En août 2010, une étude fut publiée par une équipe de chercheurs de l’Université de Zurich sous le titre Annales 2010 : qualité des médias suisses. Effectuée sur un échantillon de 46 médias parmi les plus importants du pays, l’étude a été conduite par le « Centre de recherche sur la sphère publique et la société » de l’Université de Zurich, sous la houlette du professeur de sociologie Kurt Imhof . Elle dressait un constat sévère : la qualité du journalisme serait en baisse, en raison de l’essor des journaux gratuits, des médias en ligne et des nouvelles à sensation. Selon les auteurs de ce rapport, les médias se replient de plus en plus sur des sujets nationaux et régionaux, accordent une importance surdimensionnée au sport et aux people, tout en négligeant d’autres exercices journalistiques essentiels, comme le reportage à l’étranger.
Les groupes de presse suisses n’ont pas tardé à réagir. Pour Hanspeter Lebrument, président de l’ association Médias Suisses, « L’étude de Kurt Imhof est erronée, ses résultats sont faux ; (…) la presse suisse est devenue nettement plus forte ces quinze dernières années » Et de rappeler quelques chiffres qui montrent la densité des médias à travers les quatre régions linguistiques de la Suisse : 197 journaux et hebdomadaires payants pour 7,8 millions d’habitants. A titre de comparaison, la région Rhône-Alpes, avec une population et un territoire à peu près équivalents, compte seulement deux quotidiens régionaux, auxquels viennent s’ajouter une poignée d’hebdomadaires.
Les résultats de l’étude ont évidemment été largement relayés dans la presse. Et parfois vivement contestés, notamment par la Neue Zürcher Zeitung ou le Tages-Anzeiger.
Depuis la publication de l’étude, les débats se multiplient dans les revues spécialisées et à l’occasion de tables rondes. La ligne de front qui se dessine entre professionnels des médias n’est toutefois pas complètement nouvelle. D’un côté, les optimistes, qui prennent acte des changements intervenus dans la presse ces dernières années et qui semblent s’en accommoder. On y trouve la plupart des patrons de presse, de nombreux rédacteurs en chef, mais aussi les journalistes online et ceux qui travaillent pour des médias gratuits. De l’autre, les pessimistes qui tirent la sonnette d’alarme depuis vingt ans. Ils ont pleuré la disparition de La Suisse en 1994, celle du Journal de Genève en 1998, ou la mort des deux hebdomadaires alémaniques Facts et Cash en 2007. Ils fustigent les groupes de presse pour s’être lancés dans une bataille « suicidaire » dans l’espoir de conquérir le marché des journaux gratuits. Ils regrettent l’appauvrissement de l’enquête et du reportage, au profit du développement de portails sur Internet fort coûteux et à la rentabilité incertaine.
Si ces débats sont aussi vifs, c’est qu’ils sont le symptôme des recompositions du paysage médiatique suisse.
Premier bouleversement : Fusions et acquisitions
197 journaux pour moins de 8 millions d’habitants, le chiffre est énorme. En réalité, il est en baisse constante depuis longtemps. A la veille de la Première Guerre mondiale, on dénombrait 406 journaux en Suisse. En 1995, ils étaient encore 257. Ces dernières décennies, des dizaines de titres, pour la plupart des journaux régionaux, ont fusionné ou disparu de la circulation. Quelques rares expériences ont vu des nouveaux titres suprarégionaux apparaître, comme L’Hebdo en 1981 et Le Nouveau Quotidien en 1991 (devenu Le Temps en 1998 après l’absorption du Journal de Genève). En Suisse alémanique, le marché des journaux dominicaux s’est fortement développé avec la naissance de NZZ am Sonntag en 2002 et Der Sonntag en 2007. En Suisse romande, le groupe Ringier a voulu concurrencer l’hégémonique Matin Dimanche en lançant Dimanche.ch en 1999 ; l’expérience ne dura que quatre ans.
Une autre nouveauté a changé la donne sur le marché suisse de la presse : l’arrivée de grands groupes étrangers. Le géant allemand de la presse Axel Springer, déjà propriétaire du groupe zurichois Handelszeitung depuis 1999, a racheté en 2007 le groupe Jean Frey (qui publie notamment Bilanz et Der Beobachter). Côté romand, c’est le magnat de la presse français Philippe Hersant qui s’est lancé dans des acquisitions de titres régionaux avec, d’abord, La Côte de Nyon en 2001, puis L’Express de Neuchâtel et L’Impartial de La Chaux-de-Fonds en 2002, suivi de plusieurs petits médias locaux. Depuis 2010, il est également propriétaire du principal quotidien du canton du Valais, Le Nouvelliste.
Tous ces bouleversements créent des remous dans la profession. En Suisse romande, deux entreprises familiales dominent le marché de la presse depuis plusieurs générations : le groupe zurichois Ringier (avec les magazines L’Illustré, L’Hebdo, TV8, Edelweiss) et le groupe lausannois Edipresse (qui possède les principaux quotidiens payants romands : Le Matin, 24 Heures, Tribune de Genève). Ce duopole, qui semble se renforcer au fur et à mesure que les titres régionaux sont contraints de fusionner ou de cesser leur activité, fait l’objet de nombreuses critiques durant les années 1990. Philippe Hersant bouscula cette donne dès 2001. Malgré les inquiétudes que suscite sa politique d’acquisition agressive, certains voient d’un bon œil l’apparition d’un acteur étranger sur le petit territoire romand. Il s’agit d’un nouveau concurrent de taille pour Edipresse, habitué jusqu’ici à exercer un pouvoir quasi hégémonique sur le marché des grands quotidiens francophones en Suisse.
En 2009, une nouvelle concentration eut lieu avec l’annonce du rachat des activités suisses d’Edipresse par le groupe zurichois Tamedia (qui avait déjà racheté, un an auparavant, le groupe Espace Media auquel appartient le quotidien Berner Zeitung). Là encore, les avis au sein de la profession sont très variables. Impressum, le principal syndicat de journalistes du pays, se dit « inquiet pour la diversité de la presse et pour l’emploi ». De même, le Syndicat suisse des mass media craint un « monopole des opinions ». D’autres observateurs considèrent au contraire cette fusion comme une chance. Selon cette vision des événements, l’union des forces est la meilleure stratégie pour garantir la survie à long terme d’une grande entreprise de presse suisse « capable de résister à l’appétit des Murdoch et Springer ».
Depuis dix ans, les mouvements de concentration s’accélèrent ainsi tous azimuts. Le groupe NZZ, dont le titre phare est la Neue Zürcher Zeitung, contrôle désormais aussi le St. Galler Tagblatt, la Neue Luzerner Zeitung et la Thurgauer Zeitung. Le groupe AZ Medien, basé à Aarau, réunit l’Aargauer Zeitung, la Basellandschaftliche Zeitung et depuis peu la Solothurner Zeitung. En Suisse occidentale, le groupe Südostschweiz nourrit un réseau d’une vingtaine de quotidiens régionaux. Quant à Tamedia, son rapprochement avec Edipresse et le rachat d’Espace Media ne sont pas ses seuls faits d’armes. En 2000, le groupe ne comptait qu’un seul quotidien, le Tages-Anzeiger, dans son escarcelle ; aujourd’hui ils sont une dizaine ! Si Tamedia, en particulier, a pu s’agrandir et devenir en quelques années l’acteur dominant parmi les éditeurs de quotidiens en Suisse, c’est que le groupe tire sa force (et ses liquidités) d’une prouesse que tous ses concurrents lui envient: sa victoire sur le marché des journaux gratuits.

* Classement établi par Médias Suisses dans Medienlandschaft Schweiz 2010. Ne comprend pas les activités de l’éditeur allemand Axel Springer.
** La SSR (Société suisse de radiodiffusion et télévision) est dotée d’un mandat de service public pour la diffusion de programmes de radio et de télévision dans l’ensemble des zones linguistiques de la Suisse. Trois quarts de son financement proviennent d’une redevance et le quart restant est généré par des activités commerciales, principalement la publicité télévisée.
*** En 2009, Edipresse n’a pas communiqué de chiffres sur ses activités en Suisse car elles font l’objet d’une reprise par Tamedia (en plusieurs étapes, jusqu’en 2012). En 2008, Edipresse a généré des revenus de 435 millions de francs en Suisse et 303 millions à l’étranger.
Deuxième bouleversement : La guerre des gratuits
Metro, le modèle historique du journal gratuit en format tabloïde, naît à Stockholm en 1995. Quatre ans plus tard, ses propriétaires choisissent Zurich pour une première implantation hors de Suède. Entretemps, un groupe norvégien, Schibsted, qui avait également des visées sur la plus grande ville de Suisse, sort le 13 décembre 1999, à Zurich, son journal, 20 Minuten, avec quelques semaines d’avance sur son concurrent suédois. Metro (rebaptisé Metropol pour des raisons juridiques) jette l’éponge deux ans plus tard, par manque de rentabilité. Les grands groupes de presse suisses donnent alors peu de chances au marché du gratuit, qu’ils regardent avec dédain.
L’un d’entre eux, Tamedia, change de position en 2003 et entre dans le capital de 20 Minuten (il deviendra actionnaire majoritaire deux ans plus tard). Le gratuit zurichois étend progressivement son réseau de distribution à toutes les grandes villes germanophones et à toutes les lignes importantes de transport public. La question d’une version pour la Suisse romande se pose.
Pour damer le pion au géant zurichois qui s’apprête à déferler sur son territoire, Edipresse lance en novembre 2005 Le Matin Bleu, un journal gratuit qui emprunte son nom au quotidien payant Le Matin, du même groupe. Quatre mois plus tard, 20 Minutes arrive en Suisse romande. Durant trois ans et demi, ces deux journaux gratuits vont coexister, caracolant en tête des plus forts tirages de Suisse romande, loin devant les titres payants. Chacun investit massivement pour montrer à l’autre qu’il est là pour durer. C’est finalement Tamedia qui triomphe. Edipresse n’a jamais avoué que la guerre (perdue) des gratuits a précipité sa décision de vendre ses activités suisses à Tamedia. Pourtant, il serait naïf de séparer les deux affaires. De fait, la « fusion » des deux groupes de presse, annoncée en mars 2009, signe l’arrêt de mort du Matin Bleu. Le journal cesse de paraître six mois plus tard.
La guerre des gratuits laisse des traces, en premier lieu chez les éditeurs de journaux payants. Edipresse a non seulement perdu son journal gratuit, mais les tirages de ses autres titres ont fortement baissé. Entre 2005 et 2010, La Tribune de Genève, 24 Heures et Le Matin ont ainsi perdu un quart de leurs lecteurs. Les syndicats s’insurgent contre des mesures d’économies dans les rédactions. On accuse les groupes de presse d’avoir creusé leur propre tombe en lançant des gratuits qui ont cannibalisé leurs titres payants.
Les critiques pleuvent aussi contre la nouvelle culture journalistique introduite (ou renforcée) par l’arrivée des médias gratuits. Dès l’apparition du Matin Bleu en 2005, des journalistes romands de tous horizons se sont réunis sous la bannière d’un groupe appelé « Info en Danger ». « La presse écrite remplit de moins en moins son rôle d’information et d’approche critique des événements au profit du divertissement », lit-on dans le manifeste fondateur du groupe. On condamne les « sources non vérifiées, textes mal relus et erreurs de faits qui péjorent l’image de la presse » et on observe que « des annonceurs assistent aux séances de rédactions, des journalistes sont forcés de signer des articles de complaisance et, pire, certains n’ont même pas conscience de ces compromissions. »
Fin 2007, Roger de Diesbach, figure emblématique du journalisme d’investigation en Suisse romande, publie un livre intitulé Presse futile, presse inutile. L’ancien rédacteur en chef de La Liberté y accuse les groupes de presse de faire de leurs journaux « de vulgaires pompes à fric en oubliant leur raison d’être principale : l’information » et rappelle que la parution gratuite d’un titre le rend intégralement dépendant d’une unique source de revenus : les recettes publicitaires.
En 2010, Tamedia apparaît comme le seul groupe de presse suisse qui sorte largement gagnant de la guerre des gratuits. Son grand concurrent alémanique, Ringier, a lancé le journal gratuit du soir Heute au printemps 2006, remplacé en 2008 par Blick am Abend. Il a également tenté sa chance en septembre 2006 avec Cash Daily, un quotidien économique, mais a interrompu l’expérience en 2009, réduisant Cash à un simple portail sur Internet. En 2007, un groupe d’investisseurs indépendants a lancé un projet de journal gratuit extrêmement ambitieux, .ch. Pour le contrer, Tamedia s’est allié à deux autres groupes de presse et a lancé un concurrent, News. En mai 2009, .ch a mis la clé sous la porte après avoir perdu plus de 50 millions de francs. News, dont l’unique objectif était de créer une barrière à l’entrée sur le marché, a cessé de paraître peu après.
Pendant ce temps, 20 Minuten fut durant de longues années l’un des journaux gratuits les plus rentables au monde, générant pour son propriétaire une marge opérationnelle exceptionnelle de quelque 30 % par an. A la fin 2010, trois quotidiens gratuits subsistent en Suisse : 20 Minuten, 20 Minutes et Blick am Abend.
Statistiques de tirage des quotidiens en Suisse
* Chiffres provisoires pour 2010, au 01.10.2010
** Ce titre comprend plusieurs sous-éditions, dont Aargauer Zeitung (114'812 tirages) et Solothurner Zeitung (35'997 tirages).
*** Ce titre comprend plusieurs sous-éditions, dont Zürichsee-Zeitung (39'994 tirages), Zürcher Oberländer (34'784 tirages) et Zürcher Unterländer (20'477 tirages).
Source: REMP (Recherches et études des médias publicitaires) / MACH Basic
Troisième bouleversement : Internet
En 1995, Ringier fut le premier groupe de presse en Suisse romande à s’aventurer sur Internet avec sa plateforme Webdo. Il fut suivi peu après par Edipresse, qui lança son site Edicom en février 1996. L’ère est alors à l’expérimentation : de refonte en restructuration, les projets des groupes de presse changent à plusieurs reprises de noms et de formes durant ces premières années d’exploration. L’unité Edipresse Online alla jusqu’à employer soixante personnes au faîte de son existence, sans jamais parvenir à commercialiser efficacement ses contenus. Le projet fut finalement abandonné en 2001 sans que la plateforme de son concurrent romand, Webdo, ne parvienne non plus à s’imposer.
Les égarements historiques sur Internet coûtent cher aux groupes de presse suisses : en termes financiers, mais aussi en capital confiance. L’argent perdu dans les mésaventures en ligne manque cruellement lorsque la crise de 2001 frappe de plein fouet le monde des médias. La baisse consécutive des recettes publicitaires marque le début d’une longue descente aux enfers. A la crise conjoncturelle s’ajoute une mutation structurelle importante : les annonceurs lorgnent de plus en plus du côté des plateformes en ligne telles que moteurs de recherche ou sites de petites annonces. En 2002, les recettes publicitaires dans la presse suisse baissent de 12 % par rapport à l’année précédente. Les médias les plus touchés sont les quotidiens sur abonnement, ainsi que les journaux populaires comme Blick en Suisse alémanique et Le Matin en Suisse romande. Les revenus des grands groupes de presse s’effondrent : Tamedia, par exemple, voit ses recettes passer de 818 millions de francs en 2000 à 574 millions en 2003.
La reprise de l’économie dès 2004 marque le début d’une phase de consolidation. Plutôt que de lancer de nouvelles plateformes maison, les groupes de presse se mettent alors à racheter les bonnes idées des autres. Tamedia et Edipresse acquièrent la plateforme immobilière Homegate. Le groupe Ringier rachète le site de petites annonces Scout24 et l’annuaire en ligne Gate24. Edipresse entre dans le capital de l’éditeur en ligne Virtual Network, connu pour ses portails grand public comme Romandie.com, Humour.com ou Jeux.com.
Avec la crise économique de 2008-2009, la presse subit un nouveau choc violent. Les recettes publicitaires en Suisse chutent de 20 %. Tous les groupes de presse mettent en place des programmes d’économie. Tamedia supprime une cinquantaine de postes au sein du Tages-Anzeiger et fusionne une partie de la rédaction avec celle du Bund. Ringier met en place un concept emprunté aux anglo-saxons : la « newsroom », lieu centralisé qui permet de livrer simultanément plusieurs canaux (Blick, Blick am Abend, SonntagsBlick, Blick.ch) depuis une seule rédaction.
Alors que les rédactions traditionnelles se réduisent comme peau de chagrin, les équipes chargées du contenu online se renforcent et la question du passage de la presse à l’ère numérique devient la priorité des grands groupes. En 2010, la sortie des premières tablettes multimédias destinées au grand public donne ainsi de nouveaux espoirs à tout un secteur. De nombreux journaux et magazines suisses testent actuellement diverses formes de commercialisation d’abonnements numériques, sans qu’un modèle n’ait réussi à s’imposer.
Source : Fondation Statistique suisse en publicicté
Comment définir la qualité ?
L’étude de l’université de Zurich identifie en ces termes les tendances actuelles dans le journalisme en Suisse : « Ce sont avant tout les journaux par abonnement, les journaux du dimanche, les programmes de la radio publique et, dans une moindre mesure, la télévision publique qui assurent des reportages transmetteurs d’informations de fond permettant d’intégrer les nouvelles dans leur contexte. Cette approche suppose des reportages présentant une forte proportion de hard news moins centrées sur des personnes, des émotions et des faits privés. En revanche, les sites d’infos, les journaux à sensation, les journaux gratuits et les émissions de nouvelles de chaînes de télévision privées font du journalisme tous azimuts, peu spécialisé, fortement orienté vers le divertissement. La tâche centrale du journalisme, à savoir l’intégration des événements dans leur contexte sur la base d’enquêtes de fond, n’a plus guère cours dans ces médias. »
La « qualité » est définie par les auteurs de l’étude comme « [la capacité à] apporter une contribution aux sujets présentant de l’importance pour la société », tels que « les processus législatifs importants et complexes ». Les journaux régionaux analysés à cette aune seraient de moindre qualité que les journaux suprarégionaux, car ils « négligent, dans leurs reportages, la politique nationale et internationale, l’économie et la culture. Au lieu de cela, ils suivent une stratégie de régionalisation (…) ». La qualité des médias en matière économique est également mise en cause par les auteurs de l’étude, car ils « n’ont pas assuré leur fonction sismographique d’avertir à temps avant la crise des marchés financiers. (…) La crise n’a été reconnue dans les médias qu’à un stade très tardif, à savoir au deuxième semestre de 2007. »
Ce diagnostic ne laisse pas indifférent. D’aucuns ont qualifié le rapport de Kurt Imhof de « non-sens » et de « conneries ». Nombreux sont les commentateurs à s’interroger sur la pertinence d’une étude présentée comme scientifique, alors que le thème dont elle traite – la qualité des médias – est éminemment subjective. D’autres, au contraire, se félicitent des conclusions du professeur zurichois et voient dans ses détracteurs une corporation incapable de se remettre en question.
Quoi qu’il en soit, un nouveau débat prend forme. « Les discussions se multiplient sur ce thème, que ce soit au sein d’associations ou sur des blogs, observe Kurt Imhof. C’est une très bonne chose que le débat devienne public, car le système médiatique est incapable de se guérir soi-même. D’un côté, vous avez un groupe comme Tamedia qui contrôle 79 % du marché en Suisse romande et 42 % en Suisse alémanique et vise une rentabilité des fonds propres de l’ordre de 15 à 20 % par an, ce qui est seulement possible grâce aux journaux gratuits. De l’autre côté, les journalistes eux-mêmes sont trop fortement pris dans le système pour développer une réflexion critique sur ce que doit être le journalisme de qualité. »
Et si l’État s’en mêlait…
Reste la question du rôle de l’État, curieusement peu évoquée dans les débats sur la qualité de la presse en Suisse. Pourtant, l’État est bien présent dans ce secteur – et même massivement – via la télévision et la radio publique, qu’il finance à environ 75 %. Avec un budget annuel de 1,6 milliard de francs, la SSR (Société suisse de radiodiffusion et télévision) dépense plus d’argent que n’importe quel autre groupe de presse du pays. Composée de 18 stations de radio et 8 chaînes de télévision, elle est dotée d’une mission de service public, qui inclut une spécificité suisse : la promotion de la compréhension réciproque entre les différentes régions linguistiques.
Ce système de subventionnement qui se concentre exclusivement sur la télévision et la radio publique n’est guère remis en question par la population et le monde politique. Tout au plus assiste-t-on aujourd’hui à un plafonnement des moyens publics mis à disposition de la SSR, à la suite de plusieurs hausses successives de la redevance audiovisuelle, fortement décriées ces dernières années.
De leur côté, les groupes privés ne cherchent pas à ravir une part de ce gâteau à la SSR. « Nous ne voulons pas d’une aide directe de l’État, car elle serait forcément assortie de conditions, comme en France, où l’État soutient ce secteur à hauteur de près d’un milliard d’euros », affirme Valérie Boagno, directrice générale du quotidien Le Temps et présidente de l’association des groupes de presse romands Presse Suisse. En revanche, la presse écrite se bat pour améliorer les « conditions cadres » lui permettant d’exercer ses activités librement. Cela passe notamment par des aides indirectes, comme le maintien d’un taux de TVA réduit ou le subventionnement des frais de transport des journaux via la Poste suisse. « Nous assumons aussi une mission de service public envers la collectivité, estime Valérie Boagno. Il est indéniable que la presse écrite assure une bonne partie du traitement de la politique nationale, régionale et locale en Suisse. Nous jouons un rôle déterminant dans la formation d’une opinion libre, condition sine qua non à tout État démocratique. »
Cette affirmation appelle une série de nouvelles questions. Que signifie exactement « service public » en matière de diffusion d’informations ? Pourquoi cette mission serait-elle l’apanage des médias audiovisuels ? En France, le Président Nicolas Sarkozy a lancé, précisément autour de ces enjeux, les États généraux de la presse écrite en 2008. Diverses mesures de soutien furent retenues, pour un montant total de 200 millions d’euros pendant trois ans. En plus de mesures comme l’aide au transport postal ou l’aide au portage à domicile, le gouvernement français a mis en place des aides à la presse sur Internet. Des sites, tels que Mediapart ou Rue89 par exemple, en sont des bénéficiaires. Ouvrant une brèche, cette dernière mesure a suscité une vaste discussion en France, entre ceux qui estiment que l’État doit jouer un rôle dans la sauvegarde d’une presse de qualité (quel que soit le format) et ceux qui craignent pour l’indépendance des médias sous « perfusion publique ».
En Suisse, un tel débat n’a pas encore vu le jour. Malgré les crises successives traversées par la presse écrite au fil des décennies et l’avènement des journaux gratuits et de l’Internet, la notion de service public reste associée à la radio et la télévision, de manière exclusive. Il serait intéressant que cette question fasse l’objet d’un chapitre dans l’une des futures éditions des Annales publiées par le professeur Kurt Imhof et son équipe.
Crédit photo : Ol.v!er [H2vPk]/Flickr
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