« Les fondations sont-elles la solution à la crise du journalisme ? »

« Les fondations sont-elles la solution à la crise du journalisme ? »

Entretien avec Rodney Benson, professeur associé au département Media, Culture et Communication de l'université de New York. Rodney Benson est l'auteur de «  The New American Media Landscape »  and «  Are Foundations the Solution to the American Journalistic Crisis? »

Temps de lecture : 8 min

Pourquoi les fondations investissent-elles dans les medias ? Quel est leur objectif ?
 
Rodney Benson : Tout d’abord, je pense qu’il s’agit d’une volonté de servir le public en apportant des solutions à divers problèmes sociaux. Je pense donc qu’il y a une portée idéaliste. Mais bien sûr il est aussi question de contrôle. Ces milliardaires et philanthropes cherchent à définir quelle solution va être apportée à ces problèmes. Car leur vision ne correspond peut-être pas à ce qui serait produit par les politiques publiques. Mais ils ont une influence démesurée, vu leurs moyens financiers, sur la direction que prennent les projets locaux, sur les orientations des politiques nationales, sur la promotion de certaines informations concernant ces problèmes. Il s'agit de définition des programmes. C'est un problème sérieux dans tous les secteurs aux États-Unis, de nos jours, en raison de l'accroissement des inégalités, mais aussi compte tenu de la récente décision de la Cour Suprême qui a supprimé toutes les limites au financement des campagnes. On assiste donc à une incroyable injection de richesses dans les politiques publiques. Les fondations ne sont qu'un aspect de cette dynamique.
 
 
Que représente le financement par les fondations par rapport aux autres sources de revenu des médias ?
 
Rodney Benson : Si l'on considère tout l'argent qui finance toutes les différentes sortes de médias d'information -notamment les abonnements, la publicité, etc.- le financement par les fondations ne représente qu'environ 1 % du total. Mais on peut aussi voir la chose ainsi : les revenus publicitaires annuels des titres de presse ont reculé de 25 milliards de dollars depuis 2006 et les budgets des rédactions ont diminué de 1,6 milliards de dollars. Les fondations réinvestissent dans le journalisme autour de 150 millions de dollars par an. Dans l'ensemble, ce n'est jamais qu'une goutte d'eau dans l'océan.
 
Pour ce qui est des organisations à but non lucratif existantes, elles se reposent sur des fondations pour plus de la moitié de leur budget. Je pense que cela a eu un impact réel en soutenant certains organes d'investigation, tels que ProPublica, le Center for Investigative Reporting et autres, qui n'existeraient pas sans les fondations. Donc cela a représenté une contribution positive. Le problème étant qu'elles ne constituent pas une source de financement à long terme fiable pour la plupart des organisations à but non lucratif.
 
 
Les fondations privilégient donc certains types de médias ou d'organisations à but non lucratif ?
 
Rodney Benson :
 45 % des médias à but non lucratif sont partisans 
Eh bien, c'est intéressant. Certes, elles financent de nombreuses organisations à but non lucratif, mais pas toutes, et elles donnent aussi de l'argent à de nombreux médias commerciaux. Une étude a démontré qu'environ 45 % des médias à but non lucratif sont clairement partisans. Nombre de médias à but non lucratif sont donc liés à des idéologies conservatrices ou de gauche, et ces médias ne bénéficient généralement pas du soutien des grandes fondations (Gates, Knight, Ford, etc.). L'autre moitié des médias à but non lucratif, qui reçoivent d'importants financements de la part des fondations, sont en réalité liés au journalisme américain généraliste et d'une certaine manière à ses traditions les plus nobles, celle du New York Times, du Washington Post, du journalisme d'investigation, etc. Quand on se penche sur les principaux médias à but non lucratif, les journalistes qui y travaillent sont pour la plupart issus de la presse généraliste. Un tiers des rédactions a été licencié aux États-Unis. Au moins quelques-uns de ces journalistes ont trouvé du travail dans le secteur non lucratif. Paul Steiger, rédacteur en chef de ProPublica depuis de nombreuses années, était auparavant rédacteur en chef du Wall Street Journal.
 
Ces médias à but non lucratif soutenus par des fondations ne sont pas à proprement parler, pour la plupart d'entre eux, alternatifs ou anticapitalistes, mais ils s'efforcent d'entretenir la grande tradition du journalisme d'intérêt public qui s'est vue délaissée par les médias traditionnels.
 
 
La fondation Gates a financé Le Monde à hauteur de plus de 700 000 dollars au total en 2014 et en 2015. Savez-vous pourquoi ? Existe-t-il des contreparties ?
 
Rodney Benson : Si vous regardez le détail du financement sur le site web de la Gates Foundation, le don de plus de 400 000 dollars en 2015 servait à soutenir une plus grande "couverture du développement" et le don de plus de 300 000 dollars en 2014 devait servir à se concentrer sur l'innovation, la santé et le développement, particulièrement en Afrique francophone. La fondation Gates s'intéressant beaucoup aux questions de santé et de développement, ces dons sont donc en accord avec leur orientation générale.

Les contraintes ne sont pas directes. Personne ne dit "vous devez couvrir ce sujet de cette manière précise". Il n'y a aucune directive à ma connaissance. En revanche, comme avec tout financement, il existe une ligne invisible à ne pas franchir pour obtenir à nouveau un financement. Libre à vous de brûler vos vaisseaux, mais si vous souhaitez disposer d'un financement pérenne, il est préférable de faire attention à ce que vous faites de ces sommes. Vous n'allez probablement pas critiquer, par exemple, le type d'actions de développement que mène la fondation Gates, ou l'utilisation des OGM, que Gates soutient.
 
La fondation Ford a elle aussi toujours eu une forte composante internationale. Une grande partie de l'argent de cette fondation est distribué en dehors des États-Unis. Les médias britanniques reçoivent également de l'argent de cette fondation.
 
 
Le Guardian, par exemple ?
 
Rodney Benson : Le Guardian, oui. Il est d'ailleurs intéressant de voir quelle proportion de cet argent revient non pas aux médias à but non lucratifs les plus évidents, mais en réalité à des médias généralistes tout ce qu'il y a de plus commerciaux. Lorsque vous voyez qu'un journal comme le Los Angeles Times, détenu par la Tribune Corporation, reçoit de l'argent (plus de 500 000 dollars de la Ford Foundation en 2014), c'est assez troublant. Car la Tribune Corporation demeure motivée par la maximisation du profit. Ils ont procédé à des coupes drastiques dans leur budget rédactionnel et dans le journalisme d'investigation, dépouillant de ce fait leurs journaux. Les fondations rendent cela possible, en quelque sorte. Leur message, c'est en substance : "Continuez, mais voici de l'argent qui tombe du ciel et que vous pouvez utiliser pour faire une partie des choses que vous avez réduites." Mais les fondations ne remettent pas du tout en question le système à l'origine de cette crise du journalisme commercial.
 
 Les grands groupes de presse réduisent leurs effectifs afin de maintenir leurs profits 
Je pense que cela montre les limites des fondations. D'une certaine manière, elles permettent aux médias commerciaux de s'en tenir à leurs méthodes habituelles et de se concentrer sur la maximisation des profits. Une des choses sur lesquelles il est important d'insister, s'agissant de la crise au États-Unis, c'est que la plupart des médias demeurent assez rentables. Les grands groupes de presse dégagent encore des marges bénéficiaires de 8 à 15 % et ils réduisent leurs effectifs afin de maintenir leurs profits à ce niveau.
 
Ils ne seraient pas obligés de procéder à de telles coupes s'ils n'avaient pas à satisfaire les actionnaires de Wall Street.
 
 
Pensez-vous que l'argent des fondations renforce l'indépendance des médias ? Ou peut-être seulement pour quelque temps ?
 
Rodney Benson : Pour les médias à but non lucratif sans aucun revenu commercial, tout dépend vraiment des fondations et du type de relations qu'ils ont. Le défi aux États-Unis est que nombre de fondations sont à la recherche de la prochaine grosse tendance : elles se laissent dicter ce qu'elles financent par la mode et elles sont toujours à la recherche d'innovations. Au cours des 10 dernières années, les fondations ont remarqué la crise du journalisme et se sont donc dit : "Il faut que nous réagissions". Aujourd'hui, elles sont déjà en train de tourner la page alors que la crise n'est pas terminée. L'idée des fondations, c'était : "Nous fournissons une passerelle vers un nouveau business model qui reste à définir. Nous vous donnons de l'argent et à vous de voir comment assurer votre propre survie ; nous ne serons pas toujours là." Ces fondations ne sont donc pas anti-marché du tout. Le problème, c'est que le type de journalisme de qualité pratiqué par les médias à but non lucratif n'est pas commercialement viable -C'est la raison pour laquelle ils ont besoin de l'aide des fondations !
 
Il existe quelques fondations différentes, telles que la Sandler Foundation, qui s'est engagé de manière durable auprès de ProPublica. Je ne pense pas qu'ils les abandonneront. Ils seront toujours là pour fournir une partie leur budget opérationnel. C'est peu courant. Mais je ne pense pas que ce soit un hasard si ProPublica est un des médias à but non lucratif les plus solides. Et son journalisme d'investigation est véritablement sans concessions, non seulement sur le gouvernement, mais sur les questions commerciales également. Donc, si vous pouvez avoir un business angel comme celui-là, ça fait toute la différence. Aujourd'hui, d'autres fondations commencent à comprendre qu'il va être difficile de se retirer complètement. Sinon, beaucoup de ces médias à but non lucratif vont véritablement s'effondrer.
 
Ce qui se passe, c'est qu'afin de devenir pérennes, sans le soutien des grandes fondations, les médias à but non lucratif se tournent de plus en plus vers les élites. En résumé, ils se demandent : hormis les fondations, quels généreux donateurs pouvons-nous trouver ? Et ils se tournent vers les entreprises, vers les petits groupes de donateurs relativement fortunés dans la communauté qu'ils servent. Cela restreint leur politique, ainsi que leur portée. Si vous regardez l'audience de la plupart de ces médias à but non lucratif, elle est vraiment restreinte.
 
Mettons que le Huffington Post attire 150 millions de visiteurs uniques par mois. La plupart des médias commerciaux, eux, en ont au moins 10 à 20 millions. Ces médias à but non lucratif ont des audiences qui se mesurent en milliers. ProPublica a environ 500 000 visiteurs en ligne. Ils ne touchent pas directement tant de monde que ça. C'est bien qu'ils existent, mais je pense qu'il ne faut pas en surestimer l'impact. Et lorsqu'ils ont un impact, ils ont tendance à s'allier aux médias commerciaux et à leur laisser ce contenu. Alors parfois, cela peut vraiment marcher, mais cela ne résout pas leur problème de financement.
 
 
Y a-t-il d'autres pays dans lesquels les fondations sont aussi actives dans les médias ?
 
Rodney Benson : Le secteur de la philanthropie est énorme aux États-Unis, puisqu'on parle de presque 2 billions d'actifs au total. Presque 1 000 fondations ont 1 milliard d'actifs ou plus (et la fondation Gates à elle seule, la plus grande, dispose de 44 milliards d'actifs). Je ne pense pas qu'il existe de cas comparable ailleurs dans le monde. Mais il existe incontestablement des fondations actives dans d'autres pays. En Suède, les fondations sont depuis longtemps les principaux propriétaires des journaux(1). Mais elles sont organisées différemment. Une fondation peut être propriétaire d'un journal commercial, mais le but est généralement d'assurer la continuité de leur mission dans le temps. C'est donc tout l'inverse, en quelque sorte, des fondations américaines motivées par l'innovation et qui s'intéressent principalement aux start-ups. En Suède, les fondations sont liées aux courants politiques dans la société et donc une fondation peut être créée en disant, par exemple :"Notre mission est de nous assurer que ce journal sera toujours dirigé comme un journal progressif, ou alors de droite." Leur objectif est idéologique, mais ils sont là à long terme. C'est leur mission.

Je pense que la politique publique a un rôle à jouer ici. Peut-être que dans le cas des États-Unis on pourrait créer des lois fiscales et autres incitations pour encourager les fondations à rester sur le long terme.

Prenez par exemple la Knight Foundation, qui s'est retirée du financement de PBS (le petit service de télévision publique américaine). Ils ont dit en résumé : "Vous savez, nous adorons ce que fait PBS, mais ils font toujours la même chose et ce qui nous intéresse, c'est la nouveauté." Knight a été sans détour à ce sujet. Il est intéressant de noter que l'info à PBS reçoit environ un tiers de son budget du gouvernement, mais cet argent est en réalité le plus important et le moins contraignant. J'ai vu le rédacteur en chef de Frontline, l'émission d'investigation principale de PBS, déclarer publiquement qu'en fait "Nous sommes ravis d'obtenir les fonds du gouvernement parce que cet argent nous permet de mener un travail d'investigation". Car les fondations et les sponsors commerciaux étant souvent très prudents, ils ne soutiendraient pas ce travail.
 
 
La clé de l'indépendance est-elle dans l'équilibre des sources de financement ?
 
Rodney Benson : En partie, mais c'est la structure de la propriété et du financement qui compte le plus. Un exemple. La BBC dépend entièrement de la redevance, comme la télévision publique française. Mais la BBC dispose à certains égards de plus d'autonomie que la télévision publique française grâce à la manière dont la BBC Trust a été créée, avec une charte royale établie tous les dix ans. Ces règlementations lui assurent donc une autonomie qui rend difficile l'intervention directe du gouvernement, même s'il en a envie. Le soutien du public est aussi une aide : la très bonne réputation de la BBC en Grande-Bretagne empêche le gouvernement de la censurer ou de limiter ce que qu'elle peut faire. De même, dans le cas des fondations, il est important pour le média qui compte sur elles d'avoir un financement opérationnel à long terme et pas juste un financement sur la base d'un projet, ce qui peut créer des conflits d'intérêt et limiter l'indépendance des journalistes.
 
 
Mais le gouvernement britannique diminue le financement de la BBC …
 
Rodney Benson : Oui, c'est vrai, cela a toujours été une lutte. C'est dur à entretenir, mais... C'est une des grandes différences : si vous regardez le financement public par habitant aux États-Unis, il se situe autour de 4 €. En Europe de l'ouest, la France doit en être à environ 60 € par habitant, dans les pays scandinaves, c'est environ 150 € par habitant. Les États-Unis sont vraiment différents de toute l'Europe de l'ouest, qui a un système plus mixte, avec du public et du commercial. Les États-Unis ont un système ultra-commercial, qui repose presque entièrement sur la publicité, et un petit secteur non lucratif pour tâcher de combler les trous.
 
Je tiens donc à souligner que, oui, il existe ce secteur non lucratif vital aux États-Unis, mais il n'évolue aujourd'hui pas tant que ça et ne grossit pas. Cela demeure une petite partie du système. C'est formidable que nous l'ayons, mais les États-Unis sont toujours incroyablement dominés par les médias commerciaux.
(1)

Parmi les fondations propriétaires de journaux en Suède, on compte notamment Tore G Wärenstams stiftelse, Stiftelsen Barometern et Nya Stiftelsen Gefle Dagblad. 

Ne passez pas à côté de nos analyses

Pour ne rien rater de l’analyse des médias par nos experts,
abonnez-vous gratuitement aux alertes La Revue des médias.

Retrouvez-nous sur vos réseaux sociaux favoris