Deuxième bouleversement : La guerre des gratuits
Metro, le modèle historique du journal gratuit en format tabloïde, naît à Stockholm en 1995. Quatre ans plus tard, ses propriétaires choisissent Zurich pour une première implantation hors de Suède. Entretemps, un groupe norvégien, Schibsted, qui avait également des visées sur la plus grande ville de Suisse, sort le 13 décembre 1999, à Zurich, son journal, 20 Minuten, avec quelques semaines d’avance sur son concurrent suédois. Metro (rebaptisé Metropol pour des raisons juridiques) jette l’éponge deux ans plus tard, par manque de rentabilité. Les grands groupes de presse suisses donnent alors peu de chances au marché du gratuit, qu’ils regardent avec dédain.
L’un d’entre eux, Tamedia, change de position en 2003 et entre dans le capital de 20 Minuten (il deviendra actionnaire majoritaire deux ans plus tard). Le gratuit zurichois étend progressivement son réseau de distribution à toutes les grandes villes germanophones et à toutes les lignes importantes de transport public. La question d’une version pour la Suisse romande se pose.
Pour damer le pion au géant zurichois qui s’apprête à déferler sur son territoire, Edipresse lance en novembre 2005 Le Matin Bleu, un journal gratuit qui emprunte son nom au quotidien payant Le Matin, du même groupe. Quatre mois plus tard, 20 Minutes arrive en Suisse romande. Durant trois ans et demi, ces deux journaux gratuits vont coexister, caracolant en tête des plus forts tirages de Suisse romande, loin devant les titres payants. Chacun investit massivement pour montrer à l’autre qu’il est là pour durer. C’est finalement Tamedia qui triomphe. Edipresse n’a jamais avoué que la guerre (perdue) des gratuits a précipité sa décision de vendre ses activités suisses à Tamedia. Pourtant, il serait naïf de séparer les deux affaires. De fait, la « fusion » des deux groupes de presse, annoncée en mars 2009, signe l’arrêt de mort du Matin Bleu. Le journal cesse de paraître six mois plus tard.
La guerre des gratuits laisse des traces, en premier lieu chez les éditeurs de journaux payants. Edipresse a non seulement perdu son journal gratuit, mais les tirages de ses autres titres ont fortement baissé. Entre 2005 et 2010, La Tribune de Genève, 24 Heures et Le Matin ont ainsi perdu un quart de leurs lecteurs. Les syndicats s’insurgent contre des mesures d’économies dans les rédactions. On accuse les groupes de presse d’avoir creusé leur propre tombe en lançant des gratuits qui ont cannibalisé leurs titres payants.
Les critiques pleuvent aussi contre la nouvelle culture journalistique introduite (ou renforcée) par l’arrivée des médias gratuits. Dès l’apparition du
Matin Bleu en 2005, des journalistes romands de tous horizons se sont réunis sous la bannière d’un groupe appelé «
Info en Danger ». « La presse écrite remplit de moins en moins son rôle d’information et d’approche critique des événements au profit du divertissement », lit-on dans le manifeste fondateur du groupe. On condamne les « sources non vérifiées, textes mal relus et erreurs de faits qui péjorent l’image de la presse » et on observe que « des annonceurs assistent aux séances de rédactions, des journalistes sont forcés de signer des articles de complaisance et, pire, certains n’ont même pas conscience de ces compromissions. »
Fin 2007, Roger de Diesbach, figure emblématique du journalisme d’investigation en Suisse romande, publie un livre intitulé Presse futile, presse inutile. L’ancien rédacteur en chef de La Liberté y accuse les groupes de presse de faire de leurs journaux « de vulgaires pompes à fric en oubliant leur raison d’être principale : l’information » et rappelle que la parution gratuite d’un titre le rend intégralement dépendant d’une unique source de revenus : les recettes publicitaires.
En 2010, Tamedia apparaît comme le seul groupe de presse suisse qui sorte largement gagnant de la guerre des gratuits. Son grand concurrent alémanique, Ringier, a lancé le journal gratuit du soir Heute au printemps 2006, remplacé en 2008 par Blick am Abend. Il a également tenté sa chance en septembre 2006 avec Cash Daily, un quotidien économique, mais a interrompu l’expérience en 2009, réduisant Cash à un simple portail sur Internet. En 2007, un groupe d’investisseurs indépendants a lancé un projet de journal gratuit extrêmement ambitieux, .ch. Pour le contrer, Tamedia s’est allié à deux autres groupes de presse et a lancé un concurrent, News. En mai 2009, .ch a mis la clé sous la porte après avoir perdu plus de 50 millions de francs. News, dont l’unique objectif était de créer une barrière à l’entrée sur le marché, a cessé de paraître peu après.
Pendant ce temps, 20 Minuten fut durant de longues années l’un des journaux gratuits les plus rentables au monde, générant pour son propriétaire une marge opérationnelle exceptionnelle de quelque 30 % par an. A la fin 2010, trois quotidiens gratuits subsistent en Suisse : 20 Minuten, 20 Minutes et Blick am Abend.
Statistiques de tirage des quotidiens en Suisse
* Chiffres provisoires pour 2010, au 01.10.2010
** Ce titre comprend plusieurs sous-éditions, dont Aargauer Zeitung (114'812 tirages) et Solothurner Zeitung (35'997 tirages).
*** Ce titre comprend plusieurs sous-éditions, dont Zürichsee-Zeitung (39'994 tirages), Zürcher Oberländer (34'784 tirages) et Zürcher Unterländer (20'477 tirages).
Source: REMP (Recherches et études des médias publicitaires) / MACH Basic