Gros plan sur les cinémas africains - épisode 5/5
Les cinémas africains face au chantier du numérique
L’industrie cinématographique africaine est-elle prête à relever le défi numérique ?
L’industrie cinématographique africaine est-elle prête à relever le défi numérique ?
Le cinéma connaît actuellement une révolution (numérique) comme il y en a déjà eu de nombreuses dans son histoire. L’industrie s’adapte localement aux tendances globales, mais à des échelles différentes. Cette révolution technologique demeure à la fois un phénomène complexe et paradoxal. S’il est possible de faire des films à très bas coûts et très facilement grâce au numérique, les standards internationaux de qualité font exploser les coûts.
En France, le parc des salles est achève sa transition numérique (98 % des cinémas sont aujourd’hui équipés, ce qui la place au troisième rang mondial). Une aide du CNC est d’ailleurs accordée aux petites salles de cinéma indépendantes dont les travaux d’adaptation au numérique, très coûteux, risqueraient de provoquer une faillite rapide.
Les États-Unis occupent la première place, ce qui est logique puisque le cinéma numérique est avant tout une technologie américaine : le principal fournisseur est une entreprise américaine (Texas Instrument). Cette position leur permet d’imposer leur technologie au monde entier et de la maitriser partout, rendant les autres pays dépendants technologiquement.
En Inde, la digitalisation est aussi en marche, et change en profondeur les pratiques cinématographiques et cinéphiliques. « L’Inde connaît comme beaucoup de territoires une explosion des multiplexes et des salles numériques. Le multiplexe coexiste avec, et remplace petit à petit la traditionnelle salle mono-écran »(1). En revanche, il n’y a aucune aide de la part de l’État indien. La numérisation de l’appareil de production est également en cours, même si selon Reghu Devaraj, les chiffres sont très difficiles à obtenir. Du point de vue des pratiques, la « numérisation a changé la forme de l’exploitation : aujourd’hui les films sortent sur plus d’écrans, restent 2 à 3 semaines à l’affiche au lieu de 3 mois autrefois, et ce système aide à prévenir le piratage. »
Les industries cinématographiques d’Afrique, quant à elles, tentent de s’adapter à cette nouvelle donne technologique. Si de plus en plus de films sont tournés au format numérique, la diffusion et l’exploitation posent davantage de problèmes : le réseau de salles est faiblement développé et le marché tellement peu structuré que les investissements nécessaires peuvent difficilement être effectués. Dès lors, quels peuvent-être les effets de la révolution numérique sur le cinéma africain ?
L’imprégnation du numérique en Afrique subsaharienne est assez inégale même si la quasi-totalité des réalisateurs africains tourne désormais en numérique. Cet outil a l’avantage de permettre des essais à moindres coûts et un montage moins lourd qu’en 35mm.
Les cinémas d’Afrique sont très souvent marginalisés, et restent cantonnés dans les circuits festivaliers, à quelques rares exceptions près (Yeelen, Un homme qui crie, ou La Pirogue). Le véritable problème est que la plupart des pays africains n’ont plus de salles de cinéma. Rares sont les pays qui ont réussi à développer une industrie cinématographique efficace, comprenant tous les maillons de la chaîne industrielle et commerciale, y compris des salles de cinéma qui constituent une des principales clés du problème. La numérisation du cinéma est importante pour contribuer à (re)créer cette chaine.
À quelques exceptions près, comme au Nigéria, au Burkina, en Éthiopie par exemple, la tendance est à la diminution du parc de salles de projection. Il n’y a donc que très peu de débouchés pour les films sur le continent. En 2011, d’après Claude Fourest(2), 14 pays africains(3) n’avaient plus aucune salle. Par conséquent, les films sont rarement vus par le public africain, ou en tout cas dans des salles de projection. Car certains films, les plus populaires, circulent énormément sous le manteau en raison du piratage qui, lui, regorge d’inventivité.
Le cas du Cameroun est intéressant. Les dernières salles ont fermé en 2009 (l’Abbia, le Wouri et l'Empire)(4), mais du côté anglophone, des entrepreneurs indépendants rouvrent des salles et les exploitent grâce aux films de Nollywood. Ces salles ont le mérite de faire revenir le public et de lui redonner une habitude cinéphilique, mais loin du cinéma, il semble que ces salles fonctionnent sur le modèle du vidéo-club nigérian et profitent donc des circuits de distribution des marketeurs de Nollywood(5).
Au Burkina Faso, à Bobo-Dioulasso, la seconde ville du pays, il n’y a plus de cinéma…
À quelques exceptions près, comme au Nigéria, au Burkina, en Éthiopie par exemple, la tendance est à la diminution du parc de salles de projection.
Il faut sauver le ciné Guimbi, c’est le nom de ce projet, mené par l’Association de soutien du cinéma au Burkina Faso qui lutte pour sa réouverture afin d’en faire un véritable centre culturel, en espérant qu’il devienne un acteur du développement culturel de la ville. Initiative à saluer et à soutenir.
Il existe quelques salles de cinéma équipées en numérique, en Côte d’Ivoire, Ghana, Nigéria, Tanzanie, Tchad, Kenya, Zambie… mais les informations manquent à ce sujet-là.
Ancienne salle de cinéma à Zanzibar (Tanzanie)
Certains systèmes innovants développés localement constituent des adaptations à cette révolution numérique et méritent que l’on observe de plus près leur fonctionnement.
Le Nigéria fut, en 2005, le second producteur d’audiovisuel au monde après l’Inde et devant les États-Unis. Même si cela n’est plus tout à fait le cas en 2013, Nollywood garde un rythme élevé de production : une cinquantaine de films par semaine selon Rebecca Moudio. La caractéristique première de Nollywood est la rapidité des circuits qui permettent de tourner un film, avec un budget très faible (en moyenne entre 25 000 $ et 70 000 $) et de réaliser la postproduction (montage, étalonnage, mixage, etc.) en quelques semaines, voire quelques jours et de le distribuer directement sous forme de VCD (Video Compact Disk) ou de DVD par le biais d’un réseau très dense de vendeurs. Les cibles ne sont pas les salles de cinéma, mais les lecteurs DVD et VCD personnels.
Malgré le piratage intensif au Nigéria, ce secteur est relativement lucratif. Une industrie complète s’est construite autour de ces vidéos, avec son star-system (Tunde Kilani, Chico Ejiro ou Don Pedro Obaseki,…). Selon Pierre Barrot(6), ce sont près de 300 000 personnes qui vivent de l’industrie Nollywood – qui constitue en 2013 le second employeur du pays après l’agriculture !
L’extrême popularité des films estampillés Nollywood est due en grande partie à un contexte bien particulier : insécurité grandissante (qui pousse les gens à rester chez eux), fermeture des salles de cinéma et processus de distribution directe aux particuliers parfaitement développé.
Nollywood connait un succès populaire extraordinaire dans son pays d’origine, mais aussi de plus en plus sur le continent et même au-delà. Les films s’exportent au sein des communautés noires aux États-Unis, en Grande-Bretagne, et un peu partout dans le monde. Certains films sont de vrais succès (Living In Bondage de Chris Obi Rapu, qui est considéré comme le point de départ de l’industrie nollywoodienne, Ije, de Chineze Anyaene…).
Nollywood connait un succès populaire extraordinaire dans son pays d’origine, mais aussi de plus en plus sur le continent et même au-delà.
Le modèle de Nollywood, même s’il est difficilement exportable, fait des émules. Les régions anglophones étant naturellement plus perméables à l’influence nigériane, c’est là qu’elle se diffuse le plus comme en Tanzanie, en Ouganda ou au Kenya (Riverwood). Toujours avec le numérique comme outil indispensable à ce développement.
Le Ghana observe un phénomène assez similaire, quoique légèrement plus limité. D’ailleurs, les deux industries sont à la fois en collaboration et en conflit. Il y a énormément d’échange entre les deux industries. Les acteurs jouent d’un côté ou de l’autre de la frontière, les distributeurs travaillent dans les deux pays… Et surtout, historiquement, elles se sont construites parallèlement.
Au Burkina Faso, le cinéma est au cœur de la vie culturelle depuis la naissance en 1969 du premier festival panafricain de cinéma. Aujourd’hui encore, le cinéma y est plus dynamique que dans bon nombre de pays africains. Aux côtés des réalisateurs qui travaillent de manière traditionnelle, la révolution numérique a donné naissance, là aussi, à une expérience innovante d’adaptation aux lacunes de l’industrie cinématographique au Burkina. Boubakar Diallo est un réalisateur assez prolifique, qui s’est adapté avec efficacité au contexte local et dont le parcours est éclairant. Face aux problèmes de production et de distribution, il a monté sa propre maison de production (comme beaucoup de cinéastes africains) et surtout, il distribue lui-même ses films aux exploitants, sur format DVD dans les salles burkinabè (au niveau international, le réalisateur passe par un distributeur). Il a aussi développé des accords avec la TV nationale consistant en un échange de droits de diffusion des "vieux films" contre la diffusion de bandes-annonces pour les films sortants, ce qui permet une promotion efficace.
Contrairement à l’industrie nigériane qui ignore complètement l’exploitation en salle, Diallo vise en premier lieu le grand écran. Sa méthode s’avère payante et permet d’enrayer la disparition de salles comme dans bien d’autres pays africains. Pour le réalisateur burkinabè, l’outil numérique permet de s’affranchir d’un certain immobilisme et de proposer une sorte d’ouverture du cinéma en s’essayant à plusieurs genres. Pour lui cela contribue à la souveraineté artistique(7) de l’Afrique, ce qui montre les enjeux que cela peut représenter.
Pour répondre aux problèmes industriels, il est important de créer un marché local, préalable indispensable à toute rentabilité. Or, les chaines industrielles et commerciales du cinéma en Afrique ne sont pas complètes, ce qui oblige beaucoup de réalisateurs à effectuer les travaux de laboratoires à l’étranger. Le numérique permettrait peut-être de replacer ces étapes de postproduction localement, ce qui contribuerait lentement à reconstruire un maillage plus complet dans l’industrie cinématographique de certains pays africains.
L’inconvénient des outils numériques est d’être très sensible aux conditions climatiques, tout comme les équipements des salles. La chaleur, mais aussi la poussière ou l’humidité sont de gros handicaps. Le Sénégalais Moussa Touré producteur de La Pirogue, nous confiait d’ailleurs que sur le tournage, l’équipe disposait de matériel de secours tant il est compliqué de le réparer lors de pannes.
En Afrique comme ailleurs, l’apparition du numérique est vue, la plupart du temps, comme une aubaine pour le réalisateur. Désormais, avec certaines caméras numériques, il est même possible de tourner une scène à la lumière d’une bougie ou d’un téléphone portable !
L’arrivée du numérique a démocratisé aussi la pratique cinématographique, en donnant des possibilités plus importantes aux écoles de cinémas, aux autodidactes, etc. Aujourd’hui, tout le monde peut acquérir du matériel amateur et s’essayer à la pratique audiovisuelle. Le montage est par exemple une étape beaucoup moins lourde (et non pas moins complexe) en numérique qu’en 35 mm, où des kilomètres(8) de bobines étaient coupés, découpés, collés et recollés sur des tables de montage très imposantes.
D’une manière générale, on est loin d’avoir trouvé une solution qui fasse l’unanimité à la fois entre réalisateurs, et au sein des autres corps de métiers du cinéma. Il apparait tr&eg rave;s difficile de contenter tout le monde, et le numérique, même s’il répond efficacement à certains problèmes, en crée de nouveaux et bouleverse l’ensemble de la pratique cinématographique et son industrie.
Le problème majeur sur le continent ce sont les circuits industriels et commerciaux incomplets et l’inexistence dans la plupart des cas de marché local. Dans quelle mesure le numérique affecte-t-il le cinéma en Afrique ?
Il existe très peu de sociétés de production efficaces, autonomes et de stature importante faute de rentabilité. La plupart des réalisateurs ont donc fini par créer leur propre maison de production avec plus ou moins de succès.
La Pirogue, de Moussa Touré est un film sénégalais, qui a connu un certain succès, notamment dans les festivals. Tournée en HD, sa production reste un exemple de réussite même si le film n’est toujours pas rentré dans ses frais… Selon le producteur, Éric Névé(9), la chaîne de production, pour être simplifiée, nécessitera une meilleure formation des chefs opérateurs.
En revanche, le matériel numérique simplifie certains aspects. Notamment lorsque l’on travaille avec des acteurs non professionnels, puisque contrairement à la pellicule, il est possible de refaire les prises autant de fois que nécessaire jusqu’à ce que le r&eacueacute;alisateur la juge parfaite. Avant, cela était matériellement impossible. C’est aussi le cas pour les effets spéciaux qui sont plus aisément intégrés au reste du film et qui jouissent d’une plus grande souplesse de création.
En ce qui concerne les coûts, ceux de l’étape de production et postproduction n’ont pas diminué, ils ont même légèrement augmenté pour ceux qui souhaitent se conformer aux standards internationaux (ex : La Pirogue). Cela est en partie lié au fait que les laboratoires proposaient des tarifs et des accords avec les producteurs assez avantageux lorsqu’ils travaillaient en 35 mm. Aujourd’hui, avec le numérique, les deals avec les laboratoires sont beaucoup moins avantageux. Nombre de laboratoires ont mis la clé sous la porte à cause de la disparition de la pellicule.
Pour l’instant la manière de travailler au niveau de la production reste sensiblement la même selon Éric Névé, et peut même coûter plus cher. Ce qui change pour les films, c’est la phase suivante, celle de la distribution.
Les distributeurs africains sont aussi rares que les débouchés pour les films sur le continent. Or, sans salles, les distributeurs ne peuvent faire ni leur travail ni des bénéfices. La distribution et la diffusion sont les principales étapes qui ont changé leur manière de travailler, et cela sera de plus en plus le cas en Afrique. La distribution ne travaille plus avec de la pellicule ce qui bouleverse complètement le processus. Et si l’Afrique convertit ses salles en numérique ce sera la même chose. Déjà, la majorité des salles projette les films en DVD ce qui a déjà pour conséquence de supprimer la pellicule. Le cinéma Le Normandie de N’Djamena, au Tchad, possède un projecteur 35 mm tout neuf, mais très rarement utilisé...(10) Il s’agit désormais de distribuer des fichiers informatiques (DCP) accompagnés d’une KDM (Key Delivery Message).
Les distributeurs africains sont aussi rares que les débouchés pour les films sur le continent.
Ces fichiers sont le plus souvent envoyés physiquement sur des disques durs, mais de plus en plus la distribution se dématérialise dans les villes disposant d’une connexion internet à très haut débit. Cette clé de codage lie le fichier film à une salle en particulier, à son matériel (projecteur), à une date et à une plage horaire précise, ce qui est assez contraignant, mais limite le piratage.
Partout ailleurs où l’internet ou l’électricité sont défaillants, la dématérialisation ne peut s’opérer et la distribution se fait par voie postale. Ces conditions matérielles risquent fort de pénaliser encore un peu plus les pays africains dans leur chemin vers la numérisation et de marginaliser encore ces industries.
La diffusion télévisuelle est aussi un débouché pour les productions du continent, mais rares sont les télévisions qui achètent les droits de diffusion des films africains. En effet, elles n’ont pas de capacités commerciales suffisantes pour acheter les droits TV de la plupart des films. La méthode de Boubakar Diallo est là encore assez significative.
La chaîne de télévision payante sud-africaine M-Net est l’une des rares télévisions africaines à avoir acheté des droits de diffusion. Elle a opéré des achats massifs de droits de diffusion, mais beaucoup de cinéastes regrettent aujourd’hui la signature de contrats très alléchants sur le moment, mais très contraignants en raison des clauses d’exclusivité…
Il apparait à tous(11) que le numérique (si l’on met de côté les problèmes de formats, et de coûts) est devenu vital pour les industries cinématographiques africaines, et ce y compris en terme d’exploitation. Cela permet une plus grande réactivité et une souplesse accrue en termes de programmation et de rapidité des échanges.
Ce qui pose réellement problème c’est l’équipement des salles de cinéma. Les rares salles qui sont encore existantes et en état de marche sur le continent ne sont que peu équipées pour projeter des films en numérique sur le format qui a été imposé au niveau mondial, le DCP, car l’équipement est bien trop coûteux.
D’autres supports numériques (DVD ou VCD notamment) sont projetés dans plusieurs salles de cinéma en Afrique, mais ne correspondent pas aux standards internationaux de diffusion (car ne remplissant pas toutes les conditions de protection de l’œuvre et de qualité). Le format imposé pénalise largement l’exploitation cinématographique en Afrique, tout simplement parce qu’il dépasse les capacités d’investissement des exploitants. Le DVD est critiqué, pour la faiblesse qualitative de l’image sur grand écran (le Blu-Ray pourrait compenser ce problème), mais finalement c’est avec ce support que fonctionne la majorité des salles en Afrique.
Le DCP, ne correspond aux réalités de terrain que dans certains lieux : dans les grandes villes – où de grandes sociétés d’exploitations ont les moyens d’investir dans la numérisation et dans tout ce que cela implique comme modifications collatérales – et là où les conditions matérielles sont réunies – ce qui élimine bon nombre de villes, aussi bien dans les pays du Nord qu’au Sud.
L’aspect sécuritaire a vraisemblablement poussé à l’imposition de ce support qui est, pour le moment, une muraille infranchissable ou presque contre le piratage. Les autres supports et formats numériques ont ainsi été écartés.
Mais pour comprendre réellement le problème de la conversion des salles, il faut observer ce que cela implique. Car la numérisation des salles ne consiste pas uniquement à remplacer les pellicules par des disques durs. Tout l’équipement de la salle doit être remplacé et le coût peut paraître exorbitant.
Une salle équipée suppose d’abord l’achat d’un projecteur autour de 60 000 € (pour un projecteur 2K(12)), puis inévitablement un réaménagement total de la cabine de projection qui doit être hermétique et parfaitement isolée de la chaleur de la poussière, de l’humidité et dotée d’une excellente climatisation.
La numérisation des salles ne consiste pas uniquement à remplacer les pellicules par des disques durs.
Cet aménagement peut se chiffrer entre 7 000 et 10 000 € selon les estimations de plusieurs études réalisées en France. La modernisation de la chaîne se chiffre entre 1 000 € environ pour une simple adaptation et de 15 000 €, voire plus, pour une refonte totale.
On peut donc estimer une fourchette comprise entre 70 000 € et 150 000 € s’il est décidé de s’équiper en qualité, et d’ajouter des options comme un Scaler(13) (environ 5 000 €), une librairie centrale + TMS (Theater Management System) + câblage(14) (10 000 €), ou encore un équipement parabolique pour recevoir les DCP par satellite (5 000 €). Si l’option 3D est aussi choisie, il faut encore prévoir 10 000 € au minimum…
Le Normandie, équipé d’un projecteur DCP 2K avec toutes les options, est le seul cinéma, en Afrique subsaharienne à être équipé pour la 3D (équipement en cours).. Il projette des films sur support DCP et Blu-Ray.
Selon Serge Issa Coelo, « les films les plus demandés sont ceux des majors américains que les jeunes n'ont pas eu le temps de pirater d’une bonne copie »(15). La programmation des salles de cinéma est directement confrontée à cette problématique.
L’industrie cinématographique africaine souffre du piratage, facilité par le numérique. L’inventivité des pirates de films dépasse souvent les capacités d’innovation des entreprises locales. À Ouagadougou, peu de temps après le Fespaco, on pouvait déjà voir certains films comme Waga Love, série burkinabè de Guy Désiré Yaméogo, ou encore Moi Zaphira le long métrage d’Apolline Traoré, s’échanger sur téléphone portable en quelques minutes pour 100 FCFA (0,15 €)… Il est difficile de faire plus compétitif et plus rapide. Malheureusement, c’est à cause de ce genre de pratique que le marché du DVD ou du VCD est pénalisé. Il est très compliqué d’engranger des revenus par la vente de DVD, car les pirates sont d’une extraordinaire efficacité et rapidité.
L’Afrique est un terrain propice à ces pratiques puisque la réglementation pour la protection du droit d’auteur est soit inexistante soit inappliquée. À titre de comparaison, on estime que 80 % des logiciels utilisés en Afrique en 2008 étaient piratés. Il n’y a pas de chiffres similaires pour le cinéma, mais le manque à gagner est énorme. Les pertes sont si colossales que les réalisateurs et les producteurs ont beaucoup de mal à rendre leur activité rentable dans la majorité des cas.
Là aussi, l’exemple du Nigeria est riche d’enseignement. Comme le rappelle Pierre Barrot, les marketeurs étaient tous piratés par leurs propres collègues et concurrents et perdaient ainsi des sommes importantes. Réunis en assemblée, ils se sont entendus et ont décidé une « régulation » du marché en interdisant le piratage des films nigérians, ce qui permettait à chacun de maintenir le retour sur investissement. Les films étrangers (surtout américains), eux, ont été qualifiés de « piratable » librement. Certes, il s’agit toujours de piratage pour les films étrangers, mais le marché local a été régulé et une vraie industrie assez structurée a pu se consolider. Sans marché local, pas d’industrie. Face au piratage, les États africains, mais aussi les organisations, comme la Fépaci, doivent se mobiliser, à l’image de ce qui s’est fait au Nigéria.
Tant que le marché local sera corrompu, aucune chaîne industrielle et commerciale complète ne pourra voir le jour.
En attendant, les marchés africains ne sont que très peu attrayants pour les industries des autres régions du monde. Dans la majorité des pays du globe, ce sont les films américains(16) qui permettent de rentabiliser les salles de cinéma, y compris en France(17). En Afrique, les conditions techniques, et de sécurité (lutte contre le piratage des films) ne sont pas réunies pour les studios américains, raison pour laquelle leurs films ne font que peu partie des circuits de distribution et d’exploitation sur le continent. Il s’agit avant tout d’un manque de confiance. Le format DCP, imposé par les États-Unis est en grande partie conçu pour régler ces problèmes de piratage. À ceci, il faut ajouter le manque absolu de transparence des recettes en salle en raison de l’absence de billetterie fiable dans la plupart des pays africains. Or, sans transparence sur les résultats, les distributeurs n’ont aucun intérêt à distribuer leurs films.
La lutte contre le piratage sera l’un des éléments décisifs dans l’avenir des cinémas d’Afrique. Et les États ont un rôle à jouer dans cette lutte.
La présente révolution n’est pas esthétique comme le fut l’apparition de la couleur, ou du parlant. Pour la première fois, la conception même de l’objet cinématographique est bouleversée. Certains pays ont donc investi pour aider à la digitalisation du secteur et d’autres, comme en Afrique, non.
Il n’existe quasiment aucune structure d’aide en Afrique, que ce soit pour la production, la réalisation ou l’exploitation. Les institutions gouvernementales dédiées aux cinémas sont rares et seuls quelques États, comme le Burkina ou l’Afrique du Sud ont réussi à se doter d’une politique cinématographique.
Il n’existe quasiment aucune structure d’aide en Afrique, que ce soit pour la production, la réalisation ou l’exploitation.
Il existe dans de nombreux pays des « Film Board »(18) ou des « directions de l’audiovisuel », mais qui sont surtout un outil de promotion plutôt qu’une structure avec un pouvoir de contrôle et de recommandation législative. Or c’est bien ce dernier aspect qui est important et efficace.
Avant que les effets bénéfiques de l’outil digital soient ressentis, il faudra au préalable réguler et structurer une grande partie de la chaine industrielle et commerciale du cinéma en Afrique. Et il apparaît évident que c’est à ce niveau bien précis que les États et les institutions dédiées pourront jouer un rôle décisif d’encouragement et de financement.
Le Fespaco est l’exemple caractéristique des institutions pouvant jouer un grand rôle. Ce festival, émanation directe de l’État burkinabè, a connu cette dernière décennie un passage difficile vers le numérique.
Si certaines sections ont été ouvertes aux supports numériques, la compétition officielle en est restée soigneusement éloignée jusqu’à aujourd’hui (après la fin de l’édition 2013 du Fespaco). Le festival a tout particulièrement mal négocié le virage du numérique. Du côté des cinéastes cette interdiction a été vécue depuis l’arrivée du numérique au début des années 2000 comme une aberration.
Cette interdiction était motivée par la difficulté réelle d’équiper des salles de cinéma en matériel numérique ainsi que par la peur d’une « vague Nollywoodienne ».
Mais cette situation a atteint un seuil limite lors de l’édition 2013. Face aux disqualifications d’une partie des films, de très nombreux réalisateurs, organisés autour de Nadia El Fani (Tunisie) et Pocas Pascoal (Angola), se sont mobilisés en faveur du numérique en lançant notamment une pétition, et en interpellant les organisateurs du Fespaco.
Michel Ouédraogo, le délégué général, cédant vraisemblablement à la pression des réalisateurs et certainement après la confirmation des projets de coopération internationale, a annoncé lors de la clôture du festival que l’interdiction des supports numériques au sein de la compétition serait levée. Reste à savoir, d’une part, si les salles de cinéma seront prêtes technologiquement et, d’autre part, à établir des critères très stricts de sélection afin que celle-ci s’opère en toute transparence.
La Fépaci, Fédération panafricaine des cinéastes, quoique parfois influente encore actuellement sur certains sujets, est en pleine déliquescence. Or cette fédération agit au niveau continental comme un syndicat des réalisateurs face aux États africains. Son inefficacité actuelle pénalise les professionnels du cinéma qui peinent à trouver des interlocuteurs de bonne foi au sein des gouvernements africains. Le récent congrès de la fédération, qui s’est tenu à Johannesbourg au mois de mai 2013, et la récente nomination de Cheik Oumar Sissoko à la tête de la Fépaci marqueront peut-être un changement. Cinéaste, ancien ministre, il aura la crédibilité nécessaire auprès des principaux intéressés des deux bords.
Face à ce problème financier incontournable, et récurrent, les exploitants ont bien du mal à s’adapter, quelle que soit leur localisation sur la planète. Dans certains pays c’est l’État qui a mis la main à la poche, comme en France, à travers le CNC. Dans la plupart des pays du continent africain, on est encore loin de voir ce genre d’action menée par un État. La numérisation du parc de salles est donc un vaste chantier pour l’Afrique.
Or l’ampleur de ce chantier dépasse les capacités des distributeurs et des exploitants qui sont très loin de disposer d’une telle capacité d’investissement. Les conditions sont également peu favorables pour des investisseurs privés. L’une des meilleures solutions reste donc l’implication des États.
La charte de l’Union Africaine en 1963 avait fait de la culture comme un élément important pour les nouveaux États africains. Où en est-on aujourd’hui ? …
La volonté des États est un élément important, car les problèmes de finances sont relatifs. Organiser une coupe d’Afrique de football se chiffre à 610 000 000 € en 2012. De quoi équiper quelques salles… On est loin des politiques volontaristes des années 1960-1980 !
Le Tchad est à l’heure actuelle l’un des rares pays à avoir proposé quelque chose. Le cinéma Le Normandie de N’Djamena a été rénové et doté des toutes dernières technologies, après 25 ans d’inactivité, grâce notamment à l’aide du ministère de la Culture Tchadien. L’inauguration a eu lieu en 2011. Parallèlement à cette rénovation, le Tchad finance une école de cinéma qui devrait voir le jour en 2014 et une redevance sur les communications téléphoniques portables vient d’être instaurée afin d’alimenter un fonds pour la production cinématographique et audiovisuelle(19). Cela montre que les États africains peuvent s’impliquer avec succès et efficacité.
Cinéma Le Normandie à N'Djamena, Tchad
D’autres États affichent un volontarisme, sans que celui-ci ne débouche sur rien de concret. En revanche, il sera très compliqué de compter sur des pays où les cinéastes sont censurés, voire kidnappés et torturés comme ce fut le cas au Cameroun début avril 2013(20).
Enfin, le contrôle ou la censure effectués par les États sont certainement des freins au développement numérique. Il est plus difficile de contrôler des bobines de plusieurs dizaines de kilos, qui ne passent pas inaperçues, qu’un disque dur de quelques grammes. D’autant qu’avec la KDM, il est difficile de voir le film avant la projection, en raison des restrictions techniques.
La solution de la coopération internationale, une fois de plus, sera très vraisemblablement celle qui sera privilégiée par les États africains. Mais l’une des conséquences sera peut-être le contrôle par les pays occidentaux des modalités d’exécution, ce qui risque de limiter la liberté d’action des professionnels africains. Plusieurs programmes de soutien pour le passage au numérique des salles de cinéma en Afrique sont en cours d’étude pour certains, ou déjà en cours pour d’autres, notamment du côté de l’Institut français.
Et si le cinéma perdait la mémoire ? Voilà la question posée lors du colloque organisé à Paris en octobre 2011 sur la conservation du patrimoine cinématographique à l’heure du numérique(21). Cet énoncé résume à lui seul combien la sauvegarde du patrimoine est actuellement bouleversée. Plusieurs rapports(22) dans le monde se sont donc posé la question de la viabilité des supports numériques dans la conservation. Il ne s’agit pas de voir à quelques années, mais bien à un siècle au moins !
Certes, les cinémathèques manquent de place et la réduction de la taille physique des supports pourrait être un aspect appréciable, mais à ce jour les matériels numériques dont nous disposons ne permettent pas de conservation dans la durée. Les grands centres de conservation sauvegardent sur disque dur, et transfèrent les données régulièrement sur de nouveaux supports qui ont évolué avec le temps. Cela implique un travail conséquent et surtout de conserver aussi des logiciels capables de lire des formats qui seront certainement devenus obsolètes d’ici vingt ou trente ans ! Cela nécessite une mise à jour permanente des formats, des logiciels et des supports, qui évoluent à une vitesse impressionnante. Actuellement, certaines recherches portent sur l’étude de nouveaux supports plus fiables, comme des disques de verres. Mais à l’heure actuelle aucun ne remplit les conditions optimales de conservation.
D’autre part les hautes technologies sont très sujettes aux aléas climatiques, et si une bobine prend l’eau, ou la poussière, elle s’abîme, mais peut éventuellement être restaurée. La question se pose beaucoup plus difficilement pour des disques durs. La chaleur est aussi un ennemi des supports numériques en tous genres. Or, les risques d’inondations ou de chaleurs excessives sont présents (pensons à la cinémathèque africaine de Ouagadougou).
La conservation des films est un vrai problème dans le monde entier, et le passage au numérique a contribué à le rendre plus compliqué.
La conservation des films est un vrai problème dans le monde entier.
L’exemple français devrait néanmoins nous faire réfléchir à la question car, si pendant un temps le dépôt légal au CNC se faisait sur support numérique, il se fait de nouveau sur support pellicule 35 mm, suite aux préconisations du rapport Étienne Traisnel et René Broca, car il s’agit à l’heure actuelle du meilleur support pour la conservation. Ainsi, que ce soit en Afrique ou ailleurs dans le monde, la pellicule reste un support privilégié pour conserver les films.
Concrètement, le « tout numérique » signifie d’abord que plus aucune salle ne gardera de projecteur 35mm. Les films qui n’auront pas été numérisés tomberont dans l’oubli. Cela risque de faire beaucoup… C’est donc potentiellement la fin de tous les films qui ne sont pas des succès commerciaux et que personne ne voudra numériser. Or, dans le cas présent, peu de films africains seront numérisés sur DCP. Cela risque, une fois de plus, de maintenir les cinémas africains à la marge de l’industrie cinématographique mondiale, voire d’aggraver la situation déjà préoccupante des industries cinématographiques africaines…
Nous sommes à une période charnière dans l’histoire du cinéma, et d’ici très peu de temps l’intégralité de l’industrie cinématographique mondiale travaillera sur du numérique. Ceux qui ne prendront pas le train en marche risquent bien de rester loin derrière pendant longtemps. Pour l’instant, à quelques exceptions près (en Afrique du Sud au Nigéria et dans certains pays d’Afrique de l’Est), les pays du continent africain n’ont pas vraiment lancé la numérisation des salles. Face aux nombreux obstacles que rencontrent les cinéastes et aux lacunes des industries cinématographiques africaines, beaucoup de professionnels se détournent du cinéma. Un certain nombre d’entre eux se dirige vers les séries. Même Gaston Kaboré s’y est mis. L’avantage est que l’essentiel, voire la totalité, du processus de fabrication de la série est réalisée localement. La révolution numérique en Afrique se fera, c’est certain, mais elle sera efficace, utile et nécessaire, uniquement lorsque les industries cinématographiques seront complètes, avec comme préalable la structuration d’un marché local régulé.
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Crédits photos :
- Image principale : Wayan Vota / Flickr
- Salle de cinéma à Zanzibar (carribbeanfreephoto / Flickr)
- Ciné Guimbi / Films de Djabadja
- Cinéma Le Normandie / Issa Serge Coelo
- Film Waga Love / Serge Bagré
Pierre BARROT, Nollywood: Le phénomène vidéo au Nigeria, Images Plurielles, L’Harmattan, 2005
Pierre BARROT, « Nollywood : comment le Nigéria produit dix-mille films en quinze ans », inaglobal.fr, 11 octobre 2010
Colin DUPRÉ, Fespaco, Une affaire d’État(s), 1969-2009, L’Harmattan, 2012
Yves THORAVAL, Les cinémas de l’Inde, Images Plurielles, L’Harmattan, 2000
Boukary SAWADOGO, Les cinémas francophones ouest-africains, L’Harmattan, 2013
Joëlle FARCHY, Et pourtant ils tournent... : Économie du cinéma à l'ère numérique, INA éditions, 2011
Né en 1969, le festival panafricain du cinéma et de la télévision de Ouagadougou (Fespaco) est parvenu à devenir un événement incontournable mais celui-ci peine à concrétiser ses objectifs pour le cinéma africain.
Au Festival de Cannes, le cinéma africain est à la fois marginal et peu représenté, aussi bien dans la compétition qu'au Marché du film. Toutefois, des programmes parallèles tentent de développer sa visibilité.
Le Nigeria figure parmi les producteurs de fiction les plus prolifiques du monde. Malgré des budgets dérisoires et un niveau de qualité souvent très bas, ces films rencontrent un immense succès populaire.
Hors Égypte et Afrique du Sud, l'exploitation cinématographique est au plus bas en Afrique. Mais la relance annoncée par les multiplexes et la production de quelques oeuvres audacieuses pourraient bénéficier aux films africains.