Les dispositifs de réponse graduée sont-ils efficaces ?
Les dispositifs de « réponse graduée », tels que Hadopi, ont fait l’objet de différentes études. Quel bilan permettent-elles de dresser de ces mécanismes ?
Les dispositifs de « réponse graduée », tels que Hadopi, ont fait l’objet de différentes études. Quel bilan permettent-elles de dresser de ces mécanismes ?
Plusieurs études, en France ou à l’étranger, se sont depuis interrogées sur l’efficacité de tels dispositifs. À la lumière de ces travaux de recherche et alors que, en France, la Hadopi semble menacée dans son existence, quel bilan peut-on en dresser ? Nous limiterons notre analyse au secteur musical, ayant conscience que d’autres objets culturels, comme le cinéma ou les séries-télé sont aussi concernés, mais ne relèvent pas des mêmes leviers de compréhension par leur différence de nature.
Il faut considérer le secteur musical dans son ensemble (et non le seul secteur du disque)
Les artistes amateurs qui secrètement – ou pas – souhaitent un jour accéder au rang de « star ». Ils sont des millions à en croire l’explosion de MySpace à l’époque, puis de Soundcloud, de Jamendo, et des innombrables « covers »(3) aujourd’hui sur YouTube. Pour cette population, tous les moyens sont bons pour se faire connaître, à commencer par les réseaux détournés et illégaux. Plusieurs success-stories l’ont prouvé : d’Arctic Monkeys à Franz Ferdinand, en passant par Lorie ou Lorde dernièrement.
Entre ces deux groupes se trouve une part infime d’artistes émergents – qu’on peut identifier après un premier succès d’album ou d’un titre, de quelques dates, de plusieurs tremplins ou de récompenses – dont le devenir dépend en partie des ventes d’albums, à la fois pour faire des profits économiques, mais aussi pour construire leur notoriété et gagner la confiance des investisseurs du secteur musical – producteurs, tourneurs, diffuseurs – pour qu’ils fassent le pari de miser sur eux. « Infime », car c’est dans cette tranche que l’on trouve ceux que l’on appelle les « découvertes » assurant la diversité culturelle, toujours sous-représentée dans l’industrie culturelle de masse actuelle. Pour eux, le téléchargement illégal ne peut être que problématique.
Si l’on peut tenter une typologie des artistes affectés par le téléchargement illégal, sait-on qui sont les auditeurs qui ont recours à cette pratique ? Difficile à dire… Rappelons d’abord qu’en France tout le monde n’est pas internaute : il existe un certain nombre de publics dits « empêchés », qui n’ont pas accès au web, par choix, par manque de moyens ou de compétences. En 2012, l’Union internationale des télécoms évaluait le taux de pénétration de l’internet en France à 83 %. Ensuite, beaucoup d’études ont tenté de « quantifier l’inquantifiable » : nombre de fichiers échangés illégalement, de téléchargeurs… Impossible à savoir précisément. D’ailleurs quand une étude prétend le contraire, il faut s’en méfier. Mais globalement, plusieurs recherches convergentes démontrent qu’il existe deux grandes populations : les « pirates » et les « explorateurs »(5). Pour ce qui est des explorateurs, qui sont aussi les plus gros acheteurs de musique, ils profitent de l’effet de sampling – goûter gratuitement pour investir dans un second temps dans ce qu’ils apprécient – pour réduire l’incertitude qui règne autour d’un bien d’expérience. Supprimer leur pouvoir de sampler, c’est s’exposer au risque de se priver d’une part de ce qui fait l’économie musicale aujourd’hui, que ce soit en musique enregistrée ou en live. Les pirates, eux, ont une consommation plus démesurée, téléchargeant massivement des nouveautés afin d’assouvir un plaisir hédoniste.
Si on récapitule, combiner la population d’artistes en devenir pour qui le téléchargement illégal est néfaste, à la population des pirates, c’est-à-dire une partie (laquelle ?) des téléchargeurs estimés, revient à constater qu’un dispositif de réponse graduée ne concerne qu’une part infime (en rouge sur le schéma) de l’économie globale(6). Sachant en plus que les « pirates » sont plutôt identifiés comme des surconsommateurs de musiques dites mainstream, les artistes émergents sont donc globalement peu touchés par ce type de téléchargement.
Une étude internationale met en doute l'efficacité des dispositifs de réponse graduée
Cela peut s’illustrer à travers une rapide historique des réseaux de téléchargement illégal qui atteste de stratégies de contournement des personnes téléchargeant illégalement des œuvres.
Les flux migratoires ont été largement perceptibles lors de la fermeture du géant Megaupload, dont on pensait que son arrêt entraînerait une baisse du téléchargement illégal. En réalité, dans les heures qui ont suivi l’annonce de l’arrestation de Kim Dotcom – le « père » de Megaupload –, d’autres sites utilisant la même technologie (direct download) ont vu leur fréquentation exploser, de même que d’autres technologies ont été investies ou réinvesties (retour vers le P2P, nouvelles fréquentations sur les réseaux de torrent).
Une question semble ainsi se poser : faut-il passer par le modèle illégal pour « forcer » un modèle légal à émerger et se stabiliser(10) ? On peut, en effet, faire l’hypothèse que si le téléchargement et le streaming illégaux n’avaient pas « pris », les offres et services légaux d’aujourd’hui n’auraient pas émergé, du moins sous cette forme et à cette vitesse. Dans un autre domaine, Michel Calon, Pierre Lascoumes et Yannick Barthe ont démontré le rôle précurseur des « profanes » dans les phénomènes de transformations et reconfigurations que subit notre société(11). Faut-il donc accepter que les modèles illégaux soient porteurs d’innovations et que le problème provienne moins de la crise – économique, technique, identitaire – qu’ils provoquent au sein des industries légales historiquement établies, que de la rapidité avec laquelle ces dernières doivent s’adapter à une nouvelle configuration ?
Les dispositifs de réponse graduée fonctionnent principalement sur ceux qui téléchargent le moins
Tous ces constats ouvrent en réalité vers des débats passionnants sur une éventuelle refonte du droit d’auteur à l’ère du numérique. Le statut de l’artiste doit désormais composer entre l’hyper-starification et l’amateur profane. La solution sera peut-être dans la multiplicité des types de revenus qui vont ou devront coexister. Les « artistes-mosaïques » se généraliseront, à la fois dans leur aspect artistique – comme -M-, Stromae ou Christine and the Queens, qui construisent des personnages dont l’univers, du costume à la pochette d’album en passant par les décors sur scène, sont pensés dans une continuité artistique et médiatique cohérente et globale –, mais aussi d’un point de vue économique en diversifiant leurs activités économiques et leurs sources de revenus – comme beaucoup de rappeurs, entre autres, l’ont bien compris en sortant des lignes de vêtements.
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Crédit photo :
gadgetscode / openclipart
Snep, La lutte contre les échanges illicites de fichiers musicaux sur l’Internet, op. cit., p. 1. : « Enfin, la SCPP a identifié des technologies permettant de mettre en ouvre des actions de prévention, notamment par l'envoi de messages d'avertissement aux internautes contrefacteurs, par l'intermédiaire de leur fournisseur d'accès et dans la préservation de leur anonymat. L'utilisation des ces technologies et la mise en oeuvre de traitement automatisé des données fera l'objet d'une demande d'autorisation à la CNIL au mois de janvier 2005. »
Pour des synthèses d’études, voir Nicolas Curien et François Moreau, L’industrie du disque, Editions La Découverte, coll. « Repères », 2006, 121 p ; Marc Bourreau et Benjamin Labarthe-Piol, « Crise des ventes de disques et téléchargements sur les réseaux peer-to-peer: Le cas du marché français », Réseaux, 2006, vol. 24/139, pp. 105-144.
David Bounies, Marc Bourreau et Patrick Waelbroeck, « Pirates or Explorers?? Analysis of Music Consumption in French Graduate Schools », Brussels Economic Review, 2005, vol. 50, no 2, pp. 167-192 ; Clément Combes et Fabien Granjon, « La numérimorphose des pratiques de consommation musicale », Réseaux, 28 janvier 2008, n° 145-146, no 6, pp. 291-334.
Il s’agit donc d’un côté de représenter l’évolution de la notoriété, des « amateurs » aux « stars », en passant par les artistes émergents, et de l’autre côté la « taille » des populations. Les deux échelles ne sont évidemment pas comparables, mais ce schéma a simplement vocation à modéliser la problématique du téléchargement illégal entre une population d’artistes émergents et une population de téléchargeurs « pirates ».
Rebecca Giblin, « Evaluating Graduated Response », The Columbia Journal of Law & the Arts, 2014, no 37, p. 193 : « When engaging in this kind of cross-jurisdictional, multi-language research, it is impossible to be sure that every quality relevant resource has been identified. Some may have been overlooked. However, this bias is not likely to result in the omission of positive evidence of graduated response’s efficacy: given the resources that organizations such as IFPI have put into advocating for graduated response, and the publicity they give to studies suggesting that it is achieving positive results, it is reasonable to expect that any such evidence would be widely published in English language materials and thus captured as part of this research project. Despite this, as the above analysis demonstrates, the evidence that graduated response actually reduces infringement is extraordinarily thin ».
Insaf Bekir, Gilles Grolleau et Sana El Harbi, « Le piratage peut-il être profitable à la firme piratée?? », Revue économique, 15 juillet 2010, Vol. 61, no 4, p. 800 : « Le cas Napster, pionnier de la technologie peer to peer, est dans ce sens édifiant dans la mesure où, après sa fermeture pour piratage et violation des droits d’auteur, les plus grandes maisons de disques ont adopté cette technologie pour vendre leurs produits légalement ».
Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yannick Barthe, Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, Paris, Seuil, 2001, p. 129 : « Pourquoi ne pas considérer que les profanes, alliés ou non à des experts, agissent comme de véritables chercheurs de plein air lorsqu’ils viennent se mêler à eux et exiger si cela s’avère nécessaire, plus de rigueur et de rationalité dans la gestion de la production et de l’interprétation des inscriptions, dont nous avons vu qu’elles constituent le matériau sur lequel travaillent les laboratoires ? ».
Ifop, L’impact de la fermeture de MegaUpload sur les pratiques de téléchargement, Paris, Ifop, 2012 ; Sylvain Dejean, Thierry Pénard, Eric Darmon et Michael A. Arnold, Comportements des internautes en matière de piratage face à la loi Hadopi et la riposte graduée, M@rsouin, 2014.
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