Les interfaces sont de retour

Les interfaces sont de retour

Une théorie critique des médias numériques est-elle concevable aujourd'hui ? Alexander R. Galloway se propose d'analyser les effets politiques des interfaces technologiques. Pour des media studies engagées.

Temps de lecture : 7 min

« Interfaces are back or perhaps they never left ». Ce slogan ouvre le dernier livre d’Alexander R. Galloway. Les interfaces sont habituellement vues comme des dispositifs de médiation entre différentes entités. Un logiciel serait, par exemple, l’interface entre l’homme et la machine, nous permettant d’interagir avec elle. Le fait de se trouver au milieu et de permettre le contact entre deux éléments rapproche ce concept de celui de médium. Cependant l’interface présente un caractère pratique et dynamique : le logiciel, par exemple, nous permet d’agir dans la machine et non seulement de voir son contenu. C’est cette dimension de processus que Galloway veut souligner en attirant l'attention sur le concept d'interface.
 

Professeur de médias et culture à la New York University, il a travaillé sur les notions de protocole, sur les réseaux et sur le jeu vidéo et vient d’ailleurs de publier, exclusivement en français, Les nouveaux réalistes : Philosophie et postfordisme(1) . Visant à retrouver une voie engagée pour les media studies, qui ont perdu depuis longtemps leur dimension critique, Galloway souhaite emprunter une voie politique dans l’analyse des techniques médiatiques contemporaines. La notion d’interface servirait théoriquement à cette fin.
 
L’idée au centre de The Interface Effect est d’approcher les médias numériques à partir d’une perspective différente de celle traditionnellement utilisée chez, par exemple, Marshall Mc Luhan ou Friedrich Kittler. Ces théoriciens ont toujours vu les objets médiatiques comme des prothèses ou des extériorisations techniques du corps humain. Alexander Galloway part lui d’une tradition philosophique critique que l’on peut retrouver chez Fredric Jameson et Martin Heidegger, chez qui la technique, la techne, est vue comme une pratique vécue, équivalente à l’habitus, l’ethos ou l’art. La technique est donc une pratique humaine et non pas quelque chose censé augmenter les possibilités de l’homme. De ce point de vue, les médias ne sont plus, selon Galloway, des « objets ou des substrats » mais des « pratiques de médiation ».
 
Le concept d’interface intervient alors dans le discours afin de remplacer celui, plus statique, de médium. Le but est de s’éloigner de la notion de représentation pour mettre en avant la dimension pratique du numérique. Dans les media studies il y a souvent une fétichisation de l’écran comme objet clé pour définir le médium (le paradigme de la remédiation théorisé par McLuhan en est un exemple). On s’est trop concentré sur les parties visuelles des médias numériques selon Galloway et pas assez sur tout le reste (clavier, souris, etc.).
 Galloway veut s'éloigner de la notion de représentation. Les interfaces sont des seuils, et non des fenêtres. 
Ces autres parties nous montrent les médias davantage en termes de pratique que de représentation. Les interfaces ne seraient pas des objets comme des fenêtres, censées nous présenter un autre monde, ni des supports signifiants mais plutôt des seuils : ce moment où un contenu signifiant est compris comme différent d’un autre contenu signifiant.
 
Certes, ce concept d’interface devient sans doute trop large pour être opérant, et les analyses du livre semblent parfois peu novatrices par rapport à une approche sémiotique. La notion d’énonciation, par exemple,se rapproche de celle d’interface chez Galloway. L’analyse qu’il fait du dessin Triple Self Portrait est un exemple de cet usage étendu du terme : d’autres concepts auraient été tout aussi efficaces.Mais le véritable intérêt de The Interface Effect est sa visée politique. Le terme même d’interface est utilisé de façon allégorique : elle se fait expression du contexte qui l’a produite. Son enjeu devient ainsi politique, puisque l’interface exprime la société qui l’entoure.

L’interface comme effet et non pas comme objet

 

L’analyse de l’ordinateur vu comme éthique dans le premier chapitre (ou du logiciel comme idéologie dans le deuxième) illustre son approche. Galloway rejette en partie les comparaisons entre médias numériques et autres formes de médias, critiquant certaines des positions de Lev Manovich dans Le langage des nouveaux médias (2001). Manovich voyait dans le cinéma l’ancêtre des médias numériques. Le dispositif cinématographique nous présente un monde, c’est une fenêtre sur le monde – caractéristique  partagée par la peinture, la photographie et d’autres formes d’art. Il s’agit de représenter quelque chose (p. 10). On met le spectateur devant une fenêtre qui lui permet de voir au-delà, passivement. Devant un tableau ou un film, on est témoin de ce qu’on nous raconte, on l’observe sans pouvoir y interagir. La passivité physique est même une condition nécessaire pour que la fiction cinématographique soit efficace.
 
Galloway affirme que l’ordinateur rompt radicalement avec cette définition de média : il instaure une pratique et non pas une présence, un effet et non pas un objet. Le numérique nous donne le rôle d’usagers, actifs, et non pas de spectateurs, passifs. Devant l’ordinateur on ne s’attend pas à voir la représentation d’une chose « comme elle est ».
 Les médias numériques instaurent une pratique et non pas une présence, un effet et non pas un objet. 
Parler du monde que l’ordinateur nous donne à voir n’est plus nécessaire, ce qui compte c’est la possibilité d’agir dans un environnement. L’ordinateur serait donc une éthique selon Galloway, au sens étymologique du terme, dans la mesure où il postule des « principes généraux pour l’action ». Ici, Alexander Galloway veut distinguer l’éthique, qui définit les principes d’une pratique, et l’éthique entendue comme ce qui définit une conception morale du Bien. L’ordinateur est une éthique mais il n’est pas éthique.
 
Cependant, le choix des termes chez Galloway ne sont jamais innocents : le discours sur le numérique doit pouvoir prendre en compte plusieurs attentes éthiques et politiques. Or la réponse à ces attentes se trouve selon lui du côté des effets du numérique, plutôt que dans ce que les médias numériques nous donnent à voir. « Les médias numériques posent une question à laquelle le politique est la seule réponse cohérente » (p. 75), affirme Galloway. Donner une réponse politique aux médias numériques ne signifie pas qu’il faut analyser politiquement l’ordinateur ou les logiciels pour en dégager les valeurs et les idéologies sous-jacentes : c’est leur effet qui est en soi politique. Le politique comme message n’intéresse pas Galloway.
 
Le fait de voir le numérique comme instigateur de pratiques plutôt que de formes particulières de représentations est un acte théorique essentiel afin de montrer les implications politiques des nouveaux médias. Le numérique fait faire, pousse à l’action. Et les interfaces ont des effets politiques sur les usagers car les pratiques qu’ils instaurent sont le produit d’une société de contrôle.  Voyons en quel sens.

L’interface, expression des sociétés de contrôle

 

Des philosophes comme Gilles Deleuze et Toni Negri ont remarqué que nous sommes aujourd’hui passés de l’époque des sociétés disciplinaires, analysées par Michel Foucault, à l’époque des sociétés de contrôle. Dans ces dernières, ce n’est plus l’enfermement, par exemple, qui garantit l’ordre, mais un contrôle continu, avec des mécanismes de maîtrise des individus diffus dans la société. Le panoptique, chez Foucault, était l’exemple paradigmatique de la société disciplinaire : une expression bien visible du pouvoir exercé dans ce type de système social. Mais nous peinons aujourd’hui à trouver une forme de représentation efficace pour les sociétés de contrôle, utile afin de montrer, par exemple, l’ensemble des réseaux distribués qui fondent notre économie monétaire.
 
Que peut-on tirer des analyses et de l’approche théorique de cet ouvrage ? La chose suivante : ce sont finalement les interfaces mêmes et leurs effets qui sont politiques et qui montrent ainsi le politique et non pas les œuvres qui essaient de le représenter directement. C’est dans l’interface, c’est-à-dire dans le processus de médiation entre usager et logiciel, par exemple, que l’on peut remarquer la présence de relations qui répliquent la société de contrôle au sein de laquelle elles ont été produites.
 
Cette approche cherchant les effets de ses objets d’étude et non pas le contenu représenté se retrouve dans l’analyse de formes médiatiques plus classiques, comme les séries télévisuelles. Le quatrième chapitre, par exemple, se penche sur la série 24 et vise à révéler le politique véhiculé par sa forme, comme expression de la société de contrôle dans laquelle elle a été produite. Selon la plupart des critiques dans la presse américaine, 24 est une forme de propagande, utile à l’administration des États-Unis et aux partisans de la guerre contre le terrorisme. Mais la question, chez Galloway, n’est pas de savoir si la série a un message politique, mais plutôt de comprendre pourquoi la série est politique en soi (p. 116). La simultanéité visuelle à travers le split-screen, par exemple, est révélatrice de la façon dont les économies informatiques apparaissent dans la série comme un style. En d’autres termes, Galloway montre que l’esthétique elle-même de la série réplique la notion de réseau distribué propre à l’économie informatique : 24 montre ce réseau à travers sa construction esthétique (du point de vue de la narration et du design). La logique de la simultanéité l’emporte sur celle de linéarité, parce qu’afin de représenter les réseaux informatiques, qui sont normalement perçus comme plats, horizontaux, topologiques et synchroniques, ce type d’esthétique convient mieux que celle du montage linéaire. 24 n’est donc pas politique parce qu’elle véhicule une idéologie militariste de droite (ce qu’elle fait, selon Galloway, mais d’une façon trop contradictoire pour être un bon exemple d’idéologie), c’est un show politique parce que la série incarne, dans sa technique formelle, la grammaire essentielle de la société de contrôle, dominée par la logique informatique et ses réseaux.
 
Or, il faut remarquer que l’analyse d’objets traditionnels, comme les séries, après avoir défini les spécificités des interfaces numériques, brouille les repères chez le lecteur. La nouveauté théorique du concept d’interface semble fondée sur l’idée de pratique  : et l’effet de l’interface, les pratiques qu’elle engendre, ont un rôle politique. Cette dimension, très claire dans le numérique, finit par se perdre si l’interface est employée dans des domaines où on revient, finalement, au traditionnel concept de représentation. L’analyse de 24 par exemple aurait également été productive à travers une approche sémiologique barthésienne, d’ailleurs largement dépassée aujourd’hui. L’analyse d’un réseau social comme Facebook aurait été plus pertinente (Facebook pousse l’usager à des actions particulières comme la publication d’enregistrements de la vie privée normalement destinés à des cercles plus restreints). Cela s’explique sans doute par le fait que le livre rassemble divers articles qui suivent la même ligne théorique, sans forcément développer un discours du début à la fin.

We Are the Goldfarmers

 

L’ouvrage s’achève avec une belle image : celle de notre condition humaine dans le rapport avec les technologies. C’est un indice de la voie à suivre selon Galloway, afin d’avancer dans cette théorie critique des médias. Chinese Goldfarmer est le nom donné il y a quelques années à un nouveau type de travail. Il s’agit de jouer jour et nuit afin de cumuler des points dans World of Warcraft et les revendre à d’autres joueurs en échange de vrais dollars. Ceux qui n’ont pas le temps ou la patience de cumuler l’argent virtuel nécessaire à la poursuite du jeu achètent cet argent en ligne, le payant en dollars. Des petites entreprises pirates, surtout en Chine, se sont alors organisées afin d’en faire un business en sous-payant des jeunes (pratique interdite par les créateurs du jeu, Blizzard Entertainment).
 
Selon Galloway aujourd’hui, dans le capitalisme postfordiste, faire la distinction entre le jeu et le travail, est impossible (p. 135). « We are the goldfarmers », affirme-t-il, « nous tous sommes des Goldfarmers », comme ces Chinois qui travaillent jour et nuit dans des caves pour gagner de l’argent virtuel ensuite revendu sur le marché noir.
 Comment différencier aujourd'hui le temps du divertissement de celui du travail ? 
Différencier le divertissement non productif, dans la sphère privée, de l’activité productive, assimilée à la sphère du travail, est devenu impossible. On passe des heures en ligne, on commente, on clique, on like, et des entreprises extraient de l’argent de nos données, en faisant de l’information pure une valeur monétaire. Le Goldfarmer chinois, finalement, n’est rien d’autre que le symbole de nos identités en ligne.
    (1)

    Éditions Léo Scheer. 

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