Pirates, peeristes, téléchargeurs : à qui profite le stream ?
La controverse qui a agité et qui agite encore le monde musical a au moins eu la vertu de démontrer la nécessite d’élargir la focale en considérant le secteur musical dans son ensemble (et non le seul secteur du disque). De ce point de vue, l’effet du piratage sur le secteur musical apparaît limité, notamment en raison des marchés connexes à la musique enregistrée dont l’économie est florissante. L’industrie des casques audio a ainsi explosé ces dernières années, de même que les plateformes de diffusion telles que YouTube qui ont su négocier la diffusion de contenus rétribués par la publicité, ou encore le live – en nette croissance depuis le début des années 2000. Ces économies parallèles positives, qui tendent à relativiser la décroissance du disque à une échelle plus globale, ne doivent pas masquer de fortes disparités et des problèmes de concentrations, laissant pour compte des petits acteurs et les nouveaux venus. On peut donc penser que le problème est, de nos jours, moins un problème d’investissement qu’un problème de répartition des valeurs. Pour le dire autrement, il n’est plus vraiment question de s’inquiéter de l’investissement que les auditeurs réalisent pour la musique – la multiplication des écrans par habitant français (ordinateur, téléphone portable, tablettes) pour des usages d’écoute musicale, est une preuve parmi d’autres –, mais de savoir comment faire pour que cette économie retourne pour tout ou partie, à un moment donné, aux principaux intéressés : les artistes et les producteurs.
Il faut considérer le secteur musical dans son ensemble (et non le seul secteur du disque)
Qui sont les artistes concernés par le téléchargement illégal ? Si l’on fait abstraction un instant des aspects économiques, et que l’on s’intéresse à la question de la notoriété, on peut dessiner schématiquement trois catégories d’artistes :
Les artistes amateurs qui secrètement – ou pas – souhaitent un jour accéder au rang de « star ». Ils sont des millions à en croire l’explosion de MySpace à l’époque, puis de Soundcloud, de Jamendo, et des innombrables « covers » aujourd’hui sur YouTube. Pour cette population, tous les moyens sont bons pour se faire connaître, à commencer par les réseaux détournés et illégaux. Plusieurs success-stories l’ont prouvé : d’Arctic Monkeys à Franz Ferdinand, en passant par Lorie ou Lorde dernièrement.
À l’extrême inverse, les artistes dont la notoriété n’est plus à faire, autrement appelés les « stars ». Par exemple, sur le marché français, le téléchargement illégal a très peu impacté l’économie des Goldman-Bruel-Dion-Hallyday-Farmer-Obispo car ceux-ci tirent environ les trois quarts de leurs revenus du
live, et parce que le concert ne s’est jamais aussi bien porté que pour les chanteurs à forte notoriété. Donc, même s’ils peuvent être, pour diverses raisons, opposés au téléchargement illégal, celui-ci n’a pas mis en danger la pérennité de leur création parce qu’ils se sont assuré un public dont l’attachement est suffisamment durable pour vivre de leur musique pour le restant de leur carrière.
Entre ces deux groupes se trouve une part infime d’artistes émergents – qu’on peut identifier après un premier succès d’album ou d’un titre, de quelques dates, de plusieurs tremplins ou de récompenses – dont le devenir dépend en partie des ventes d’albums, à la fois pour faire des profits économiques, mais aussi pour construire leur notoriété et gagner la confiance des investisseurs du secteur musical – producteurs, tourneurs, diffuseurs – pour qu’ils fassent le pari de miser sur eux. « Infime », car c’est dans cette tranche que l’on trouve ceux que l’on appelle les « découvertes » assurant la diversité culturelle, toujours sous-représentée dans l’industrie culturelle de masse actuelle. Pour eux, le téléchargement illégal ne peut être que problématique.
Si l’on peut tenter une typologie des artistes affectés par le téléchargement illégal, sait-on qui sont les auditeurs qui ont recours à cette pratique ? Difficile à dire… Rappelons d’abord qu’en France tout le monde n’est pas internaute : il existe un certain nombre de publics dits « empêchés », qui n’ont pas accès au web, par choix, par manque de moyens ou de compétences. En 2012, l’Union internationale des télécoms évaluait le taux de pénétration de l’internet en France à 83 %. Ensuite, beaucoup d’études ont tenté de « quantifier l’inquantifiable » : nombre de fichiers échangés illégalement, de téléchargeurs… Impossible à savoir précisément. D’ailleurs quand une étude prétend le contraire, il faut s’en méfier. Mais globalement, plusieurs recherches convergentes démontrent qu’il existe deux grandes populations : les « pirates » et les « explorateurs ». Pour ce qui est des explorateurs, qui sont aussi les plus gros acheteurs de musique, ils profitent de l’effet de sampling – goûter gratuitement pour investir dans un second temps dans ce qu’ils apprécient – pour réduire l’incertitude qui règne autour d’un bien d’expérience. Supprimer leur pouvoir de sampler, c’est s’exposer au risque de se priver d’une part de ce qui fait l’économie musicale aujourd’hui, que ce soit en musique enregistrée ou en live. Les pirates, eux, ont une consommation plus démesurée, téléchargeant massivement des nouveautés afin d’assouvir un plaisir hédoniste.
Si on récapitule, combiner la population d’artistes en devenir pour qui le téléchargement illégal est néfaste, à la population des pirates, c’est-à-dire une partie (laquelle ?) des téléchargeurs estimés, revient à constater qu’un dispositif de réponse graduée ne concerne qu’une part infime (en rouge sur le schéma) de l’économie globale. Sachant en plus que les « pirates » sont plutôt identifiés comme des surconsommateurs de musiques dites mainstream, les artistes émergents sont donc globalement peu touchés par ce type de téléchargement.