'Égypte a été, en 1990, le premier pays à utiliser la technologie satellitaire pour diffuser une chaîne de télévision : Egyptian Space Channel (ESC), créée à l'occasion de la seconde guerre du Golfe (1990-1991). Les troupes égyptiennes, engagées dans ce conflit, étaient basées en Arabie Saoudite, près de la frontière irakienne. Cet engagement auprès des forces occidentales n'a pas été unanimement approuvé par les populations. De plus, le gouvernement égyptien craignait que l’Irak n'engage, à travers la radio notamment, une action destinée à atteindre le moral de ses troupes. D'où le lancement en décembre 1990, peu avant le début du conflit, de la chaîne ESC (qui deviendra plus tard ESC1) retransmise à travers le satellite Arabsat. Les contenus de cette chaîne étaient surtout destinés à un public égyptien, plus accessoirement non-égyptien : c'étaient pour l'essentiel les programmes de la première chaîne nationale hertzienne.

Mais au plus fort de la guerre, c'était d'information dont le public avait besoin. À cette époque, en ce qui concerne ce type de contenus, la dépendance à l'égard de CNN était totale, à tel point que l'Égypte rediffusait sur son réseau hertzien les émissions de CNN, dans le cadre d'une joint venture établie entre l'URTE (Union de la Radio et de la Télévision Égyptienne) et CNN International : en octobre 1990, elles créaient ensemble la société CNE (Cable Network Egypt), le premier projet de chaîne cryptée dans la région, ayant pour but de diffuser les programmes de CNN. L'entreprise fut un échec relatif en termes d'audience, en raison du prix élevé de l'abonnement ; la chaîne fut ainsi réservée à une élite économique fréquentant les grands hôtels cairotes. Même lorsqu'en 1993 il fut décidé d'enrichir l'offre cryptée en y adjoignant MTV, les abonnements ne décollèrent pas.

Le départ de l'ère satellitaire en Arabie Saoudite fut plus heureux, mais aussi plus résolu. Nous avons déjà souligné que l'Arabie Saoudite, dont le système politique et le rigorisme sont par ailleurs souvent critiqués dans la région, avait servi de base à l'offensive des forces alliées menées par les États-Unis. Le Royaume avait alors craint une érosion de sa légitimité, tant comme leader politique de la péninsule, que comme référence religieuse. C'est ainsi dans le champ médiatique que l’offensive fut la plus nette. Dès 1990, le prince Khaled Bin-Sultan, commandant le – controversé – bataillon saoudien aux côté des alliés, consolidait son emprise sur le grand quotidien arabe basé à Londres, Al-Hayat. La même année, le gouverneur de Riyadh et demi-frère du roi, le Prince Salman ben-Abdelaziz, opérait une montée significative dans le capital du principal concurrent d'Al-Hayat, Asharq Al-Awsat. À cette avancée dans le champ de la presse écrite allait succéder une incursion profonde dans le domaine audiovisuel, qui allait en altérer radicalement et durablement la structure et les règles de fonctionnement. C'est – coïncidence ? – à cette période que naissent les grands groupes audiovisuels arabes, saoudiens surtout. Ils sont créés sous l'égide d'hommes d'affaires fortunés, proches du pouvoir, industriels d'envergure et qui, sans expérience des médias investissent les premiers un domaine économique que, par conséquence, ils créent. C'est d'abord Middle East Broadcasting Corporation en 1991, puis, deux ans plus tard, Arab Radio and Television (ART), suivi d'Orbit Communications Company en 1994 et Showtime Arabia en 1996 (celui-ci émane d'un groupe Koweitien). Ces groupes, établis au prix d'investissements colossaux pour l'époque, marquaient l'arrivée dans la région, à grande échelle, de programmes étrangers. Alors que MBC créait de nouveaux programmes dédiés au public arabe, adoptant dans une certaine mesure les formats étrangers, ART, mais surtout Orbit et Showtime, diffusaient des « packages » de chaînes étrangères sur l'ensemble de la région.

Dès le début du mouvement, deux modèles de chaînes ont émergé. D'une part, le modèle de la chaîne satellitaire gratuite, dénommée free-to-air ou FTA en anglais. L'objectif est de maximiser les recettes publicitaires en attirant la plus large audience possible, et en tentant de créer des moments forts, des sortes de messes audiovisuelles où la tarification des spots publicitaires pourrait être fortement augmentée. L'archétype de ce modèle est la chaîne saoudienne MBC (Middle-East Broadcasting Center), initialement plutôt généraliste, qui constitue le germe d'un des groupes leader aujourd'hui. L'autre modèle est celui des chaînes payantes (pay-TV), souvent proposées dans le cadre de bouquets requérant l'acquisition d'un décodeur spécifique et le paiement d'un abonnement. L'idée ici est plutôt de jouer sur les revenus récurrents des abonnements, en proposant des contenus exclusifs et/ou de suffisamment bonne qualité pour justifier son prix, mais également pour ne pas trop s'aliéner les annonceurs. Le premier groupe à avoir investi la place est le groupe ART (Arab Radio and Television). C'est aujourd'hui le leader et il est intéressant de souligner que, outre la réactivité de son fondateur le sheikh Saleh Kamel, un des moteurs principaux de sa croissance a été le lancement d'un bouquet de chaînes non pas arabophones, mais de langue indienne.

Deux créneaux majeurs, en termes de contenus, sont alors convoités. Le premier est celui de l'information, le second celui du divertissement. Nous pourrions également citer le sport, mais l'information et le divertissement sont les domaines où le secteur audiovisuel arabe a dû faire le plus d'efforts pour évoluer ; c'est de ces contenus que la réforme du système télévisuel est partie, et c'est là qu'elle a été la plus visible.
 

Naissance des grands groupes

 

 La chaîne MBC est alors la première chaîne satellitaire arabe qui ne soit pas formellement détenue par un gouvernement.
En septembre 1991, la chaîne Middle East Broadcasting Center (MBC), commençait à émettre depuis Londres. La société MBC avait été établie dès 1984 par divers investisseurs, dont le conglomérat Dallah Albaraka de l'homme d'affaires saoudien Saleh Kamel. Mise en place sous la forme d'une société de droit privé, la chaîne MBC est alors la première chaîne satellitaire arabe qui ne soit pas formellement détenue par un gouvernement – même si elle est rapidement devenue la propriété du beau-frère du roi Fahd, Walid Al-Ibrahim. Elle se donne pour mission d'offrir aux audiences arabes des divertissements de qualité, et une information impartiale et indépendante. La chaîne MBC lancée en septembre 1991, qui deviendra MBC 1, est notamment célèbre pour avoir introduit Qui veut gagner des millions ?, symptomatique de la présence des divertissements américains et européens sur les chaînes arabes.
 
La chaîne est alors basée à Londres où est réalisé le gros de la production. Les plateaux sont plus modernes et le rythme plus marqué que ce qu'on a l'habitude de trouver sur les chaînes nationales, la programmation est variée : informations (restant très loin de ce qu'Al Jazeera proposera quelques années plus tard), sports, mode, films, tout en respectant une certaine réserve en termes vestimentaire ou stylistique.
 
 ART est le premier groupe à offrir des chaînes thématiques dans le monde arabe. 


En 1993, le conglomérat Dallah Albaraka de l'entrepreneur Saleh Kamel se retire du projet MBC et, rejoint par l'investisseur (et prince) saoudien Al-Walid Bin-Talal, met en place le premier réseau de télévisions payantes, le groupe Arab Radio and Television (ART). Le groupe commence à émettre en janvier 1994 avec quatre chaînes thématiques (films, sports, variétés, enfants). En 1995, et après deux années où la diffusion était opérée depuis Fucino, près de Rome, le groupe dévoilait son propre centre de production et de diffusion à Avezzano, considéré alors par Sony comme la vitrine de son savoir-faire technologique. La volonté du groupe est d'emblée de se concentrer sur les contenus consensuels, y testant avec une grande prudence les limites de ce qui est acceptable. C'est le premier groupe à offrir des chaînes thématiques dans le monde arabe. En accès libre dans un premier temps, les chaînes du groupe ART ont suscité un vif intérêt de la part des téléspectateurs de la région. D'autant plus qu'une des stratégies de Saleh Kamel était l'acquisition de droits de diffusion, tant pour un grand nombre de films que pour des évènements sportifs majeurs tels que la Coupe du monde. Le passage à un accès payant en 1996, accompagné d'une réelle volonté d'améliorer encore la qualité des contenus, s'est quand même traduit par une perte d'audience assez sensible(3). Fait marquant, Saleh Kamel a fait le choix délibéré de ne pas doter ART d'une chaîne d'information : question de coût, volonté de ne pas froisser les autorités, sans doute aussi pour ne pas heurter son ancien associé dans l'aventure MBC, le prince Walid Al-Ibrahim avec lequel il maintenait des relations d'affaires. ART s'est ainsi spécialisé dans les divertissements, films, talk-shows, évènements sportifs.

Le troisième réseau de télévisions, là encore saoudien, est établi en mai 1994 au sein du groupe Mawarid Holdings (ou Mawarid Group). Mawarid Holdings est une société d'investissements privée, détenue par le prince Khaled Bin Adballah. Orbit Communications Corporation, basé d'abord à Rome, est d'emblée le projet le plus ambitieux des trois, le coût initial ayant probablement dépassé le milliard de dollars(4). Le bouquet a la particularité d'être entièrement numérique, et d'emblée crypté. Il est sensiblement plus diversifié que les deux précédents, en raison d'une politique d'offre de programmes non-arabophones bien plus étoffée. Le bouquet offre ainsi rapidement une quarantaine de chaînes, au sein desquelles on retrouve par exemple Disney Channel, Hollywood Channel, Orbit-ESPN Sports, CNN International. Autre innovation majeure, sur le terrain de l'information de qualité en langue arabe celle-là : la création en exclusivité pour Orbit de BBC Arabic Television en vertu d'un accord signé en mars 1994, qui concurrencera un temps la MBC. Mais divers éléments liés aux "sensibilités" saoudiennes conduiront Orbit à fermer la chaîne en 1996.

Le dernier des groupes du Golfe présents dans la région est Showtime Arabia. Il est particulier dans le sens où il est le fruit d'un partenariat liant le conglomérat koweitien Kipco (Kuweit Projects Company) et le géant américain des télécommunications Viacom Inc. (devenu CBS corporation). Showtime Arabia a été établi en 1996 à Londres, offrant pour contenu des chaînes essentiellement américaines, ce qui semble naturel compte tenu du fait Viacom possèdait de nombreuses chaînes et marques de renommée internationale (MTV, Nickelodeon et Paramount Pictures, Dreamworks, entre autres). L'alliance industrielle paraissait ainsi solide et rationnelle, disposant d'avantages compétitifs certains : outre l'expérience de Viacom dans le secteur médiatique, il suffisait de créer l'enveloppe qui accueillerait des contenus existants et largement éprouvés ailleurs dans le monde. La structure du capital de l'entreprise reflète cette complémentarité, et confirme une recherche active de contenus de la part d'opérateurs arabes, Kipco détenant 79% des parts et Viacom les 21% restants. Il semble enfin que l'alliance ait véritablement été le fait d'acteurs privés ayant peu de liens directs avec les familles régnantes.

Le dernier des grands groupes nés à cette période, et qui reste aujourd'hui un des acteurs majeurs de l'industrie, est le bouquet libanais (et d’abord la chaîne) LBC, Lebanese Broadcasting Corporation. Lancée en avril 1996 avec l'appui financier de Saleh Kamel, le fondateur d'ART, LBC a d'abord fonctionné sur le modèle des groupes précédents, la production était assurée au Liban(5). les enregistrements étant ensuite diffusés depuis l'Italie. En réalité, LBC (dénommée LBC-Sat) est la résurgence satellitaire d'une chaîne hertzienne créée en 1985 par les forces libanaises chrétiennes. C'est à l'occasion d'une levée de fonds de 50 millions de dollars destinée à financer la création de la version satellitaire que Saleh Kamel entra au capital de LBC et en devint un actionnaire de référence(6). Le soutien de Saleh Kamel n'était pas que financier, LBC utilisant les infrastructures d'ART mises en place à Avezzano. Le contexte politique particulier de sa création – la guerre civile libanaise – de même que l'environnement très concurrentiel du secteur télévisuel au Liban ont contribué à forger la « personnalité » de la chaîne. Elle ne pouvait, si elle voulait survivre, se cantonner à être le porte-voix des forces libanaises : c'est ainsi qu'elle a mis en place assez tôt dans son histoire une programmation spécifique durant le mois de Ramadan, et s'est montrée particulièrement hardie dans les divertissements proposés. C'est sous la direction de Simon Asmar que les premières adaptations d'émissions de jeux occidentales ont été réalisées, puis ce fut la séance d'aérobic matinale de « Ma Elak Ella Haifa » et les films occidentaux qui ont assuré son succès jusque dans le très wahhabite royaume saoudien.
 
 
 
Une séance matinale d'aérobic de « Ma Elak Ella Haifa »

Les bouquets ont d'abord investi le champ des divertissements, du sport, de la musique, etc., qui sont rapidement adaptables sans représenter une menace pour les autorités. Le domaine de l'information a quant à lui fait l'objet d'une prudence marquée de la part des groupes naissants. ART n'a pas été seul à écarter d'emblée toute idée de lancement d'une chaîne d'information. Idem pour Showtime, qui a positionné son offre à l'extérieur de tout champ politique, faisant le choix exclusif de rediffuser une offre étrangère existante axée sur les divertissements. La tentative la plus hardie d'investir le domaine de l'information est venue du groupe Orbit : c’est, comme nous l’avons évoqué, la naissance de BBC Arabic Television. L'idée au départ était de doter, un peu naïvement peut-être, Orbit Communications d'un organe de presse disposant de l'aura du service arabe de la radio BBC World Service Radio, déjà diffusée dans la région, et jouissant d'une audience et d'une crédibilité importantes à travers la région arabe. En dépit de certaines réticences concernant notamment l'indépendance de la ligne éditoriale, la BBC a finalement accepté l'offre du groupe Mawarid ; l'accord final ayant été signé le 24 mars 1994. La courte vie de la chaîne a été émaillée de conflits nombreux autour des « sensibilités » saoudiennes, ou de certains tabous, qui auraient même fini par irriter l'ambassade de Grande Bretagne à Riyadh. Parmi les sujets sensibles qui furent évoqués figurent l'allusion à la santé fragile du roi Fahd et la diffusion d'un débat sur sa succession, la tribune offerte à des opposants saoudiens à Londres, ou même la diffusion d'un épisode du feuilleton Panorama dans lequel l'Arabie Saoudite est critiquée pour la situation des droits de l'homme. Toujours est-il qu'un soir d'avril 1996, Orbit fermait BBC Arabic Television(7). Orbit possédait par contrat toute l'infrastructure et le matériel éditorial, ce qui rendait difficile le redémarrage de la chaîne sous la protection d'un autre bailleur de fonds ; par ailleurs, l’Arabie Saoudite dispose d’un des marchés intérieurs les plus solvables de la région, elle pouvait utiliser cet élément pour décourager toute initiative économique en faveur d’une chaîne dont elle avait réprouvé la teneur.
 
 Plus que le coût financier d'Al Jazeera, c'est le coût politique qui était important, et seul un souverain bien établi pouvait l'assumer.
Ce fut finalement un autre État qui reprit le flambeau de l'ambition initiale de BBC Arabic Television : le Qatar lance la chaîne Al Jazeera, en réembauchant une grande partie des 150 journalistes qui travaillaient pour BBC Arabic Television. Plus que le coût financier d'une telle entreprise, c'est le coût politique qui était important, et seul un souverain bien établi pouvait l'assumer. Hugh Miles(8) resitue la création de la chaîne Al Jazeera dans la trajectoire et la personnalité d'un homme, l'émir du Qatar Sheikh Hamad ben Khalifa al-Thani, le changement de génération à la tête de l'Etat et un nouveau mode d'exercice du pouvoir, de nouveaux alliés face à un vieux péril – le puissant voisin saoudien – la volonté de réformes sans pour autant se renier : Al Jazeera émerge dans le cadre d'une dynamique nationale plus large insufflée par un souverain jeune, qui prit de force les rênes à son père pour engager le pays dans nouvelle voie nouvelle. Al Jazeera apparaît comme le visage médiatique d'une société en mutation. Sheikh Hamad ben Khalifa al-Thani est présenté comme un réformateur, qui ne s'affiche pas pour autant en démocrate, d'où l'ambiguïté des relations entre la chaîne, affichant une liberté de ton unique à l'échelle régionale, et le pouvoir Qatari qu'elle n'a jamais éreinté. Par cette chaîne unique, qui réalise l'ambition avortée d'Orbit Communications, le Qatar se place d'emblée et de façon inattendue comme un acteur central sur la scène médiatique arabe.
 

Croissance des bouquets payants

ART

Contrairement à MBC, ART connaîtra une expansion rapide dans les années suivant son établissement, soit dès le milieu des années 1990. Ces deux groupes s’opposent aussi sur le traitement de l'information : MBC en a d'abord fait un argument commercial, alors qu'ART a soigneusement évité le sujet. En revanche, le modèle de croissance des deux groupes les rapproche, tous les deux ayant misé sur une croissance interne, par développement de chaînes propres plutôt que par l'acquisition ou la diffusion de chaînes déjà établies. Jusque vers la fin des années 1990, ART a ainsi enrichi son offre de programme par des chaînes mises en place au sein du groupe, grâce à son site de production et de diffusion d'Avezzano. Conscient de la nécessité d'offrir un contenu de qualité, Saleh Kamel a engagé assez tôt dans son histoire une politique active d'acquisition de droits de diffusion: en 1998 il détenait les droits de plus de la moitié des films arabes, ce qui est tout à fait considérable, et avait acquis les droits de diffusion pour la région arabe d'évènement sportifs majeurs ; nous avons mentionné la coupe du monde de football, des championnats de cricket, et plus récemment l'US Open. Ici apparaît un dernier point de divergence avec MBC : la politique dynamique d'acquisition de contenus d’ART a permis de diversifier rapidement la palette de chaînes offertes. Aux quatre chaînes thématiques (films, sports, variétés, enfants) émises dès janvier 1994 depuis la banlieue de Rome, s'en ajouteront d'autres pour porter l'offre à une vingtaine de chaînes en 1998, dont 17 appartiennent au groupe, la plupart étant cryptées. Le groupe ne se cantonne pas à la région arabe, et créé ART America (1996) puis ART Australia (1997) visant les publics arabes ou d'origine arabe habitant les États-Unis, l’Australie et l’Asie). Ces chaînes, distribuées via le câble, reprennent les grand succès des autres chaînes du groupe (telles que ART Sport, Hekayat, Iqraa…), et sont souvent sous-titrées en anglais pour éviter de s'aliéner tout-à-fait les audiences non arabophones. ART Movies se veut le fer de lance de la diffusion de films de qualité à destination de l'audience arabe vivant à l'extérieur de la région, émettant dès 1998 vers l'Amérique du Nord, puis à partir de 2005 vers l'Australie et l'Asie.

Mais le groupe ne comptait pas s'arrêter là, ayant en ligne de mire le leadership d'Orbit (voir infra). Dans la seconde moitié des années 1990, Dallah Albaraka se restructurait et créait trois divisions dont l'une, Arab Media Corporation (AMC), allait se concentrer sur le secteur médiatique. En 1999, dans sa logique de développement d'une offre cryptée, Dallah Albaraka acquérait la société Saudi Digital Distribution Company, qui agissait en tant que prestataire de service (marketing, distribution) à destination des chaînes d'ART, et d'une cinquantaine de chaînes d'autres groupes. Durant l'année 2000 était créée au sein de l'AMC la société Arab Digital Distribution qui, absorbant la Saudi Digital Distribution Company, allait s'occuper du développement de l'offre (bouquets et chaînes), du marketing et du réseau de distribution des chaînes du groupe au Moyen-Orient, en Afrique du Nord et en Europe. C'est un tournant important dans l'histoire du groupe, qui marque une montée en puissance sensible en matière d'organisation et de répartition des rôles au sein du conglomérat, et dès lors la croissance d'AMC (le bras médiatique de Dallah Albaraka) sera essentiellement externe par intégration de chaînes étrangères au groupe dans un packaging qui lui reste propre.

Le bouquet ART s'appelle désormais Al-Awael (« le premier ») ou simplement ART ; il constitue le socle du groupe, et correspond à son métier historique. Profondément remanié cependant pour tenir compte de la concurrence sensiblement accrue des chaînes gratuites, il intégrera aussi des chaînes non-arabophones. Si le bouquet de base comprend seize chaînes, le nombre de chaînes offertes augmentera à une trentaine environ ; elles restent majoritairement arabophones, tout en étant appuyées par des chaînes internationales renommées. La stratégie de développement, qui reste en phase avec les idées initiales de Saleh Kamel, est formulée par le nouveau directeur d'Arab Digital Distribution qui considère que le succès de la télévision payante est déterminé par trois éléments : l'exclusivité sur des évènements de qualité, des films premium (qu'on pourrait traduire par « haut de gamme »), et une offre sportive premium.

Ainsi, le bouquet sera doté de six chaînes sportives, dont ART Sport et ART Sport 2 qui diffusent les événements premium, appuyées par exemple par Eurosport et Eurosport News. Idem pour les films, où la chaîne originelle ART Arabic movie sera épaulée par Turner Classic Movies, ou encore par B4U qui diffuse des films indiens sous-titrés en arabe. Le bouquet offre par ailleurs neuf chaînes de variétés, provenant essentiellement des pays arabes (ART Variety, Nile Variety, the Tunisian Channel…), trois grandes chaînes d'information (CNN, Bloomberg TV et Fox news), quatre chaînes musicales, deux chaînes pour enfants et deux chaînes dédiées aux séries (Nile Drama et Hekayat du groupe ART). Les abonnés peuvent en outre recevoir plus de 40 chaînes gratuites.

La politique de croissance externe allait connaître son apogée fin 2001, avec l'annonce (octobre 2001) par Arab Digital Distribution du transfert, début 2002, de l'ensemble des chaînes du bouquet Star Select (propriété du groupe News Corporation via Star TV) d'Orbit vers ADD soit, à l'époque, plus d'une quarantaine de chaînes au total dont certaines prestigieuses comme Star Movies, Sky News, Fox News, ou National Geographic. Ces chaînes enrichiront ART, mais aussi les deux nouveaux bouquets mis en place par ADD.

La société de distribution Arab Digital Distribution constitue en effet deux autres bouquets. Firstnet propose une offre largement internationale. Il comprend ainsi des chaînes telles que CNN, Bloomberg, Eurosport, TCM, MCM, ou encore Cartoon Network. Aujourd'hui Firstnet basique comprend douze chaînes, et Firstnet premium quinze. Pehla est le dernier bouquet, de divertissement principalement, visant la communauté de langue indienne – en fait la diaspora asiatique visant au Moyen-Orient. Il comprenait par exemple, outre une sélection de chaînes des autres bouquets du groupe, les chaînes Star news, Star plus, Zee TV, Zee Cinema, B4U, B4U Music, etc. Aujourd'hui le bouquet Pehla comprend une quarantaine de chaînes ; il a rencontré dès son lancement un accueil très favorable de la part du public, et a largement contribué à la croissance de l'audience d'ADD. Le bouquet continue d'afficher un fort taux de croissance en termes d'audience dans la région, et réalise parmi les plus fortes audiences – mais il est difficile d'avoir une mesure précise. Le groupe reste particulièrement actif sur ce segment, puisque la jeune et néanmoins très populaire chaîne de divertissements indienne Colors, de la joint-venture entre Viacom et du conglomérat indien Network18, fait partie du bouquet Pehla depuis septembre 2010(9).

Avec cette offre diversifiée, segmentée, comprenant un grand nombre de chaînes internationales reconnues, l'ambition d'Arab Digital Distribution, nouveau visage d'ART, est de se poser en concurrent sérieux des deux autres distributeurs de bouquets dans la région, Showtime et Orbit. La récente fusion entre ces deux groupes semble confirmer qu'ART a bel et bien atteint son but.


Orbit et Showtime

Orbit, fruit d'une grande ambition à son lancement en 1994 a pourtant connu quelques difficultés. Le groupe a d'emblée parié sur une croissance externe par acquisition de chaînes étrangères dont le succès avait déjà été prouvé pour les retransmettre au sein de son bouquet crypté et payant. Si le démarrage a été difficile, Orbit n'a en revanche pas connu les à-coups de croissance qu'ART a connus à son lancement – lorsque, imposant à son audience une double réforme (d'analogique à numérique, et de gratuit à crypté), il a perdu une partie importante de son audience. Le bouquet s'est ainsi de facto adressé à son départ à une population éduquée, au moins bilingue, qui avait l'habitude de voyager, et aisée financièrement(10).  Comme ART, le modèle économique choisi le rendra vulnérable à la concurrence des chaînes gratuites qui se sont multipliées d’abord au cours des années 1990, puis de manière plus importante au début des années 2000 - une concurrence qui a été un élément important ayant pesé sur sa rentabilité. Un autre défi, qui peut paraître anecdotique, a cependant constitué jusqu’à la fin de l'année 2010 un manque à gagner considérable : le piratage. Orbit y a été particulièrement exposé et cela lui a coûté des dizaines de millions de dollars de recettes, jusqu'à ce qu'un nouveau système de sécurité, développé par la société Irdeto, soit mis en place(11).

Dans sa stratégie de croissance externe, Orbit a rapidement visé le bouquet Star Select basé à Hong Kong, et vendu par son fondateur Richard Li à News Corporation. L'acquisition ayant échoué dans un premier temps, Orbit a engagé Alexander Zilo, qui avait également contribué à fonder le bouquet. En 1997, Orbit finit par gagner Star Select(12), ce qui accroît encore l'offre de programmes occidentaux, et fait passer le nombre de ses chaînes à plus de quarante.

À partir de 1998, sous la direction d'Alexander Zilo, un tournant important en matière d'organisation est opéré : « l'arabisation d'Orbit ». L'objectif déclaré n'est pas encore la relocalisation dans la région arabe (qui interviendra quelques années plus tard), mais la réduction des coûts de production en délocalisant et décentralisant les activités de production au sein de la région arabe : Alexander Zilo annonce alors une économie de 42% en termes de coûts salariaux pour chaque employé quittant Rome et se relocalisant dans la région arabe(13). L'idée est aussi de réduire le recours aux prestataires externes, pour internaliser les coûts de production sur le modèle de ce que le groupe faisait déjà depuis le Koweit, le Liban, ou encore Le Caire pour sa deuxième chaîne, Al-Thaniya. Orbit se distingue en cela du choix d'ART de faire construire des studios de production dernier cri à Avezzano. Ce sont ainsi des considérations financières qui inciteront à cette arabisation : mi 1998, soit quatre ans après son lancement, Orbit n'est toujours pas rentable, et Alexander Zilo fixe à fin 1998 le point mort du groupe. Outre la réduction des coûts, un autre objectif déclaré est d'inscrire davantage le groupe dans la culture et la langue arabes, reconnaissant par-là que le modèle de l'offre globale n'est pas aussi efficace qu'initialement prévu et qu'il faut peut-être se rapprocher plus des goûts et des préoccupations des populations arabes. Ainsi Alexander Zilo, qui mit pourtant fin aux activités de BBC Arabic Television car elle ne respectait pas les « sensibilités culturelles » saoudiennes, affirme à l'occasion de ce recentrage la nécessité de protéger le talk-show « Ala El-Hawa », dont le présentateur Emad Eddin Adib faisait preuve d'une impertinence et d'une liberté de ton rare à l'époque des interférences politiques. Mais il ne s'agit pas alors d'être trop offensif politiquement : l'objectif d'une chaîne d'information est remis à plus tard, et la priorité du recentrage est la production de nouvelles émissions de divertissement arabes.

La quête d'une audience arabe, et à travers elle de la rentabilité qui fait également défaut à ART à la même période, se poursuit au début des années 2000. L'arabisation d'Orbit ne fait pourtant pas de progrès notables du point de vue de la programmation, les nouvelles chaînes sur cette période étant étrangères. La perte du bouquet Star Select, qui rejoint ART, conduit Orbit à une politique commerciale agressive en termes de partenariats pour compléter son offre étrangère. Bloomberg, Sky News ou CNBC pour l'information, Turner Classic Movies, MGM ou Filmworld pour le cinéma ou encore BBC Prime, Animal Planet, The History Channel, The Cartoon Network, Fashion TV sont ainsi ajoutées à son offre. La nouvelle stratégie du groupe touche aussi la direction, et au nom de l’arabisation plus poussée du groupe, Alexander Zilo est remplacé par Samir Abdulhadi(14). Parmi les changements importants de l'époque figurent l'introduction de l'interactivité, avec le guide de programmes électronique (Electronic Program Guide ou EPG), le pay-per-view (dénommé "TV Max"), ou encore l'adoption de la norme DVB(15) pour la diffusion des signaux numériques.
 

 Pour Showtime, l'objectif est de se positionner en tant que diffuseur de programmes étrangers à destination d'un public arabe, évitant de concurrencer les producteurs arabes sur leur champ de compétences.
Showtime est un cas un peu à part, en ce sens que son business model consiste presque exclusivement à diffuser des chaînes et des productions étrangères. En 2000, Peter Einstein expliquait l’absence de projet de production du groupe par le coût nécessairement élevé pour parvenir à des productions de qualité(16). Prenant l'exemple de MTV, chaîne qu'il a lancée aux États-Unis, le projet d'une MTV Arabia serait ainsi un risque financier important car les investissements nécessaires ne pourraient pas être rentabilisés en raison de la faiblesse des recettes publicitaires et de la concurrence de multiples petites chaînes musicales existantes souvent non rentables. Par ailleurs, le souhait est de se positionner en tant que diffuseur de programmes étrangers à destination d'un public arabe, évitant de concurrencer les producteurs arabes sur leur champ de compétences. La croissance du groupe, contrairement aux autres mentionnés-ci-dessus, est donc exclusivement externe : il s'agit de proposer les programmes occidentaux les plus susceptibles d'attirer un public arabe désireux d'accéder à des contenus premium ou exclusifs, de contourner la censure opérée par les gouvernements, et qui aurait bien entendu les moyens de payer l'abonnement. Les programmes sont diffusés en langue anglaise, mais sous-titrés en arabe, sachant que les publicités, les annonces, etc., entre les programmes restent pour une large part en arabe. Aucun biais particulier n'est adopté pour la programmation : Showtime diffuse séries, jeux, talk-shows, films et programmes sportifs, tout ce qui est susceptible de revêtir un caractère d'exclusivité suffisant pour justifier le paiement d'un abonnement dans un environnement déjà marqué par une offre gratuite pléthorique.


Un secteur difficile : des synergies à trouver
 
 Ces groupes ne doivent souvent leur présence aujourd'hui qu'à l'assise financière de leurs propriétaires. 




Malgré les investissements réalisés, le succès ne fut pas au rendez-vous : la concurrence des chaînes gratuites et le coût des abonnements, sans oublier le piratage à grande échelle(17), ont nui à la rentabilité de ces groupes, qui ne doivent souvent leur présence aujourd'hui qu'à l'assise financière de leurs propriétaires. De plus, les grandes chaînes occidentales étaient présentes indistinctement au sein de l'un ou l'autre bouquet ; il leur manquait une "personnalité" ou une spécificité qui allait au-delà du choix de contenus conçus ailleurs et importés en fonction de leur notoriété. Étant donné ces difficultés, la rationalisation du secteur était inévitable. C'est ainsi qu'en juillet 2009, la holding koweitienne Kipco annonçait la fusion de sa société Showtime avec Orbit Group pour créer Orbit-Showtime Network (OSN). L'objectif est de jouer sur la taille du bouquet ainsi formé pour négocier les droits de diffusion des chaînes (ou encore les tarifs à l'attention des annonceurs, mais il est difficile de mesurer ce phénomène). Il semble toutefois que les deux groupes réunis atteignaient à peine les 400 000 abonnés, un chiffre très modeste compte tenu des investissements réalisés et du fait que les bouquets avaient été établis quinze ans auparavant(18).  Orbit trouve par ailleurs un débouché plus intéressant pour ses productions, sans compter les « synergies » habituellement mises en avant dans ce genre d'opération, comme la mutualisation et donc la réduction des coûts. Par exemple, Orbit possède sa propre société de productions, Mediagates, ce qui constitue déjà une complémentarité importante avec Showtime. Mediagates détient à son tour trois sociétés différentes : Reel Films Drama Productions, Orbit Productions et Al Madar. Reel Films Drama Production produit des séries et des films exclusivement pour Orbit (désormais OSN). Orbit Productions est en charge des émissions de divertissements ; forte de 600 employés, elle produit environ 3 000 heures de programmes par an tant en direct qu’en différé, dans divers domaines : musique, talk-shows, programmes religieux, etc. Elle se targue également de posséder 50 000 heures d'archives audiovisuelles. Enfin, Al-Madar, établie au sein de l'Egyptian Media Production au Caire Company, est la société en charge de la négociation et de l'acquisition des droits de diffusion. Mediagates possède également une division en charge des relations avec les annonceurs, auprès desquels elle met en avant les 8 chaînes thématiques qu'elle a mises en place exclusivement pour OSN(19). Par ailleurs, Noorsat que nous avons déjà présenté, entré dans le giron du groupe, trouvera plus facilement à placer les canaux loués à Eutelsat. Il reste cependant des défis à relever, comme le fait que 30 à 40 % des abonnements concernent les deux plateformes, ce qui conduira à une diminution en conséquence des recettes. L'autre défi de taille est l'évolution de l'offre gratuite qui a su, hors évènements exceptionnels comme les championnats sportifs, enrichir et affûter son offre d'une façon dangereuse pour les bouquets payants.
 

Les années 2000 : de nouvelles stratégies de conquête des grands groupes

Les groupes évoqués ci-dessus domineront l'offre de bouquets jusqu'au début des années 2000, et ne seront confrontés sur cette période qu'à une offre certes redoutable d'un point de vue commercial mais éclatée en chaînes individuelles à la personnalité très marquée. Chacune concurrençant un petit segment de leur offre, elles représentent jusque là une menace relative. Mais un autre fait de guerre donnera une nouvelle impulsion au secteur médiatique arabe : les attentats du 11 septembre, et l'invasion consécutive de l'Iraq et de l'Afghanistan.

Il faut mentionner aussi la politique active des États arabes qui, désireux de ramener dans leur giron les groupes expatriés, n'hésiteront pas à amender de façon considérable l'organisation législative de leur secteur audiovisuel, opérant une scission nette entre le secteur audiovisuel national, hertzien essentiellement, sous contrôle étroit, et les centres « offshores » en leur sein (les zones franches) visant à leur assurer visibilité et aura à l'extérieur de leurs frontières, et recettes et investissements à l'intérieur de leurs frontières. Nous évoquerons enfin l'évolution technologique qui s'est accélérée, voyant son coût d'accès baisser de façon importante et en peu de temps, ce qui a laissé entrevoir une efficacité accrue pour les investissements lourds à consentir pour pénétrer le secteur.


Les chaînes gratuites deviennent bouquets : MBC

La croissance, entendue au sens de diversification de l'offre, du groupe MBC attendra le début des années 2000, lorsque le groupe se tournera vers les contenus étrangers. Entre temps, la chaîne a réussi à survivre et gagner en audience face à l'offre pléthorique, essentiellement étrangère, des bouquets cryptés. En 2002, MBC se dote de ses propres installations de tournage et de production (MBC Facilities) ; il se dote aussi d'une société de production, O3 productions. En 2003 est créée la chaîne MBC 2, qui émet depuis Dubaï et assure la diffusion de films américains. La même année, et alors que la troisième guerre du Golfe vient d'éclater, le groupe lance Al-Arabiya, la célèbre chaîne d'information qui se veut une alternative saoudienne, peut-être davantage une riposte, tardive, à Al Jazeera. Le traitement différencié de l'information par ces deux chaînes concurrentes semble justifier a posteriori leur existence conjointe ; lorsque George Bush voudra s'adresser aux populations arabophones pour expliquer son action en Iraq, clarifier ses intentions ou encore évoquer Abu-Ghraïb, c'est sur Al-Arabiya qu'il choisira d'apparaître à plusieurs reprises, et non sur Al Jazeera. La croissance se poursuit en 2004 avec l'apparition de la chaîne pour enfants MBC 3 ; une chaîne dédiée aux femmes, MBC 4, sera lancée en 2005, diffusant surtout des séries américaines, des émissions de téléréalité. En 2007, une audience plus jeune sera visée avec Wanasah, chaîne de clips vidéo et autres programmes de variétés. Puis trois autres chaînes, spécialisées dans les films, seront lancées : MBC Action en 2007, et en 2008, MBC Max et MBC Farsi qui rediffusent les gros succès internationaux, sous-titrés en arabe et en persan. La dernière du groupe, MBC Drama, naît en novembre 2010 ; c'est une chaîne familiale, émettant 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7, et faisant la part belle aux séries arabes, en plus des séries indiennes, turques ou mexicaines doublées en arabe.

Le groupe assure également sa présence sur Internet, d'abord avec Alarabiya.net, puis AlAswak.net et enfin Shahid.net. Le premier de ces trois sites, lancé en 2004, est le portail Internet de la chaîne du même nom et accessible en quatre langues : arabe, anglais, persan et ourdou. Le second, AlAswak.net, lancé en 2006 est dédié à l'information financière à destination des entreprises et des investisseurs (Al Aswak se traduisant par « les marchés »), uniquement disponible en arabe sur le portail Alarabiya.net. Le troisième site, Shahid.net est intéressant dans la mesure où il s'agit du premier site de vidéo-à-la-demande de la région arabe. Les contenus proviennent des chaînes du groupe : il est prévu que sitôt la diffusion sur une chaîne payante terminée, le programme puisse être visionné sur Shahid.net. Un des objectifs du groupe est d'être présent sur ce nouveau support publicitaire qu'est Internet, et vers lequel les annonceurs ont de plus en plus tendance à se reporter. Il s'agit de pister l'audience qui se déplace de plus en plus vers Internet, où elle est de surcroît plus facilement mesurable. Dernier axe de développement important, MoBC ou MBC Mobile Services, qui regroupe des services développés à destination des utilisateurs de téléphones portables : contenus pour SMS et MMS, télévision, vidéo-à-la-demande, émission en direct, jeux et autres applications. Dans le même ordre d'idées, le service Jawwal Al-Arabiya qui permet depuis 2005 aux abonnés d'avoir accès en temps réel sur leur téléphone portable aux informations d'Al-Arabiya.

MBC joue ainsi à plein la carte de la convergence numérique, et apparait comme un pionnier en la matière dans la région, ce qui est rendu possible par la cohérence de l'offre qu'il propose, et par le fait qu'il ne se contente pas de diffuser des programmes élaborés ailleurs (même si cela est un de ses axes de développement très forts), mais qu'il développe aussi ses propres contenus. En termes industriels, MBC maîtrise en effet une grande partie de la chaîne de valeur. MBC.net, le portail principal de tous ses services, permettra prochainement de donner accès en streaming à toutes les chaînes du groupe.


Al Jazeera se diversifie

Al Jazeera a également investi le champ de l'offre diversifiée. En 2003, Al Jazeera fait le premier pas hors du domaine de l'information, en créant Al Jazeera Sports, épaulée depuis 2004 par 5 chaînes sportives payantes. Al Jazeera Live (retransmission d'évènements marquants comme des rencontres ou des discours politiques) fait son apparition en 2004. En 2005, la Fondation du Qatar pour l'éducation, la science et le développement social lance au sein du groupe Al Jazeera Children. En 2006 nait Al Jazeera English, suivie en 2007 par la chaîne documentaire Al Jazeera Al Wathaeqiya, qui diffuse des programmes produits par le groupe aussi bien qu’acquis à l'extérieur. Enfin, en 2009, la fondation du Qatar pour l'éducation lance une nouvelle chaîne utilisant les infrastructures d'Al Jazeera, Bara'em – ceci suggérant si besoin est les liens entre Al Jazeera et le pouvoir en place

Ceci sera déterminant dans le domaine du sport. Redoutant la concurrence, Al Jazeera se lance dans le secteur sportif de façon résolue ; après avoir ravi à ART les droits de transmission pour la coupe du monde de Football en Afrique du Sud (2010), le groupe s'est assuré les droits de diffusion de la coupe du monde de 2014 au Brésil, et a récemment décroché ceux de 2018, en Russie, puis de 2022, au Qatar. Le montant des droits n'est pas révélé, mais on cite couramment le chiffre d'un milliard de dollars simplement pour 2010 et 2014 ; on voit mal comment la chaîne Al Jazeera avec ses recettes publicitaires limitées aurait pu financer ces acquisitions. Al Jazeera a acquis l'exclusivité des droits de transmission dans 23 pays sur les réseaux câblé et hertzien, par satellite, de même que via Internet et la téléphonie mobile. Elle a également répondu à l'appel d'offre pour la retransmission des matchs de première division en France, Canal+ abandonnant alors l'exclusivité sur l'évènement de 2012 à 2016. L’inflation des montants des droits de retransmission est pour partie attribuable à la présence d'acteurs publics, comme l'Abu-Dhabi Media Company qui a acquis l'année dernière pour 300 millions de dollars les droits de retransmission du championnat des Émirats. Cela fera dire à David Butorac, PDG de OSN, qu'il y a « des gens qui achètent les droits de retransmission des évènements sportifs sans avoir aucune contrainte de rentabilité commerciale », convaincu que les droits payés ne pourront pas être rentabilisés. Lorsqu'on sait l'importance des évènements sportifs dans le business model des bouquets payants, on prend la mesure du défi que représente pour les bouquets existants une telle inflation des coûts, qui menace leur rentabilité mais dont l’absence entraînerait la perte de ressources publicitaires ou en abonnements.

De plus, comme MBC, Al Jazeera a désormais une présence forte et clairement identifiable sur Internet, par exemple à travers « The Stream », mais aussi via ses inévitables applications iPhone.


Le cas LBC

LBC se distingue un peu des deux groupes précédents, premièrement en ce que la diversification de son offre ne le conduira jamais sur le terrain de l'information « indépendante » à la manière d'Al Jazeera ou d’Al-Arabiya. D'une part, le lancement et le maintien d'une chaîne d'information est un projet particulièrement coûteux. D’autre part, il est probable que la situation politique régionale rende hasardeux l'exercice, hors des frontières, de la liberté d'expression journalistique qui a toujours été un trait caractéristique du système médiatique libanais. Ainsi, la chaîne d'information qui est créée en 1996, LBC Sat, bénéficiera-t-elle de l'appui en la matière du journal Al-Hayat, étroitement contrôlé par le demi-frère du roi, le Prince Salman ben-Abdelaziz.

Le deuxième trait caractéristique de LBC est que sa croissance a débuté dès le milieu des années 1990, avec le lancement en 1996 de trois chaînes payantes : LBC Europe, LBC America et LBC Australia. Leur particularité est de rester centrées sur les chaînes maîtresses du groupe que sont la chaîne nationale à vocation familiale LBCI et la chaîne satellitaire LBC Sat. Les programmes de cette dernière constituent l'essentiel des contenus des nouvelles chaînes, mais rediffusés à des créneaux destinés à caler les horaires et le rythme des programmes sur ceux des populations arabes expatriées. En 1996 également, LBC crée Al-Fadaiya Al-Loubnaniya, une chaîne pour la famille spécialement destinée aux femmes et aux enfants et calibrée pour le vaste et solvable marché saoudien. Sur le même principe, LBC Maghreb est lancée en 2006. En 2003, LBC Holding lance la chaîne de divertissements Nagham, visant la « jeunesse arabe », spécialisée notamment dans les évènements musicaux "périodiques", comme la version arabe de « Star Academy ». Nous avons pu constater à cette occasion que les liens avec l'Arabie Saoudite ne se limitent pas à la collaboration avec Al-Hayat. En effet, on retrouve une sensibilité aux normes saoudiennes dans la version arabe de « Star Academy » qui respecte en tout point les codes en vigueur applicables aux séries TV pour pouvoir être diffusées en Arabie Saoudite (absence d'alcool, prohibition des relations intimes entre les participants, religion et politique absents des discussions…). De plus, certaines émissions sont dédiées à un public saoudien (Eishu Ma'ana, ou Ahmar Bil-Khatt Al-Arid) et abordent parfois de façon critique ou provocante des questions de société intéressant le public saoudien. Nous voyons à travers cet exemple que les liens sont souvent complexes entre les différents acteurs en présence, la chaîne des forces chrétiennes libanaises visant dès le départ le marché saoudien, qui a été en retour le vecteur de sa très forte croissance. Mais pas sans conditions : un épisode « malheureux » dans l'histoire de la chaîne où un Saoudien faisait état de ses conquêtes féminines a conduit à la fermeture des bureaux de la chaîne durant deux mois en été 2009 – avec un impact direct sur les recettes publicitaires de la chaîne.


Un nouveau venu : Rotana

 Le modèle d'importation brute de contenus étrangers ayant atteint ses limites, les groupes tentent de coller au plus près aux goûts des audiences arabes.

Une tendance est clairement identifiable : les chaînes diffusées dans la région arabe depuis le début des années 2000 sont de plus en plus dotées de productions émanant de la région. Le modèle d'importation brute de contenus étrangers ayant atteint ses limites, les groupes tentent de coller au plus près aux goûts des audiences arabes. Le bouquet Rotana, né en 2007, est emblématique de cette tendance. Il est détenu par Rotana Media Group, qui est aussi la plus importante société de production arabe dans le domaine musical après seulement 8 années d’existence. Le groupe, qui s'est récemment diversifié pour inclure la production de films et de séries télévisées, appartient au prince saoudien Al-Walid Bin Talal(20). Ce bouquet est directement alimenté par les productions de Rotana, et outre LBC Sat(21), comprend 6 chaînes : Rotana Music, Rotana Clip, Rotana Khalijiyah, Rotana Zaman et Rotana Cinema. Rotana possède le catalogue musical le plus riche du monde arabe, et, tout comme ART à ses débuts, a construit une importante bibliothèque de films arabes, assurément une des plus riche du monde arabe puisqu'elle inclut les droits sur 40% de l'ensemble de la production cinématographique égyptienne. En février 2010, News Corp est entré au capital de Rotana Media Group à hauteur de 9.1%, le prince détenant déjà depuis 2005 5.7% du capital de News Corp. Cet investissement semble confirmer le début d'un partenariat entre Rotana Media Group et News Corp. Les deux sociétés ont d'ailleurs signé en janvier 2010 un partenariat pluriannuel portant sur les productions de The Disney Company, propriété de News Corp. De plus, en avril 2010, Al-Walid Bin Talal a annoncé son intention de céder une partie du capital de Rotana Holding par introduction en bourse, dans un délai de deux ans(22) ; il a fait part à cette occasion de son projet de lancer en 2012 une chaîne d'information (Alarab, qui sera dirigée par Jamal Ahmad Khashoggi) concurrençant Al Jazeera et Al-Arabiya, qui ne ferait pas partie du groupe Rotana Holding et créée en coopération avec News Corp. Outre les chaînes que nous avons mentionnées, Rotana produit et diffuse la chaîne religieuse Al Resalah depuis mars 2007.


La religion et la tradition comme arguments marketing : Al-Majd

L'essentiel du développement du système télévisuel arabe au cours des deux dernières décennies a été réalisé hors segment religieux. Ce dernier existe, car il permet de satisfaire une demande, mais celle-ci reste marginale à l'échelle du secteur. Les chaînes religieuses les plus importantes (Iqra, Al Majd et Al-Resalah) sont toutes les trois saoudiennes. Nous nous attarderons en particulier sur le bouquet Al Majd. Celui-ci se distingue par un positionnement clairement défini, et constitue une offre suffisamment homogène pour avoir trouvé rapidement une audience importante.

Initialement, Al Majd est une maison d'édition spécialisée dans les contenus religieux et détenue pas les frères saoudiens Al-Shimaimri. En 2002, ces derniers se sont lancés dans les médias audiovisuels, en créant la société Al Majd Satellite Broadcasting, établie à Dubaï mais émettant depuis Le Caire. La chaîne phare du groupe, Al Majd Satellite Channel, offre un contenu diversifié dont les programmes religieux représentent le quart. Quatre des quatorze chaînes du groupe sont gratuites : Al Majd Satellite Channel, Al Majd Holy Quran (chaîne coranique), Al Majd Hadîth (consacrée aux hadiths), et Al Majd AI'ilmiyya (sciences religieuses). Les dix autres chaînes du groupe sont payantes, et comprennent notamment quatre chaînes pour les enfants : Al Majd Kids Channel, Al Majd Basma (dessins animés), Radio Dal for Children (chat SMS en continu), et Fakkar-o-La'ab (chaîne interactive dont le nom signifie « réfléchis et joue »). À celles-ci s'ajoutent deux chaînes documentaires (Al Majd Al-Wathaiqiyya et Al Majd Al-Tabiya), et Al Majd Ramadania qui n'émet que durant le mois de Ramadan.

Le groupe offre ainsi un contenu varié incluant notamment des documentaires, des jeux, des talk shows, des feuilletons, dont une grande partie est produite au sein du groupe, à partir des studios modernes installés à Dubaï, Jeddah, Amman et au Caire. Contrairement aux autres bouquets, toutes les chaînes respectent une lecture rigoriste de l'Islam (pas d'alcool, pas de contenu à connotation sexuelle, présence féminine limitée et proscrite dans les publicités, musique et chants bannis…). Ceci contraste par exemple avec Rotana où Al Resalah est proposée dans le même bouquet que Rotana Music. L'objectif des frères Al-Shimaimri est d'offrir un contenu "propre" qui constituerait pour les parents un environnement médiatique de confiance, sécurisé pour les enfants. La croissance des abonnements a été rapide, le cap des 200 000 abonnés ayant été franchi début 2007(23). Réalisée en Arabie Saoudite d'abord, elle s’est ensuite étendue aux autres pays de la région. Les frères Al-Shimaimri insistent dans leur marketing sur les valeurs de la famille, conservatrices, religieuses, en phase avec la culture des populations arabes, et sur la qualité et la sécurisation du contenu. La chaîne est ainsi la seule qui soit validée par la compagnie aérienne Saudi Airlines durant ses vols, ce qui n'empêche pas les grands annonceurs occidentaux d'y être présents.
 

Un secteur en voie de maturation

Deux grands mouvements sont identifiables au sein du système télévisuel arabe : d'une part une libéralisation progressive des contenus, et d'autre part l'adaptation progressive de ceux-ci aux caractéristiques de l'audience visée. Par libéralisation, nous entendons un dégagement progressif des contraintes et des choix étatiques. Celle-ci peine encore dans le secteur de l'information, et si on s'oriente vers un modèle d'information libre émanant du secteur privé, il est encore trop tôt pour dire si les évènements récents permettront une libéralisation complète. Pour les autres secteurs, les bouquets payants ont joué un rôle considérable, en donnant à voir ce qui se faisait ailleurs ; ils ont créé un marché ex nihilo, et s'il est encore difficile de mesurer l'audience pour les observateurs que nous sommes, ces groupes ressentent directement les choix de l'audience à travers leurs ressources publicitaires et l'évolution des abonnements. Ces contraintes économiques ont progressivement agi sur les choix de diffusion, puis ont constitué une incitation forte à se rapprocher davantage des caractéristiques de l'audience : les contenus proposés émanent de plus en plus de la demande des téléspectateurs, que les groupes apprennent à connaître en la confrontant aux programmes étrangers importés. Cela illustre de manière schématique le phénomène fondamental qu'est le retour au local dans le cadre du secteur privé, signe d'une maturation progressive du secteur. Émerge in fine un véritable marché audiovisuel local, avec ses téléspectateurs, ses producteurs, ses diffuseurs, tous interagissant en fonction de leurs goûts, leurs objectifs et leurs contraintes économiques.


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Crédits photos :
- illustration : newsroom d'Al-Jazeera, Sugar Cubes / Flickr.com
- logos des bouquets ART, OSN, LBC, MBC, Al-Jazeera, Al-Majd, Rotana.
 

(1)

ASBU, Al-Bath Al-Fada'i Al-Âarabi, Attaqrir Assanawi Li-âam 2010 (en arabe), ASBU : Les télévisions satellitaires arabes, Rapport annuel 2010. 

(2)

Voir par exemple « Saudi Arabia's Media Empire: Keeping the Masses at Home », Arab Media and Society, n°3, automne 2007. 

(3)

Il est difficile sur ce point d’obtenir des éléments de mesure précis. 

(4)

Ce qui à l'époque constituait un des investissements les plus importants au niveau mondial pour un projet audiovisuel. 

(5)

La production des groupes précédemment cités était au départ effectuée à l’étranger, jusqu’au début des années 2000 où ils sont revenus dans la région, et plus précisément dans les zones médiatiques franches mises en place à cet effet. Voir GUAAYBESS Tourya, « A New Order of Information in the Arab Broadcasting System », Transnational Broadcasting Studies, Université Américaine du Caire, n° 9, 1st semester 2002.  

(6)

Kraidy M. et Khalil J., Arab Television Industries, Palgrave Macmillan, 2009, p. 22. 

(7)

Ian Richardson (ancien directeur de BBC Arabic Television), « The Arabic TV "Monster" », The Independent, Avril 1997. 

(8)

Miles H., « L'Homme qui eut la vision d'A-Jazira », in : Gonzales Y. et Guaaybess T., Les Arabes parlent aux Arabes, Actes Sud, 2010. 

(9)

« Viacom18's 'Colors' launches on Pehla in Middle East », AME Info, 23 septembre 2010 

(10)

Ce qui n’est pas forcément contradictoire avec l’objectif d’atteindre un large public : le bouquet est crypté et s’adresse donc à une petite portion de la population ; simplement, il s’agit d’être compétitif sur ce segment de population, qui est plus important que le seul nombre d’abonnés. 

(11)

Le même système de cryptage des signaux a aussi été sélectionné par Arab Digital Distribution. 

(12)

Pour un temps seulement comme nous l'avons vu. 

(13)

Transnational Broadcasting Studies, n°1, 1998. 

(14)

Qui dirigeait auparavant les activités commerciales et de distribution du groupe Mawarid. 

(15)

La norme DVB, ou Digital Video Broadcasting Project, a été établie par un consortium international de professionnels du secteur audiovisuel, visant à définir les standards en termes de qualité d'émission. 

(16)

Transnational Broadcasting Studies, n°4, 2000. 

(17)

Sean Williams, « Walking the plank », interview de David Butorac (PDG de Orbit Showtime Network), Arabian Business, 15 décembre 2010. 

(18)

Chris Forrester, « Showtime+Orbit: Will it work ? », Sat Magazine, Octobre 2009. 

(19)

Ces chaînes sont Al-Safwa (programmes variés régionaux et internationaux catégorisée « up market » pour les annonceurs), Al-Yaum (divertissements et variétés arabes, 35 heures hebdomadaires), Arabic Series Channel et Arabic Series Channel +4 (séries arabes exclusivement, en continu, rediffusées avec un décalage de 4 heures), Cinema 1 (films arabes classiques), Cinema 2 (films arabes pour la famille, principalement égyptiens), Music Now (musiques internationales) et Fann (dédiée aux différentes formes d'arts et différents mouvements artistiques, originaires des pays arabes ou non). Chacune de ces chaînes vise une audience spécifique, clairement identifiée à l'attention des annonceurs en termes de genre, de tranche d'âge, de catégorie socioprofessionnelle.... 

(20)

Ce dernier possède également le quotidien Asharq Al-Awsat. Il a aussi été le partenaire de Saleh Kamel, qui est entré dans le capital de LBC Sat pour financer son développement, et détient aujourd'hui 85% du capital de LBC Sat. La chaîne est désormais diffusée conjointement avec le bouquet de chaînes Rotana (qui peinait semble-t-il à atteindre ses objectifs d'audience). 

(21)

Le capital de LBC Sat est détenu à 85 % par Al-Walid Bin Talal. La chaîne est donc diffusée conjointement par LBC et Rotana. 

(22)

« Saudi Prince Al-Waleed plans Rotana share sale within two years », Bloomberg Business Week, 26 avril 2010. 

(23)

« Al Majd Satellite TV breaks the 200,000 subscriber mark », AME Info, janvier 2007. 

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