Des manifestants et des « gilets jaunes » devant le restaurant Le Fouquet's en feu, le 16 mars 2019

© Crédits photo : ZAKARIA ABDELKAFI / AFP

Les « gilets jaunes », trou noir médiatique

Au fil des mois, la présence des « gilets jaunes » a semblé tirer à elle toute la couverture médiatique, au détriment d’autres événements. Une impression que confirme une étude menée par l’INA sur la journée du 16 mars 2019, au cours de laquelle se sont déroulés la « Marche du siècle » et l’incendie du Fouquet’s.

Temps de lecture : 9 min

Le mouvement s’essouffle, mais restera dans les annales de la télévision comme un événement historique. Durant cinq mois, tous les samedis, les chaînes d’information en continu ont braqué leurs yeux sur un seul et même événement : les « gilets jaunes ». Au point, parfois, d’occulter complètement le reste de l’actualité. Un rituel hebdomadaire inédit. Les chaînes retenaient leur souffle et envoyaient leurs caméras dans les cortèges, à l’affût d’une nouvelle émeute. Qui parfois éclatait, parfois pas. Peu importait. « Ce n’était pas la peine d’organiser quoi que ce soit ce jour-là, c’était occulté » par les télés, s’en amuse Virginie Spies, analyste des médias et maître de conférence à l’université d’Avignon.

Cette messe médiatique imposée par les chaînes d’infos en continu, l’INA(1)  l’a mesurée. Nous avons sélectionné un jour test, un de ces samedis où un autre événement aurait dû faire les gros titres, s’il n’y avait eu le trou noir des « gilets jaunes », qui alors absorbait tout. Le 16 mars 2019, 45 000 personnes défilaient à Paris pour la « Marche du siècle », selon le cabinet indépendant Occurrence (100 000 selon les organisateurs, 32 000 selon la police), sans parler des dizaines de milliers de manifestants qui se rassemblaient dans les grandes villes de France. Une manifestation pour dénoncer l’inaction des gouvernements face au réchauffement climatique, et sans doute la plus grande mobilisation écolo jamais organisée en France.

Mais voilà : à Paris, dans la manifestation d’en face, le Fouquet’s brûlait. Et les caméras avaient choisi leur camp, au grand dam des manifestants écolos. L’acte XVIII ne réunissait que 10 000 manifestants à Paris selon les autorités, 65 000 selon les organisateurs, soit beaucoup moins que pour la Marche du siècle. Quant à ceux qui ont participé aux émeutes dans la capitale, la police en dénombrait 1 500, beaucoup moins selon d’autres observateurs. Sur Twitter et ailleurs, d’aucuns se sont émus de cette « injustice » médiatique.

Développée par l’INA, la plateforme OTMédia, qui suit l’apparition et la propagation d’une information, confirme l’impression de surmédiatisation de l’acte XVIII. Sur la période analysée (de 10 heures à minuit), les violences sur les Champs-Élysées ont occulté la « Marche du siècle ». Très largement.

Seulement six heures d’antenne pour les marches du climat

Sur les chaînes d’information en continu (BFM TV, CNews, LCI, France info), plus de 43 heures d’antenne ont été accordées aux manifestations des « gilets jaunes » et aux violences des black blocs, contre tout juste 3 heures pour les marches du climat. Soit plus de 13 fois plus de temps d’antenne pour les « gilets jaunes ». C’est BFM TV qui a accordé le plus de temps aux manifs et aux violences, France info arrive en bas de tableau, comme l’indique ce tableau.

Pour autant, c’est LCI qui a accordé le moins de place à la « Marche du siècle ». D’où l’importance de mesurer le temps accordé à chacun des événements par rapport au temps d’antenne général.

En moyenne, plus de trois quarts (78 %) du temps d’antenne a été accordé aux « gilets jaunes » contre 6 % pour le climat. Comme on le voit ci-dessous, BFM TV a effectivement accordé une place prépondérante aux « gilets jaunes » (88,5 %), écrasant l’actualité environnementale (6 %) mais également tout le reste de l’actualité (5,5 %).

La colère et l’incompréhension manifestées sur Twitter s’appuient donc sur un fait réel et quantifiable, même s’il est important de souligner que ce rapport varie d’un média à l’autre. Si l’on cumule uniquement le temps accordé à ces deux événements, en écartant le reste de l’actualité, ce n’est pas sur la chaîne BFM TV que le déséquilibre est le plus marquant, mais sur LCI : le temps d’antenne accordé est 27 fois plus important que le temps accordé aux manifestations sur le climat. Pour BFM TV, la différence de couverture médiatique varie de 1 à 15, elle est de 1 à 12 pour CNews.

Télégénie de la violence

Comment expliquer ce déséquilibre ? « La violence destructrice, les flammes, les boutiques dévastées, ces scènes de pillage, de policiers attaqués sont les plus sûrs moyens d’aimanter l’œil des caméras et, par rebond, de jaillir à la Une de tous nos médias », regrettait Dominique Reynié, directeur général du think tank libéral Fondapol, lors d’une interview au Figaro, deux jours après les événements.

Au-delà du lyrisme du politologue, l’analyste des médias Virginie Spies rappelle, comme une évidence, que « la violence est tout simplement télégénique ». Lorsqu’une rédaction décide de couvrir une manifestation, quatre critères détermineront le poids de sa couverture médiatique, détaille Olivier Fillieule, sociologue spécialisé dans les mouvements sociaux et l’activisme écologiste : le nombre de manifestants, le caractère non routinier ou violent du mode d’action, la nouveauté de la revendication et, enfin, la localisation géographique. Mais « le critère de la violence domine tous les autres », souligne le sociologue, coauteur du livre La Manifestation(2) . Et pour une raison simple.

Ce 16 mars, les médias ont arbitré entre les deux manifestations. Un arbitrage déterminé par des conséquences, qui sont, par réflexe, anticipées dans les médias. « Un événement qui n’a pas de suite est moins intéressant, explique Olivier Fillieule. Alors qu’un événement où il y a des violences, on sait déjà qu’il y aura une suite judiciaire, qu’il va falloir y revenir. Il y aura des prises de positions, le ministère de l’Intérieur va devoir se prononcer, il y aura la parole des manifestants. Ce qui veut dire des prises de parole contradictoires, du buzz, de la polémique. »

Alors qu’il était interpellé par le politologue Olivier Duhamel sur le plateau de LCI, le présentateur Adrien Gindre a ainsi résumé ses choix éditoriaux : « Si j’ai commencé par ces violences, c’est que je trouve que ce qu’il s’est passé à Paris, en terme de violence, est potentiellement bien plus grave que ce que la marche pour le climat n’apporte de positif. » Une manifestation où il y a beaucoup de monde mais où tout se passe bien, « le lendemain, c’est fini, il n’y a rien derrière », constate Olivier Fillieule.

Pas de jours d’après pour le climat

Les rassemblements sans heurts sont-ils destinés à tomber dans l’oubli médiatique ? C’est ce que confirment les chiffres OTMédia. Au lendemain du 16 mars, l’écart s’était encore accentué. Près de 30 heures accordées aux « gilets jaunes » et aux violences sur les quatre chaînes d’information en continu, contre 1 heure pour le climat. Un rapport de un à 30… Le débat sur l’inefficacité des forces de l’ordre a éclipsé le reste, débat qui entraînera la démission du préfet de police de Paris, Claude Delpuech, le lundi 18 mars. Ce jour-là, les chiffres sont encore plus éloquents : 33 heures dévolues à l’après-« gilets jaunes », contre une poignée de minutes pour l’après-« Marche du siècle ».

Ce déséquilibre entre les manifestations des « gilets jaunes » et le reste de l’actualité tourne à la caricature, réagit Virginie Spies, pointant la responsabilité des médias. « Tout le monde suit, même le service public. Les chaînes trahissent leur mission première, qui est de donner toutes les informations. »

Et pourtant, la « Marche du siècle » a finalement bien résisté au rouleau compresseur « gilets jaunes ». À l’inverse d’un autre événement capital survenu la veille, le vendredi 15 mars : les attentats contre deux mosquées à Christchurch, en Nouvelle-Zélande, provoquant la mort de 51 personnes. L’acte terroriste avait monopolisé les chaînes le vendredi, avant de quasiment disparaître le lendemain, alors que le monde entier réagissait et rendait hommage aux victimes : le samedi 16 mars, entre 10 heures et minuit, nous ne détectons aucun temps d’antenne sur CNews, LCI et BFM, et une dizaine de minutes cumulées sur la chaîne France info.

De la « promesse d’une émotion » aux succès d’audience

L’analyse de cette séquence du 16 mars 2019 illustre comment les médias d’information formatent notre perception de la réalité. « Les médias d’info en continu nous font la promesse d’une nouveauté toutes les dix minutes, poursuit Virginie Spies. C’est la promesse d’une émotion, la création d’un suspense. C’est important, ne ratez pas ce qui va suivre. » C’est ce qu’elle appelle le vivre-avec : « Regarder la télé et vivre le moment en même temps. » Au final, « c’est notre rapport au temps qui change. Or, le monde, ce n’est pas cela. » Une logique de cliffhanger(3) qui s’approche de celle de la télé-réalité : « L’idée est qu’il ne faut pas se déconnecter, toujours conserver le contact. Sur certaines chaînes, il n’y a plus les pauses JT toutes les heures. Parfois, il n’y a même plus de pub ! »

Et ça fonctionne. Les médias d’infos ont crevé le plafond des audiences lors des premiers samedis « gilets jaunes ». Selon les chiffres de Médiamétrie, la part d’audience de ces chaînes atteignait 7,7 % le 16 mars, contre 3,5 % en moyenne les samedis précédant le mouvement social. Au plus fort de la crise, le 8 décembre, la part d’audience a culminé à 19,3 %. Plus de 27 millions de Français ont regardé une des chaînes d’info en continu ce jour-là.

Le Twitter écologiste a donc raison : les médias d’infos en continu ont, sans surprise, tourné leurs caméras vers les Champs-Élysées le 16 mars. Mais ce déséquilibre était-il seulement observable à la télévision ? L’audience des deux événements sur Twitter montre que les manifestations « gilets jaunes » et les émeutes ont là aussi davantage occupé la plateforme participative que les cortèges pro-environnement. Selon notre comptage, réalisé à partir des principaux termes(4) , le sujet « gilets jaunes » a été cité 2,5 fois de plus que le sujet « climat ». Un déséquilibre moins marqué que sur les médias d’info en continu, mais qui n’efface pas la rancœur des manifestants pro-climat, et illustre le poids conservé par le petit écran, malgré l’explosion du web. « La télévision reste le lieu où il faut être », conclut Virginie Spies. Pas de télé, pas de perception de visibilité… Et pourtant, il y a eu plus de 200 000 tweets postés ce 16 mars sur la Marche du climat.

La boîte à outils

OTMedia (Observatoire transmédia) traque l’apparition, la propagation et les relais d’une information. Cette plateforme permet la collecte, le traitement, la recherche et l’analyse transmodale de plus de 1 500 flux d’information d’actualité français provenant de la télévision, de la radio, du web, de la presse, de l’AFP et de Twitter. Les contenus des radios et des télés sont automatiquement retranscrits avec le logiciel Vocapia.

Pour réaliser cette première analyse, les événements « gilets jaunes » et « marche pour le climat » ont été définis par un ensemble de termes spécifiques déterminés manuellement :
> « Gilets jaunes »: « gilet jaune », « casseur », « pillage », « champs élysées », « fouquet’s », « flashball », « interpellation », « violence »…
> « Marche du siècle » : « marche », « climat », « siècle », « écologie », « réchauffement », « transition »…
L’apparition de chaque terme est repéré dans la transcription télé, réalisé dans le cas présent entre 10 heures et minuit, soit une durée quotidienne de 14 heures. Une estimation de densité est ensuite réalisée pour cerner les moments où le sujet est traité. Les paramètres de cet algorithme ont été validés à la suite d’une comparaison avec un décompte humain des temps d’antenne.

Ces mêmes termes sont également recherchés sur Twitter, selon une méthode mise en place à l’INA permettant de scanner 50 % des tweets en français émis sur la plateforme de microblogging, statistiquement représentatifs de l’intégralité du contenu.

 

Remerciements : Béatrice Mazoyer pour les tweets, Steffen Lalande et Abdelkrim Beloued pour l’outil de contrôle des segmentations de vidéos.

    (1)

    La Revue des médias fait partie du groupe INA

    (2)

    Presses de Sciences Po, 2013.

    (3)

    Terme anglais signifiant « suspendu à la falaise », utilisé pour signifier un moment où le récit s’arrête sur un suspense intense.

    (4)

    Voir ci-dessous notre boîte à outils.

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