Les fake news, miroir grossissant de luttes d’influences

Les fake news, miroir grossissant de luttes d’influences

Comment les fausses nouvelles se propagent-elles, comment leur circulation transforme-t-elle la réalité ? Cette distorsion de la vérité qu’on appelle aujourd’hui fake news est devenue une question de société. Pour analyser cette problématique, il faut observer le médium qui les propage.

Temps de lecture : 8 min Sommaire

De quoi les fake news sont-elles le nom ? De beaucoup de choses, à en juger par l’impressionnante somme de discours qu’elles ont déjà suscités dans les médias, les réunions scientifiques et les espaces de discussion, en ligne ou en ville et ce, dans plusieurs pays. De fait, la problématique rassemble tous les attributs d’une véritable question de société, dont chacun s’empare avec son propre système de croyances et de compétences. Révélatrice d’impensés, creuset de controverses, miroir grossissant de luttes d’influence, elle déstabilise les certitudes et met en lumière des déplacements qu’on préférait ne pas voir.

 

Question médiatique, sociétale, technologique, épistémologique et politique : les fake news ne désignent pas tant un fait qu’un nœud de tensions et de transformations quasiment impossibles à surplomber, mais dont chacun pressent qu’elles sont un masque grimaçant et vrai de notre époque.

 

Appareillages médiologiques

 

Quel que soit l’angle sous lequel on les observe, c’est sur l’énigme du médium(1) que ces fausses nouvelles conduisent notre regard. Corps conducteur, milieu, organe : comment les idées se propagent-elles, comment leur circulation transforme-t-elle la réalité, comment le pouvoir s’incarne-t-il dans cette puissance de propagation ?

 

 Il est utile de rappeler que tout régime de vérité implique un système de falsification en miroir  

Sans faire l’anamnèse des pratiques de désinformation — dont l’histoire est logiquement aussi longue que celle de l’information elle-même —, il est utile de rappeler que tout régime de vérité implique un système de falsification en miroir, qu’on peut interpréter comme l’expression simultanée de son autorité et de ses dérèglements plus ou moins intentionnels. Propagandes savamment orchestrées par un pouvoir politique, récits colportés par les vecteurs vernaculaires du corps social ou trafics de données manipulées au service d’intérêts contraires : chaque période a connu son modèle de fausses nouvelles, dont le design est conditionné par l’appareillage médiologique du moment (mythologies, contes oraux, libelles, caricatures, pamphlets, cartes postales, canulars radiophoniques, télé-réalité, avatars,  buzz…).

 La propagande étatique a besoin du relais actif de l’opinion, le complotisme emprunte en les retournant les canaux médiatiques, la rumeur est instrumentalisée par les jeux de pouvoir  

Mensonge stratégique, « délire populaire » ou intoxication subversive, les trois modalités de fausseté ne se confondent pas, mais elles vont toujours de pair : la propagande étatique a besoin du relais actif de l’opinion, le complotisme emprunte en les retournant les canaux médiatiques, la rumeur est instrumentalisée par les jeux de pouvoir.

 

Nos actuelles fake news ne dérogent pas à la règle. Ce n’est donc pas un hasard si le terme renvoie tantôt aux contenus extravagants qui ont proliféré pendant la campagne présidentielle américaine, tantôt (dans la bouche des supporters de Donald Trump) aux articles de la presse mainstream traditionnelle qui tentaient de les invalider, tantôt aux inepties que les plateformes de réseaux sociaux nous incitent à partager.

La source et le lit

Tout dépend, comme on dit, du point de vue. Pour faire barrage aux fake news, on peut donc tenter de séparer le fait de l’opinion, pour l’opposer à son énonciation ou son interprétation. Sans nier qu’il existe bien une réalité indépendante de nos exégèses, on sait cependant combien ce principe du fact-checking s’avère fragile dans le présent de l’actualité, tant les preuves et les autorités que l’on convoque pour établir un fait peuvent à leur tour être sujettes à contestation.

 Le principe du fact-checking s’avère fragile dans le présent de l’actualité, tant les preuves et les autorités que l’on convoque pour établir un fait peuvent à leur tour être sujettes à contestation  

Quand il s’agit de propagande et de propagation, ce sont les dynamiques du faire-croire qu’il faut observer. Rien ne sert de labéliser les sources comme étant plus ou moins fiables, si l’on néglige l’efficacité des courroies de transmission — indissociablement techniques, organisationnelles et symboliques — par où passe l’information. L’examen doit donc se déplacer du fact-checking à l’analyse de réseau, pour passer d’une conception linéaire et verticale de l’information, avec émetteur et récepteur clairement identifiés, à une intelligence techno-pragmatique des écosystèmes de confiance, beaucoup moins binaires.

 

Les biais qui nous poussent à rejeter des faits contredisant nos préjugés ont été identifiés et analysés depuis longtemps(2). Encore faut-il admettre que ce que nous plaçons habituellement dans le registre de l’information relève aussi de mécanismes de croyance, et qu’aucune preuve journalistique ou scientifique (comme le fait d’exhiber le certificat de naissance de Barak Obama ou la photo aérienne de l’investiture des deux derniers présidents des États-Unis) n’a jamais suffi à invalider une croyance. Car ce ne sont pas des faits ni même des discours qui s’affrontent, mais des régimes de légitimité. Au fact-checking exercé par des journalistes encartés, s’oppose la force des liens faibles et le media-checking visant à disqualifier le lieu d’où parlent les fact-checkers. C’est ce dont Samuel Laurent continue de s’étonner, sans voir que cette « diabolisation du fact-checking qui le scandalise n’est que l’envers de l’autorité qu’il représente. Avant d’être une atteinte aux faits, c’est la légitimité du journal Le Monde, des « grands » médias ou des journalistes en général qui est contestée, comme en attestent les innombrables réactions au Décodex s’employant à déconstruire l’impensé de cette autorité(3).

 

 Avant d’être un effondrement de la vérité, la crise des fake news est le signe d’une redistribution des circuits de la confiance 

Plus encore que la source, c’est le lit par où s’écoule l’information qui conditionne sa crédibilité et, par voie de conséquence, sa portée. Avant d’être un effondrement de la vérité, la crise des fake news est le signe d’une redistribution des circuits de la confiance, concomitante de la mise en concurrence entre le schéma radial des médias de masse et celui, viral, des réseaux affinitaires. Dès l’origine, l’internet s’est développé comme un hacking des espaces centraux de vérité (académiques, politiques, institutionnels…), selon un principe d’a-centrage et de dissémination des conversations. En même temps que le réseau augmentait les moyens des entreprises militaires et des laboratoires de recherche, il ouvrait un espace de partage de pair à pair non contrôlable. En actant le passage d’un graphe de documents à un graphe de profils, le web dit « social » a radicalisé (et perverti) cette grammaire fiduciaire, pour la convertir en une industrie de l’engagement. Les vecteurs traditionnels de l’autorité ont cru pouvoir tenir à distance cette nouvelle organisation du faire croire, en la considérant comme hors-la-loi. Jusqu’à ce que la viralité (celle du hashtag #jesuischarlie ou des fakes) démontre que la loi avait changé de bord. Désormais, la contamination réticulaire de profil à profil précède la parole descendante des médias qui la commentent, l’instrumentalisent ou la copient. 

Partager : l’ubérisation de la croyance

 

Pendant un temps, on a décrit ce règne de l’individu média comme une vaste télé-réalité où chacun viendrait s’exprimer dans une joyeuse cacophonie, certes subversive, mais finalement sans conséquence sur le réel. Avec les fake news, on réalise que la médiation identitaire est bien plus qu’un jeu narcissique d’autoréférence ou de réputation. C’est un mode d’existence des faits, une logique d’anamorphose qui plie la réalité selon des proximités relationnelles algorithmiquement calculées. Plus que de « bulles de filtres(4) enfermant l’individu dans des univers symboliquement compatibles, c’est de plasticité qu’il s’agit. L’environnement se transforme à mesure que nous nous y engageons, et ce que nous sécrétons affecte les distances informationnelles dans leur ensemble.

 

  Ce qui est nouveau, ce n’est pas qu’il y ait de la propagande ou de la désinformation, mais le fait qu’elles coexistent avec des informations transparentes et sourcées dans les mêmes espaces 

À l’effet de balkanisation souvent observé, l’environnement numérique ajoute de fait un effet   de décloisonnement qui empêche de contenir chaque idiotisme communautaire dans les limites de sa bulle. Comme le souligne Benjamin Loveluck(5), la plateformisation et l’industrialisation des logiques affinitaires mélangent des circuits de crédibilité qui auraient dû être séparés, brouillant les genres, les registres et les statuts. Ainsi, Google pointera vers l’information éditorialisée de Wikipédia à travers l’Infobox, mais fera aussi remonter les pires fakes à travers son système d’autocomplétion des requêtes. De leur côté, une timeline Twitter ou un fil d’actualité de Facebook conduiront l’internaute vers une source journalistique aussi bien que vers un canular sur YouTube (ou inversement). Ce qui est nouveau, ce n’est donc évidemment pas qu’il y ait de la propagande ou de la désinformation, mais le fait qu’elles coexistent avec des informations transparentes et sourcées dans les mêmes espaces. Lesquels sont aujourd’hui quasiment tous soumis à la même loi du clic, pour qui la rumeur sera toujours plus porteuse qu’une démonstration argumentée.

 

« Les algorithmes qui pilotent les médias sociaux sont conçus pour prioriser les articles engageants : ceux qu’on aime cliquer, ceux qu’on aime partager ou auxquels on aime réagir »(6). Ces contenus ne sont pas nécessairement ceux qu’on tient pour vrais, mais ceux qui embarquent plus nettement que d’autres une instruction de réplication(7). Encore une fois, le principe en lui-même n’est pas nouveau : du chant versifié à la photographie en passant par l’imprimé, c’est le propre de toute transmission que de privilégier le mnémotechnique, le reproductible et le mobilisable. Mais le changement d’échelle, de rythme et de degré d’automatisation de l’ère numérique confère au processus une puissance inédite. Non seulement les dynamiques relationnelles sont placées au centre, mais elles sont renforcées, anticipées et, aujourd’hui, simulées par la macro-économie des algorithmes et des faux clics(8). Cette « ubérisation de la croyance » complique évidemment considérablement la vérification de l’information, qui n’est plus assimilable à un message transitant d’un point à un autre le long d’un canal, mais se confond avec l’environnement même qui la viralise.

La vérité en « communs »

 

Si l’on observe les propositions qu’Eli Pariser a cherché à regrouper dans un document collaboratif, les solutions envisagées pour lutter contre les fake news se distribuent entre deux approches. Les premières reconduisent l’idée d’une séparation possible entre l’information et son vecteur, en préconisant différents moyens artificiels ou humains de labéliser, marquer ou bloquer la source ou la publication suspectes. Les secondes, plus imaginatives, envisagent de mesurer plutôt la réputation des relayeurs ou des vérificateurs, en déportant les critères de fiabilité du message au messager. Dans la plupart des cas, cependant, on présuppose que la désinformation puisse être établie une fois pour toute, ce qui tend à essentialiser les régimes de croyance.

 

Nous pensons a contrario que c’est en documentant les dissensus qu’on servira davantage un principe de vérité. Plus qu’une vérification des informations, la multiplication des fakes appelle un travail d’éditorialisation, qui recontextualise les contenus partagés en explicitant les logiques transactionnelles(9) qui les motivent. Cela suppose non seulement de reconnaître la multiplicité des points de vue, mais aussi leur mobilité dans l’espace et le temps en tant que productions sociales situées, le vrai n’étant que le frottement continu des informations et des contre-informations.

 

 

 Collective, traçable, contestable et non appropriable, il est temps de rétablir la vérité comme co-construction, contre l’illusion de l’immanence et de l’immédiateté 

Pour mener un tel travail, il faut, comme le préconise le collectif SavoirsCOM1, penser la qualité de l’information comme un « commun ». C’est-à-dire comme une ressource que nul ne peut s’approprier et qui ne relève pas d’une déclaration ou d’une sanction verticales, mais d’un soin collectif et d’une gouvernance ouverte. À l’ère des réseaux, le design du contrôle ne peut, de fait, se concevoir comme une boîte noire ou un surplomb. Les outils de vérification doivent être eux-mêmes vérifiables, et les règles de validation soumises à discussion. Au paradigme de viralité qui suspend tout processus de déconstruction (puisque tout est compatible dans le flux), seul un modèle délibératif comme celui de Wikipédia peut être opposé. Collective, traçable, contestable et non appropriable, il est temps de rétablir la vérité comme co-construction, contre l’illusion de l’immanence et de l’immédiateté. Ce faisant, n’en déplaise aux fact-checkers et autres tenants de l’objectivité journalistique, on replacera l’information dans un champ de force politique — qu’elle n’a, bien sûr, en fait jamais quitté. Ce champ, c’est celui-là même du principe démocratique, qui fabrique du nous avec des différences et de la référence commune avec d’innombrables médiations.

À lire également dans le dossier De quoi les fake news sont-elles le symptôme ?
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Crédit :
Illustration Ina - Alice Meteignier

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