Croissance des bouquets payants
ART
Contrairement à MBC, ART connaîtra une expansion rapide dans les années suivant son établissement, soit dès le milieu des années 1990. Ces deux groupes s’opposent aussi sur le traitement de l'information : MBC en a d'abord fait un argument commercial, alors qu'ART a soigneusement évité le sujet. En revanche, le modèle de croissance des deux groupes les rapproche, tous les deux ayant misé sur une croissance interne, par développement de chaînes propres plutôt que par l'acquisition ou la diffusion de chaînes déjà établies. Jusque vers la fin des années 1990, ART a ainsi enrichi son offre de programme par des chaînes mises en place au sein du groupe, grâce à son site de production et de diffusion d'Avezzano. Conscient de la nécessité d'offrir un contenu de qualité, Saleh Kamel a engagé assez tôt dans son histoire une politique active d'acquisition de droits de diffusion: en 1998 il détenait les droits de plus de la moitié des films arabes, ce qui est tout à fait considérable, et avait acquis les droits de diffusion pour la région arabe d'évènement sportifs majeurs ; nous avons mentionné la coupe du monde de football, des championnats de cricket, et plus récemment l'US Open. Ici apparaît un dernier point de divergence avec MBC : la politique dynamique d'acquisition de contenus d’ART a permis de diversifier rapidement la palette de chaînes offertes. Aux quatre chaînes thématiques (films, sports, variétés, enfants) émises dès janvier 1994 depuis la banlieue de Rome, s'en ajouteront d'autres pour porter l'offre à une vingtaine de chaînes en 1998, dont 17 appartiennent au groupe, la plupart étant cryptées. Le groupe ne se cantonne pas à la région arabe, et créé ART America (1996) puis ART Australia (1997) visant les publics arabes ou d'origine arabe habitant les États-Unis, l’Australie et l’Asie). Ces chaînes, distribuées via le câble, reprennent les grand succès des autres chaînes du groupe (telles que ART Sport, Hekayat, Iqraa…), et sont souvent sous-titrées en anglais pour éviter de s'aliéner tout-à-fait les audiences non arabophones. ART Movies se veut le fer de lance de la diffusion de films de qualité à destination de l'audience arabe vivant à l'extérieur de la région, émettant dès 1998 vers l'Amérique du Nord, puis à partir de 2005 vers l'Australie et l'Asie.
Mais le groupe ne comptait pas s'arrêter là, ayant en ligne de mire le leadership d'Orbit (voir infra). Dans la seconde moitié des années 1990, Dallah Albaraka se restructurait et créait trois divisions dont l'une, Arab Media Corporation (AMC), allait se concentrer sur le secteur médiatique. En 1999, dans sa logique de développement d'une offre cryptée, Dallah Albaraka acquérait la société Saudi Digital Distribution Company, qui agissait en tant que prestataire de service (marketing, distribution) à destination des chaînes d'ART, et d'une cinquantaine de chaînes d'autres groupes. Durant l'année 2000 était créée au sein de l'AMC la société Arab Digital Distribution qui, absorbant la Saudi Digital Distribution Company, allait s'occuper du développement de l'offre (bouquets et chaînes), du marketing et du réseau de distribution des chaînes du groupe au Moyen-Orient, en Afrique du Nord et en Europe. C'est un tournant important dans l'histoire du groupe, qui marque une montée en puissance sensible en matière d'organisation et de répartition des rôles au sein du conglomérat, et dès lors la croissance d'AMC (le bras médiatique de Dallah Albaraka) sera essentiellement externe par intégration de chaînes étrangères au groupe dans un packaging qui lui reste propre.
Le bouquet ART s'appelle désormais Al-Awael (« le premier ») ou simplement ART ; il constitue le socle du groupe, et correspond à son métier historique. Profondément remanié cependant pour tenir compte de la concurrence sensiblement accrue des chaînes gratuites, il intégrera aussi des chaînes non-arabophones. Si le bouquet de base comprend seize chaînes, le nombre de chaînes offertes augmentera à une trentaine environ ; elles restent majoritairement arabophones, tout en étant appuyées par des chaînes internationales renommées. La stratégie de développement, qui reste en phase avec les idées initiales de Saleh Kamel, est formulée par le nouveau directeur d'Arab Digital Distribution qui considère que le succès de la télévision payante est déterminé par trois éléments : l'exclusivité sur des évènements de qualité, des films premium (qu'on pourrait traduire par « haut de gamme »), et une offre sportive premium.
Ainsi, le bouquet sera doté de six chaînes sportives, dont ART Sport et ART Sport 2 qui diffusent les événements premium, appuyées par exemple par Eurosport et Eurosport News. Idem pour les films, où la chaîne originelle ART Arabic movie sera épaulée par Turner Classic Movies, ou encore par B4U qui diffuse des films indiens sous-titrés en arabe. Le bouquet offre par ailleurs neuf chaînes de variétés, provenant essentiellement des pays arabes (ART Variety, Nile Variety, the Tunisian Channel…), trois grandes chaînes d'information (CNN, Bloomberg TV et Fox news), quatre chaînes musicales, deux chaînes pour enfants et deux chaînes dédiées aux séries (Nile Drama et Hekayat du groupe ART). Les abonnés peuvent en outre recevoir plus de 40 chaînes gratuites.
La politique de croissance externe allait connaître son apogée fin 2001, avec l'annonce (octobre 2001) par Arab Digital Distribution du transfert, début 2002, de l'ensemble des chaînes du bouquet Star Select (propriété du groupe News Corporation via Star TV) d'Orbit vers ADD soit, à l'époque, plus d'une quarantaine de chaînes au total dont certaines prestigieuses comme Star Movies, Sky News, Fox News, ou National Geographic. Ces chaînes enrichiront ART, mais aussi les deux nouveaux bouquets mis en place par ADD.
La société de distribution Arab Digital Distribution constitue en effet deux autres bouquets. Firstnet propose une offre largement internationale. Il comprend ainsi des chaînes telles que CNN, Bloomberg, Eurosport, TCM, MCM, ou encore Cartoon Network. Aujourd'hui Firstnet basique comprend douze chaînes, et Firstnet premium quinze. Pehla est le dernier bouquet, de divertissement principalement, visant la communauté de langue indienne – en fait la diaspora asiatique visant au Moyen-Orient. Il comprenait par exemple, outre une sélection de chaînes des autres bouquets du groupe, les chaînes Star news, Star plus, Zee TV, Zee Cinema, B4U, B4U Music, etc. Aujourd'hui le bouquet Pehla comprend une quarantaine de chaînes ; il a rencontré dès son lancement un accueil très favorable de la part du public, et a largement contribué à la croissance de l'audience d'ADD. Le bouquet continue d'afficher un fort taux de croissance en termes d'audience dans la région, et réalise parmi les plus fortes audiences – mais il est difficile d'avoir une mesure précise. Le groupe reste particulièrement actif sur ce segment, puisque la jeune et néanmoins très populaire chaîne de divertissements indienne Colors, de la joint-venture entre Viacom et du conglomérat indien Network18, fait partie du bouquet Pehla depuis septembre 2010.
Avec cette offre diversifiée, segmentée, comprenant un grand nombre de chaînes internationales reconnues, l'ambition d'Arab Digital Distribution, nouveau visage d'ART, est de se poser en concurrent sérieux des deux autres distributeurs de bouquets dans la région, Showtime et Orbit. La récente fusion entre ces deux groupes semble confirmer qu'ART a bel et bien atteint son but.
Orbit et Showtime
Orbit, fruit d'une grande ambition à son lancement en 1994 a pourtant connu quelques difficultés. Le groupe a d'emblée parié sur une croissance externe par acquisition de chaînes étrangères dont le succès avait déjà été prouvé pour les retransmettre au sein de son bouquet crypté et payant. Si le démarrage a été difficile, Orbit n'a en revanche pas connu les à-coups de croissance qu'ART a connus à son lancement – lorsque, imposant à son audience une double réforme (d'analogique à numérique, et de gratuit à crypté), il a perdu une partie importante de son audience. Le bouquet s'est ainsi de facto adressé à son départ à une population éduquée, au moins bilingue, qui avait l'habitude de voyager, et aisée financièrement. Comme ART, le modèle économique choisi le rendra vulnérable à la concurrence des chaînes gratuites qui se sont multipliées d’abord au cours des années 1990, puis de manière plus importante au début des années 2000 - une concurrence qui a été un élément important ayant pesé sur sa rentabilité. Un autre défi, qui peut paraître anecdotique, a cependant constitué jusqu’à la fin de l'année 2010 un manque à gagner considérable : le piratage. Orbit y a été particulièrement exposé et cela lui a coûté des dizaines de millions de dollars de recettes, jusqu'à ce qu'un nouveau système de sécurité, développé par la société Irdeto, soit mis en place.
Dans sa stratégie de croissance externe, Orbit a rapidement visé le bouquet Star Select basé à Hong Kong, et vendu par son fondateur Richard Li à News Corporation. L'acquisition ayant échoué dans un premier temps, Orbit a engagé Alexander Zilo, qui avait également contribué à fonder le bouquet. En 1997, Orbit finit par gagner Star Select, ce qui accroît encore l'offre de programmes occidentaux, et fait passer le nombre de ses chaînes à plus de quarante.
À partir de 1998, sous la direction d'Alexander Zilo, un tournant important en matière d'organisation est opéré : « l'arabisation d'Orbit ». L'objectif déclaré n'est pas encore la relocalisation dans la région arabe (qui interviendra quelques années plus tard), mais la réduction des coûts de production en délocalisant et décentralisant les activités de production au sein de la région arabe : Alexander Zilo annonce alors une économie de 42% en termes de coûts salariaux pour chaque employé quittant Rome et se relocalisant dans la région arabe. L'idée est aussi de réduire le recours aux prestataires externes, pour internaliser les coûts de production sur le modèle de ce que le groupe faisait déjà depuis le Koweit, le Liban, ou encore Le Caire pour sa deuxième chaîne, Al-Thaniya. Orbit se distingue en cela du choix d'ART de faire construire des studios de production dernier cri à Avezzano. Ce sont ainsi des considérations financières qui inciteront à cette arabisation : mi 1998, soit quatre ans après son lancement, Orbit n'est toujours pas rentable, et Alexander Zilo fixe à fin 1998 le point mort du groupe. Outre la réduction des coûts, un autre objectif déclaré est d'inscrire davantage le groupe dans la culture et la langue arabes, reconnaissant par-là que le modèle de l'offre globale n'est pas aussi efficace qu'initialement prévu et qu'il faut peut-être se rapprocher plus des goûts et des préoccupations des populations arabes. Ainsi Alexander Zilo, qui mit pourtant fin aux activités de BBC Arabic Television car elle ne respectait pas les « sensibilités culturelles » saoudiennes, affirme à l'occasion de ce recentrage la nécessité de protéger le talk-show « Ala El-Hawa », dont le présentateur Emad Eddin Adib faisait preuve d'une impertinence et d'une liberté de ton rare à l'époque des interférences politiques. Mais il ne s'agit pas alors d'être trop offensif politiquement : l'objectif d'une chaîne d'information est remis à plus tard, et la priorité du recentrage est la production de nouvelles émissions de divertissement arabes.
La quête d'une audience arabe, et à travers elle de la rentabilité qui fait également défaut à ART à la même période, se poursuit au début des années 2000. L'arabisation d'Orbit ne fait pourtant pas de progrès notables du point de vue de la programmation, les nouvelles chaînes sur cette période étant étrangères. La perte du bouquet Star Select, qui rejoint ART, conduit Orbit à une politique commerciale agressive en termes de partenariats pour compléter son offre étrangère. Bloomberg, Sky News ou CNBC pour l'information, Turner Classic Movies, MGM ou Filmworld pour le cinéma ou encore BBC Prime, Animal Planet, The History Channel, The Cartoon Network, Fashion TV sont ainsi ajoutées à son offre. La nouvelle stratégie du groupe touche aussi la direction, et au nom de l’arabisation plus poussée du groupe, Alexander Zilo est remplacé par Samir Abdulhadi. Parmi les changements importants de l'époque figurent l'introduction de l'interactivité, avec le guide de programmes électronique (Electronic Program Guide ou EPG), le pay-per-view (dénommé "TV Max"), ou encore l'adoption de la norme DVB pour la diffusion des signaux numériques.
Pour Showtime, l'objectif est de se positionner en tant que diffuseur de programmes étrangers à destination d'un public arabe, évitant de concurrencer les producteurs arabes sur leur champ de compétences.
Showtime est un cas un peu à part, en ce sens que son business model consiste presque exclusivement à diffuser des chaînes et des productions étrangères. En 2000, Peter Einstein expliquait l’absence de projet de production du groupe par le coût nécessairement élevé pour parvenir à des productions de qualité. Prenant l'exemple de MTV, chaîne qu'il a lancée aux États-Unis, le projet d'une MTV Arabia serait ainsi un risque financier important car les investissements nécessaires ne pourraient pas être rentabilisés en raison de la faiblesse des recettes publicitaires et de la concurrence de multiples petites chaînes musicales existantes souvent non rentables. Par ailleurs, le souhait est de se positionner en tant que diffuseur de programmes étrangers à destination d'un public arabe, évitant de concurrencer les producteurs arabes sur leur champ de compétences. La croissance du groupe, contrairement aux autres mentionnés-ci-dessus, est donc exclusivement externe : il s'agit de proposer les programmes occidentaux les plus susceptibles d'attirer un public arabe désireux d'accéder à des contenus
premium ou exclusifs, de contourner la censure opérée par les gouvernements, et qui aurait bien entendu les moyens de payer l'abonnement. Les programmes sont diffusés en langue anglaise, mais sous-titrés en arabe, sachant que les publicités, les annonces, etc., entre les programmes restent pour une large part en arabe. Aucun biais particulier n'est adopté pour la programmation : Showtime diffuse séries, jeux, talk-shows, films et programmes sportifs, tout ce qui est susceptible de revêtir un caractère d'exclusivité suffisant pour justifier le paiement d'un abonnement dans un environnement déjà marqué par une offre gratuite pléthorique.
Un secteur difficile : des synergies à trouver
Ces groupes ne doivent souvent leur présence aujourd'hui qu'à l'assise financière de leurs propriétaires.
Malgré les investissements réalisés, le succès ne fut pas au rendez-vous : la concurrence des chaînes gratuites et le coût des abonnements, sans oublier le piratage à grande échelle, ont nui à la rentabilité de ces groupes, qui ne doivent souvent leur présence aujourd'hui qu'à l'assise financière de leurs propriétaires. De plus, les grandes chaînes occidentales étaient présentes indistinctement au sein de l'un ou l'autre bouquet ; il leur manquait une "personnalité" ou une spécificité qui allait au-delà du choix de contenus conçus ailleurs et importés en fonction de leur notoriété. Étant donné ces difficultés, la rationalisation du secteur était inévitable. C'est ainsi qu'en juillet 2009, la holding koweitienne Kipco annonçait la fusion de sa société Showtime avec Orbit Group pour créer Orbit-Showtime Network (OSN). L'objectif est de jouer sur la taille du bouquet ainsi formé pour négocier les droits de diffusion des chaînes (ou encore les tarifs à l'attention des annonceurs, mais il est difficile de mesurer ce phénomène). Il semble toutefois que les deux groupes réunis atteignaient à peine les 400 000 abonnés, un chiffre très modeste compte tenu des investissements réalisés et du fait que les bouquets avaient été établis quinze ans auparavant. Orbit trouve par ailleurs un débouché plus intéressant pour ses productions, sans compter les « synergies » habituellement mises en avant dans ce genre d'opération, comme la mutualisation et donc la réduction des coûts. Par exemple, Orbit possède sa propre société de productions, Mediagates, ce qui constitue déjà une complémentarité importante avec Showtime. Mediagates détient à son tour trois sociétés différentes : Reel Films Drama Productions, Orbit Productions et Al Madar. Reel Films Drama Production produit des séries et des films exclusivement pour Orbit (désormais OSN). Orbit Productions est en charge des émissions de divertissements ; forte de 600 employés, elle produit environ 3 000 heures de programmes par an tant en direct qu’en différé, dans divers domaines : musique, talk-shows, programmes religieux, etc. Elle se targue également de posséder 50 000 heures d'archives audiovisuelles. Enfin, Al-Madar, établie au sein de l'Egyptian Media Production au Caire Company, est la société en charge de la négociation et de l'acquisition des droits de diffusion. Mediagates possède également une division en charge des relations avec les annonceurs, auprès desquels elle met en avant les 8 chaînes thématiques qu'elle a mises en place exclusivement pour OSN. Par ailleurs, Noorsat que nous avons déjà présenté, entré dans le giron du groupe, trouvera plus facilement à placer les canaux loués à Eutelsat. Il reste cependant des défis à relever, comme le fait que 30 à 40 % des abonnements concernent les deux plateformes, ce qui conduira à une diminution en conséquence des recettes. L'autre défi de taille est l'évolution de l'offre gratuite qui a su, hors évènements exceptionnels comme les championnats sportifs, enrichir et affûter son offre d'une façon dangereuse pour les bouquets payants.