Les jeux vidéo ne sont pas les ennemis de l’Histoire !

Les jeux vidéo ne sont pas les ennemis de l’Histoire !

Deux historiens ayant collaboré à la création d'Assassin’s Creed Unity explorent les liens entre jeux vidéo et Histoire.

Temps de lecture : 5 min

En novembre 2014 sortait sur console et PC le jeu Assassin's Creed Unity, nouvel épisode de la célèbre licence d'Ubisoft, ayant cette fois pour théâtre le Paris révolutionnaire. Avant même sa sortie, le jeu provoqua une courte mais intense polémique, qui agita une partie du milieu politique français. Le principal acteur de cette polémique, Jean-Luc Mélenchon, accusa les dirigeants d’Ubisoft d’être approximatifs avec l’Histoire et de véhiculer une image faussement sanguinaire du mouvement révolutionnaire. Plus généralement une frange de la gauche militante s’éleva contre les industries du divertissement, les accusant de faire le jeu d’une pensée conservatrice. Critiques auxquelles répondit Jean-Clément Martin, spécialiste de la Révolution française qui avait par ailleurs prit part à la conception du jeu.

Au-delà de ce débat sur les « sensibilités robespierristes » des Français, un débat plus fondamental émerge : un jeu vidéo peut-il prendre ses libertés avec notre Histoire ? Qu’est-ce que le jeu-vidéo dit de notre Histoire et de notre façon de faire l’Histoire ?
 
C’est pour répondre à ces questions que deux historiens impliqués dans la conception d'Assassin's Creed publient ce petit livre d’environ 140 pages. On retrouve Jean-Clément Martin, professeur émérite à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et ancien directeur de l’Institut d’Histoire de la Révolution française. Le second, Laurent Turcot, est titulaire de la Chaire de recherche du Canada en histoire des divertissements à l’Université du Québec à Trois-Rivières. Tous deux cherchent aussi, à travers ce livre, à réduire la distance qui sépare le monde académique des industries culturelles, et particulièrement du jeu vidéo.
 
Le livre est composé de deux parties : dans la première, Jean-Clément Martin pose les questions des liens entre jeu vidéo et histoire. Dans la seconde, Laurent Turcot, spécialiste de la culture urbaine, s’intéresse aux scènes quotidiennes du Paris de la Révolution et à la manière dont Assassin’s Creed les retranscrit.

L’histoire fait partie de l’ADN du jeu vidéo

En premier lieu les auteurs rappellent que l’histoire inspire depuis longtemps les créateurs du secteur. Elle constitue un réservoir inépuisable d’idées, d’aventures, de scènes particulièrement adaptées. Avant Ubisoft, d’autres studios ont lancé avec succès des jeux tirés d’évènements historiques réels. Jean-Clément Martin cite Castle Wolfenstein (1981), précurseur des jeux d’infiltration à trame historique où en pleine Seconde Guerre mondiale, le joueur tente de s’échapper d’une forteresse nazie.
 
Certains jeux vidéo vont plus loin encore et respectent de près la vérité historique. Dans Crusaders Kings, que l’auteur cite en exemple, le gameplay (qui désigne en anglais les différentes interactions du joueur avec le jeu : jouabilité, contrôles et autres mécanismes) offre une vision ludique où, loin d’être un héros démiurge, le joueur est plutôt un orchestrateur, un stratège. Il dispose d’une dizaine de personnages historiques ayant vécu du XVe au XIXe siècle, dont il dessine les trajectoires politiques et organise la vie personnelle. Ces trajectoires sont néanmoins balisées par des détails scéniques et iconographiques documentés (des liens vers l’Encyclopédie Universalis ont même été incrustés).
 
Dans Assassin’s Creed certaines scènes sont d’ailleurs assez réalistes : Laurent Turcot loue par exemple la fidélité des scènes du jeu se déroulant dans les prisons parisiennes à l’époque révolutionnaire (p. 83).
 
Pourtant, in fine, chacun reconnaît que la créativité du jeu vidéo est trop forte, il échappe à l’histoire, renverse les évènements, bouscule la chronologie. Dans Assassin’s Creed nous dit J-C Martin « l’histoire n’impose plus le cadre de pensée, avec sa rationalité et son contexte ; elle devient le matériau dans lequel le joueur peut puiser à sa guise » (p. 25).

Le jeu vidéo est avant tout une œuvre créative

C’est que le jeu vidéo n’est pas un manuel d’histoire mais bien une œuvre culturelle. Et l’on a ici la réponse que les auteurs adressent aux détracteurs d’Assassin’s Creed. À l’instar d’autres œuvres créatives, le jeu vidéo ne cherche ni ne prétend à la vérité historique. C’est un média culturel destiné à mettre en valeur avant tout la créativité et l’imaginaire de ses concepteurs aussi bien que de ses joueurs. Ce faisant, le jeu vidéo est amené à véhiculer des références culturelles et historiques. Jean-Clément Martin compare les jeux vidéo aux grandes fictions de notre patrimoine : les romans de Dumas et Hugo, les polars de Landais, les pièces de Shakespeare ou Musset. Toutes ces œuvres travestissent l’histoire à des fins de divertissement. Elles refondent le destin des grands personnages historiques, les soumettant aux besoins de la fiction, sacrifiant le réalisme historique aux exigences dramatiques.

 Le jeu vidéo ne cherche ni ne prétend à la vérité historique  

 
Ce livre entend bien montrer que, malgré tout, le jeu vidéo peut s’avérer outil de diffusion de l’histoire, car après tout : « Depuis qu’il y a un public pour l’Histoire les spécialistes n’en ont jamais été ni les meilleurs propagandistes, ni les plus écoutés » (p. 16).
 

Comment le jeu vidéo nous aide-t-il à faire l’histoire ?

Le jeu vidéo, tout d’abord, s’adresse à des joueurs dont un minimum de curiosité historique permettra de naviguer avec plaisir dans le jeu. Ils découvriront des pans de vie de personnages méconnus ayant participé à la grande histoire – dans le cas d’Assassin's Creed Unity : Mirabeau, Danton et Robespierre mais aussi Sade et Bonaparte.
 
De plus, selon les auteurs, le jeu vidéo rencontre une insatisfaction intellectuelle des joueurs qui ne trouvent pas dans l’histoire académique la réponse pour comprendre le cours de l’histoire : « Que ca plaise ou non, il faut admettre que le jeu de rôle historique […] est bien de notre temps et répond aux attentes de groupes cultivés, ayant des loisirs mais surtout des insatisfactions culturelles » (p. 34). Comme le cinéma ou la télévision, le jeu vidéo comble des frustrations sur les « énigmes du passé » auxquelles l’histoire savante ne répond pas.
 
Par ailleurs, le livre souligne comment la liberté créative du jeu vidéo l'autorise à combler les lacunes de l’historiographie. Le jeu apporte sa propre interprétation de scènes qui restent débattues par les historiens. Par exemple, un mystère entoure toujours la présence de Napoléon Bonaparte à Paris pendant la fameuse journée du 10 août 1789, à proximité du Palais des Tuileries. Pourquoi celui qui n’est encore qu’un jeune officier en permission dans la capitale se trouve-t-il précisément près du lieu où se joue le destin du pays ? Alors que les historiens se divisent sur le sujet, le jeu propose une interprétation assez vraisemblable : le jeune Corse n’est pas là par hasard, il est un intrigant renforçant ses réseaux, et tirant parti du désordre pour amorcer son ascension inexorable vers le pouvoir (p. 48).
 
 Le jeu est une manière de raconter l’histoire en popularisant des thèmes oubliés par la grande histoire 
Enfin, Jean-Clément Martin explique que, pour naturel et mythologique qu’il soit, le jeu vidéo fait écho à cette autre histoire dont on parle peu, celle méconnue des croyances populaires, des récits obscurs qui paraissaient vraisemblables. Le jeu vidéo, avec ses héros aux pouvoirs surnaturels, ses références aux mondes du fantastique et de la conspiration, est le reflet de cette société qui a connu les Lumières mais est agitée par le merveilleux. Assassin’s Creed caricature une tendance humaine de fond qui voit, sous des évènements dont on s’épuise à proposer une lecture objective, les forces de la lumière et de l’ombre traversant les siècles. Le jeu est donc une manière de raconter et de faire l’histoire en popularisant des thèmes oubliés par la grande histoire.
 
En dépit d’une deuxième partie peut-être trop descriptive sur le Paris de 1789, Au cœur de la Révolution donne à son lecteur une analyse riche et accessible sur les liens tissés entre jeux vidéo et Histoire. Les auteurs contribuent à faire évoluer notre regard sur le jeu vidéo qui, plus qu’un simple divertissement, apparaît comme un média culturel qui interroge le passé, le présent et souvent le futur de notre société.

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