Les digital natives existent-ils ?

Les digital natives existent-ils ?

Le digital native, dont la réalité est contestée par les études sociologiques, remplit toutefois un rôle bien réel : celui de passeur d’usage intergénérationnel.

Temps de lecture : 6 min

À la question « les digital natives existent-ils ? », cet article voudrait répondre de façon nuancée en proposant l'hypothèse qu'ils existent bien, mais comme une mythologie contemporaine (Roland Barthes). Ce mode d'existence mythique, à saisir depuis les représentations culturelles et l'imaginaire social, pèse tout autant sur les pratiques numériques en les délimitant et en les définissant notamment par rapport à une échelle des âges imaginaires dont l'étalon demeure en effet le « digital native ».

La notion de « digital natives » : une génération virtuelle

La notion de « digital natives » a été avancée en 2001 par le consultant en éducation Mark Prensky. Il décrit ainsi les mutations affectant les étudiants nés avec l'informatique en réseau et les téléphones portables : « Les Digital Natives sont prêts à recevoir des informations en temps réel. Ils apprécient  le travail en multi-tâches parallèles. Ils préfèrent les graphiques aux  textes plutôt que le contraire. Ils privilégient l'accès aléatoire (comme l'hypertexte). Ils fonctionnent mieux en réseau. Ils se développent sur la base de gratification instantanée et de récompenses fréquentes. Ils préfèrent les jeux au « travail sérieux ». »(1)

Les mutations en question semblent pour Mark Prensky d'ordre anthropologique. Il évoque les changements cérébraux et ouvre par là une veine à la rhétorique du jeune comme « mutant » qui fait depuis les belles heures des magazines. C'est dans la seconde partie de son article, intitulée « Do They Really Think Differently? », qu'il va lancer ses affirmations sur l'habileté naturelle des digital natives en s'appuyant sur un argumentaire cognitiviste de plasticité et de malléabilité cérébrales. « Les enfants élevés avec l'ordinateur pensent différemment du reste d'entre nous. Ils développent un esprit hypertexte comme si leurs structures cognitives étaient parallèles et non séquentielles. C'est pourquoi le processus linéaire d'apprentissage peut réellement retarder l'apprentissage pour les cerveaux développés par le jeu vidéo et le surf sur Internet. »(2)

En plus d'être générationnelle et cognitiviste, cette notion de « digital natives » relève également d'une métaphore spatiale, comme le suggère l'opposition précisée par Prensky entre natives et immigrants, renvoyant aux peuples autochtones des USA. Cette métaphore spatiale rappelle le contexte d'écriture de Prensky dominée par une approche « virtualisante » du numérique dont témoigne par exemple La déclaration d'indépendance du cyberspace de John Perry Barlow rédigée en 1996 ou les écrits de Howard Rheingold de 1993 sur les communautés virtuelles issues de son expérience personnelle autour de The Well. Dans un pays marqué par la fin de la frontière et une conquête des terres sanglante, le numérique est à l'époque assimilé un espace virtuel, à un espace en plus, revitalisant le mythe du front pionnier.
Les natifs digitaux sont ainsi désignés comme le peuple mutant de ce nouveau « nouveau monde. » Ils incarnent donc une génération virtuelle. À tous les sens du terme.

Les digital natives n'existent pas, la fracture numérique est également intra-générationnelle

Une génération virtuelle que les sociologues ont cherché à caractériser au plan sociodémographique et non pas seulement au plan cognitif car, pour reprendre la métaphore de Hilary Putnam, les sujets humains ne sont pas des « cerveaux dans une cuve » mais des individus socialisés qu'il convient de situer au plan des conditions objectives d'existence. De nombreux écrits ont donc tenté de préciser les limites de l'entrée générationnelle que comprend la notion de « digital natives » trop peu différenciée au plan sociologique.
 

Aux USA, les travaux de Eszter Hargittai  ont par exemple montré que les différences de classe et de race pèsent encore sur les pratiques numériques au sein d'une même génération. Elle a mené une étude sur un échantillonde 1 060 étudiants de première année universitaire, âgés de 18/19 ans, en prenant en compte de façon typiquement étatsunienne des dimensions ethniques (blancs, asiatiques, afro-américains, hispaniques). La chercheuse a montré que, contrairement à la rhétorique indifférenciante du digital native, les « étudiants du statut socioéconomique inférieure, les femmes, les étudiants d'origine hispanique et les Afro-Américains présentent des niveaux inférieurs de Web savoir-faire que d'autres »(3) .

En France, Pierre Mercklé et Sylvie Octobre ont travaillé sur une cohorte générationnelle de 4 000 enfants entrés en CP en 1997 et ayant grandi dans la décennie 2000, interrogés tous les deux ans par questionnaire sur leurs loisirs, leurs pratiques culturelles et leurs goûts entre 2002 et 2008. Ils notent ainsi que : « Les adolescents des années 2000 se différencient de moins en moins par la possession et la fréquence d’utilisation d’un ordinateur ; en revanche, ils continuent de se différencier de façon significative par leurs usages de celui-ci faisant preuve, en matière de pratiques numériques aussi, d’une propension plus forte que les adolescents des milieux populaires à cet « éclectisme » que la sociologie de la culture regarde depuis une vingtaine d’années comme la nouvelle marque de fabrique de la distinction. Ce qui condamne une partie importante des prochaines cohortes d’adolescents de milieux populaires à rester des digital immigrants. »

Ces enquêtes rejoignant la problématique de la digital native fallacy de l'étude menée par la fondation ECDL montrant que la littératie native de la génération Y relève avant tout des compétences de modes de vie (« lifestyle skills »). De part et d'autre de l'Atlantique, est donc établi par la sociologie le constat d'une stratification sociale opérante au sein de la génération des digital natives au plan des équipements et pratiques numériques.

Sans contester l'observation par les sociologues d'une fracture numérique entre les digital natives eux-mêmes, qui rend caduque l'existence d'une génération acculturée et compétente de façon homogène, il convient, selon nous, de faire place au statut joué par la figure des digital natives dans les discours des praticiens du numérique. Car, comme nos enquêtes ethnographiques menées depuis de nombreuses années nous l'ont confirmé, les représentations culturelles font partie intégrante des usages.

Les digital natives existent, ils inspirent avant tout les représentations culturelles du numérique

Saisie à travers les discours sur leurs propres pratiques, le mode d'existence des « digital natives » semble relever typiquement du mythe tel que Roland Barthes le décrit dans ses décodages des mythologies du XXe siècle. Selon Roland Barthes, le mythe est un signe, un outil de l'idéologie, réalisant des croyances dans le discours et dont la doxa est le système(4) . Dans cette conception barthésienne des mythologies contemporaines, la doxa consiste à coder le numérique comme relevant d'un monde juvénile en soi, en écho avec la double composante générationnelle et virtuelle présente dans la notion de « digital natives ».

Cette double dimension générationnelle et virtuelle se trouve le plus souvent thématisée dans les entretiens réalisés avec des « digital migrants », à l'instar de ces verbatims recueillis dans la région Nord-Pas de Calais auprès d'individus aux profils socio-démographiques contrastés (5) :
« On a déjà essayé de lui offrir à papi mais il n'y arrive pas et cela l’énerve. C'est             générationnel tout ça. » (conseillère financière, 39 ans)

« Le numérique? Bah on est un peu largué » (employée, 58 ans)

« Moi qui ne vit pas dans ce monde, je suis dépassée. » (guichetière, 51 ans)

« Avec les enfants il faut s’adapter, je n’ai pas envie de passer pour la vieille conne. On passe déjà pour des vieux cons donc si on ne suit pas tout ça… » (factrice, 46 ans)
 

Chacun semble évaluer ses pratiques numériques à l’aune d’une échelle des âges imaginaire dont l’étalon est le «jeune » de référence du contexte familial. Et par la force du discours et des représentations culturelles, se trouvent décrits des « effets de vieillissement prématuré » ou inversement des « effet lifting » suivant que la personne interrogée pratique peu ou intensément le numérique : « J'ai un usage limité d'Internet, je suis un petit vieux qui n’a pas suivi sa génération moi je pourrais vivre sans téléphone ». (directeur adjoint, 41 ans)
 

Les digital natives semblent répondre idéalement à une fonction mythique. Cependant, la mythologie barthésienne repose sur une conception par trop dichotomique entre mythe et vérité, entre culture et science. L’épistémologue des sciences et des techniques Donna Haraway a depuis, de façon heuristique, déconstruit les techniques elles-mêmes comme relevant d’une production culturelle (traductions, mises en récit, métaphores…).

Le digital native, entre mythe et réalité

Dans ce cadre conceptuel renouvelé privilégiant le continuum entre technique et culture plutôt que l'opposition binaire entre mythe et réalité, il nous faut considérer les digital natives comme une figure performative, un être de papier qui fait agir et qui par-là se trouve doté d'une existence empirique.

Ainsi, parce qu'ils sont évoqués dans les représentations de l’échelle des âges imaginaires du numérique, les digital natives remplissent un rôle fonctionnel bien réel, celui de passeur d’usage intergénérationnel :

« Le téléphone mobile avec le clavier non tactile, j'ai commencé à en être addict quand mes filles habitaient loin de moi. Ces messages courts, c'étaient ma seule façon de communiquer avec elles car au téléphone, elles ne répondaient pas. Elles faisaient 250 SMS par semaine. » (cadre territorial, 52 ans)

« Il a bien fallu. À partir du moment où ma fille est entrée à l'école en CM2, elle a eu au début un petit téléphone mais maintenant elle en a puissant elle a ...comment on appelle ça ...un smartphone. C'est elle qui m'a montré mais je lui ai dit « donne-moi la notice » et on a fait tous les deux pour savoir comment passer sur les petits carrés...les applications. » (factrice, 46 ans).
 

Et du côté des jeunes praticiens endossant le statut mythique des « digital natives », ils se doivent de cultiver l'immanentisme de leur littératie numérique. Autrement dit : tenir le rôle assigné à leur génération : « Le matin, en pause, je montre des vidéos marrantes aux collègues, je suis le « jeune » de la boîte. » (employé, 26 ans) C'est ce qui peut expliquer comment les « tutos vidéos » sont devenus un genre numérique important, dont la production et la consultation pourraient être liés au fait de ne pas décevoir les attentes des adultes en la matière.
 

Le mythe des « digital natives » peut donc paradoxalement autant faire écran à la compréhension des pratiques que les éclairer. 


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Crédit photo : Maurizio Pesce / Flickr

    (1)

    « Digital Natives are used to receiving information really fast. They like to parallel process and multi-task. They prefer their graphics before their text rather than the opposite. They prefer random access (like hypertext). They function best when networked. They thrive on instant gratification and frequent rewards. They prefer games to “serious” work“. (Does any of this sound familiar?) » 

    (2)

    « Children raised with the computer think differently from the rest of us. They develop hypertext minds. They leap around. It’s as though their cognitive structures were parallel, not sequential.? 21 ?Linear thought processes that dominate educational systems now can actually retard learning for brains developed through game and Web-surfing processes on the computer. » 

    (3)

    « Students of lower socioeconomic status, women, students of Hispanic origin, and African Americans exhibit lower levels of Web know-how than others. » (p. 108). 

    (4)

    Roland Barthes, Mythologies, Le Seuil, 1957. 

    (5)

    ans le cadre d'une monographie régionale menée pour La Poste en janvier 2015.

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