Montage de photos Twitter de plusieurs dizaines de personnes

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Les journalistes français sur Twitter vus comme un graphe

Étude exploratoire sur la présence des journalistes français sur Twitter.

Temps de lecture : 9 min

Les nouvelles technologies de l’information et de la communication ont toujours joué un rôle important dans les processus de collecte de nouvelles comme dans la socialisation professionnelle des journalistes. Les réseaux sociaux ne font pas exception à cette règle. Depuis quelques années les professionnels des médias les investissent massivement. Cette tendance a été constatée dans une multitude d’enquêtes outre-Atlantique mais aussi dans des récentes enquêtes ethnographiques au sein des rédactions numériques(1).

Les réseaux sociaux à la frontière du privé et du public

Facebook et Twitter en tête, les réseaux sociaux ont été rapidement adoptés par les journalistes non seulement comme des simples moyens de recherche d’information et de communication interpersonnelle, mais aussi comme des outils professionnels à part entière : effectuer de la veille, repérer des personnes-ressources, faire la promotion de son travail, cultiver sa notoriété personnelle (le désormais fameux personal branding) constituent aujourd’hui des usages professionnels fréquents(2).

Ces usages associés à l’activité professionnelle s’entrecroisent et se confondent avec des échanges informels qui relèvent de la simple conversation ou de l’expression des goûts et des préférences personnelles. Différents registres d’expression et modes de communication cohabitent dans le même espace médiatisé : au brouillage des frontières entre privé et public correspond donc un mélange des pratiques de communication sur les réseaux sociaux(3)(4).

Twitter comme terrain de recherche scientifique

Du point de vue de la recherche, une telle évolution ouvre des perspectives extrêmement intéressantes car, contrairement à d’autres outils comme la messagerie électronique, les échanges qui s’effectuent au sein des réseaux sociaux sont en grande partie publics.

Des quantités d’informations sont ainsi accessibles au chercheur qui s’y intéresse. Twitter en particulier permet à des applications extérieures de récolter une multitude d’informations sur ses membres. La possibilité d’effectuer une collecte automatique et un traitement algorithmique de ces informations ouvre des nouvelles perspectives quant à l’étude des pratiques et des comportements des usagers de ces réseaux.

Le principal avantage par rapport aux méthodes classiques des sciences sociales est que le volume de données exploitables est incomparablement plus grand. Il permet ainsi d’avoir une vue d’ensemble d’un groupe professionnel ou d’une catégorie de productions socio-discursives comme les nouvelles. Le principal défaut d’une méthode purement algorithmique est la difficulté à qualifier les liens entre individus et de les situer dans le cadre des faits sociaux globaux(5). Autrement dit, si l’analyse algorithmique des données nous renseigne sur la structure des réseaux sociaux médiatisés et sur les dynamiques des relations qui s’y développent, elle est insuffisante pour leur attribuer du sens dans le cadre des processus socioéconomiques à l’œuvre. Dans le cas qui nous intéresse ici, le processus en question est celui de la mutation des pratiques journalistiques et l’évolution des médias d’information dans leur ensemble à l’ère de l’internet.
 

Cartographie de la Twittosphère journalistique

En suivant le paradigme méthodologique des Digital Methods, développé notamment par Richard Rogers à l’université d’Amsterdam (2009), nous pouvons envisager un groupe social qui s’active sur l’internet comme un graphe. Dans le cas qui nous intéresse ici, les nœuds du graphe sont les comptes des journalistes français sur Twitter et les connections entre eux sont constitués par des actions de communication comme les retweets et les mentions. Les premiers consistent à rediffuser tel quel un message d’un autre utilisateur. Les secondes consistent à inclure le nom d’un compte dans un message diffusé. Elles visent soit à s’adresser à cet utilisateur, soit à parler de lui.

En effet, comme l’ont démontré des nombreuses recherches à ce sujet, l’ « influence » d’un membre du réseau, c’est-à-dire l’impact que ses actions de communication peuvent avoir sur les autres membres, dépend moins du nombre de followers que du taux de citation dont il bénéficie(6). C’est aussi le critère que nous avons choisi pour représenter les relations entre un échantillon de journalistes français sur Twitter.

Entre le 15 février et le 15 avril 2011 nous avons procédé à une cartographie de la Twittoshère journalistique française. Notre échantillon a été constitué de 1 816 comptes de journalistes – soit environ 5 % de la population titulaire de la carte de presse(7). La collecte de données a eu lieu pendant une période d’actualité particulièrement chargée (révolutions égyptienne et libyenne, tremblement de terre et tsunami au japon, campagne pour les élections cantonales en France). Notre sélection de comptes a été constituée à partir d'un échantillon francophone élaboré préalablement par une combinaison de méthodes manuelles et automatiques dans le cadre du projet de recherche Internet, Pluralisme et redondance de l’Information. Dans cet ensemble de 24 000 comptes, nous avons cherché pour le mot « journaliste » dans les auto-descriptions données par les utilisateurs pour ensuite contrôler et compléter cette liste manuellement(8).
 

Carte 1 : vue d’ensemble de la Twittosphère journalistique française. Cliquer ici pour zoomer. La taille et la couleur des nœuds est fonction de leur taux de citation (Voir légende détaillée en fin de texte). Image publiée sous la licence CC BY-NC-ND 3.0.

La première observation qu’on peut faire est que les journalistes français sur Twitter constituent une véritable communauté dont les connexions sont très denses. Ainsi, sur les 1 816 comptes de l'échantillon, 1 358 (74,8 %) constituent une seule grande composante connexe (c’est-à-dire un ensemble de nœuds où un chemin existe entre tous les éléments). De plus, les journalistes ont une forte tendance à se citer entre eux : un utilisateur de Twitter a cinq fois plus de chances d’être mentionné ou retweeté par un journaliste s’il est également journaliste que s’il ne l’est pas. Ces citations croisées créent des réseaux d’affinités à l’intérieur même de la communauté des journalistes, réseaux constitués des personnes s’intéressant aux mêmes questions (par exemple dans la Carte 2, les « geeks » en vert en haut à droite, les « locaux » en bleu en bas) ou qui travaillent pour le même média (les journalistes de L’Etudiant en fuchsia, tout en haut à droite).

 
Carte 2 : réseaux d’affinités à l’intérieur de la Twittosphère journalistique. Cliquer ici pour zoomer. (Voir légende détaillée en fin de texte). Image publiée sous la licence CC BY-NC-ND 3.0


Néanmoins, le fait que les journalistes constituent un « petit monde » sur Twitter ne signifie pas pour autant que celui-ci n’est pas ouvert vers l’extérieur. Au contraire, les nœuds les plus centraux de la carte sont des piliers de la Twittosphère française dans son ensemble. Ils reçoivent ainsi un grand nombre de citations en provenance d’utilisateurs non journalistes. Globalement, l’interconnexion élevée des journalistes, représentée par le graphe, contribue à augmenter leur taux de citation Twitter : ils ont deux fois plus de chances d’être retweetés par l’ensemble des utilisateurs de Twitter qu’un utilisateur non journaliste.



Carte 3 : les journalistes avec le plus de followers ne sont pas systématiquement les plus cités. Cliquer ici pour zoomer. (Voir légende détaillée en fin de texte). Image publiée sous la licence CC BY-NC-ND 3.0.


Le taux de citation des journalistes sur Twitter ne dépend pas directement ni du nombre de followers, ni du nombre des messages produits (sur les Cartes 3 et 4 les nœuds rouges, jaunes et verts sont ceux qui ont le plus de followers et qui produisent respectivement le plus de tweets). Ce taux de citation, qui peut s’apparenter à une forme d’ « influence »,  dépend davantage du degré d’insertion dans différents réseaux de relations au sein de Twitter.


Carte 4 : les journalistes les plus productifs en termes de tweets ne sont pas les plus cités. Cliquer ici pour zoomer. (Voir légende détaillée en fin de texte). Image publiée sous la licence CC BY-NC-ND 3.0.

Les journalistes les plus cités sont quant à eux caractérisés par un rapport équilibré entre mentions reçues et émises, entre relations réciproques et relations unidirectionnelles. Ils présentent également une activité intense sur Twitter qui ne se limite pas aux échanges avec la communauté des journalistes (nœuds rouges, oranges, jaunes et verts dans la Carte 5) mais va bien au-delà. Dans cette catégorie nous pouvons même déceler une utilisation de Twitter qui pourrait être qualifiée de stratégique, dans la mesure où elle vise à augmenter le capital professionnel des journalistes en question (à titre d’exemple, par une régularité de conversation avec d’autres utilisateurs, par une sélectivité dans les réponses ou par des positionnements thématiques) .
 


Carte 5 : les journalistes utilisateurs les plus efficaces sur Twitter. Cliquer ici pour zoomer. (Voir légende détaillée en fin de texte). Image publiée sous la licence CC BY-NC-ND 3.0.

Les réseaux sociaux comme espaces de socialisation professionnelle

Globalement, on observe que la hiérarchie en termes d’influence des journalistes français sur Twitter semble assez particulière. Si le journaliste « moyen » a été mentionné et retweeté 221 fois dans les deux mois de notre période d'observation, ceux qui se situent dans le top 50 de cette catégorie l’ont été en moyenne 3 794 fois. Les journalistes les plus cités, et qui constituent par conséquent des points de référence de la Twittosphère journalistique, ont pour beaucoup moins de quarante ans ; sont pour certains des pigistes ; travaillent en grande partie pour des sites internet ou sont spécialistes de numérique au sein des médias traditionnels. La structure des relations intra-professionnelles que nous observons sur Twitter ne se confond aucunement avec la hiérarchie traditionnelle du champ journalistique où les vedettes de la télévision ou de la presse quotidienne nationale et les cadres dirigeants, souvent de plus de cinquante ans, tiennent une place centrale(9).

Par ailleurs, l’utilisation des réseaux sociaux en général et de Twitter en particulier est favorisée par l’accroissement du nombre des journalistes comme les pigistes et les rédacteurs free-lance, qui dépendent directement de leur notoriété professionnelle pour pouvoir travailler(10). La même tendance touche également une population de travailleurs indépendants composée de consultants, de communicants et d’experts, souvent anciens journalistes, ainsi que de praticiens du web et de l’informatique gravitant autour des médias(11). La réussite de ces professionnels dépend directement de la visibilité que leur travail, mais aussi leur propre personne, acquiert sur l’internet. Ayant intégré cette contrainte, ce groupe investit Twitter dans une visée qui pourrait être qualifiée, du moins en partie, de stratégique.

La conclusion qu’on peut tirer de cette enquête exploratoire est la suivante : il semble que les réseaux sociaux constituent désormais des lieux de socialisation des jeunes journalistes où se redéfinissent en partie les normes professionnelles. Nous pouvons émettre l’hypothèse que la mutation de ces normes aboutira à l’intégration progressive dans le capital journalistique traditionnel de l’« influence » sur ces réseaux, aux côtés, ou à la place, de l’audience obtenue ou de la position dans l’organigramme. Reste à observer dans quelle mesure cette tendance se pérennisera, bouleversant du même coup la structure hiérarchique du champ journalistique dans son ensemble, ou se limitera à une mode passagère réservée aux initiés. 
 

Légende commune pour toutes les cartes

1. La couleur et épaisseur des liens dépendent du poids de la relation. Pour plus de visibilité nous avons décidé de ne garder sur la carte que les relations relativement « établies » correspondant à au moins cinq interactions (retweets, mention, etc.) entre deux utilisateurs pendant la période d’observation de deux mois. La couleur du lien est celle du nœud qui en est à l’origine, quand il s’agit d’une relation unidirectionnelle (liens courbés). Les liens gris et droits indiquent l’existence des mentions réciproques.

2. La taille des nœuds dépend du nombre de mentions / retweets reçus par chaque utilisateur par un échantillon de 24 351 comptes non journalistes. La taille du nœud est un point de repère constant dans les cartes qui exprime le taux de citation de l’utilisateur au sein de Twitter.

3. La couleur des nœuds dépend de l’intensité de la variable utilisée dans chaque carte. Les nœuds rouges sont ceux qui présentent la plus importante intensité de la variable, les nœuds bleus la plus faible.La gradation de couleurs de l’intensité la plus forte de la variable vers l’intensité la plus faible est la suivante : rouge, orange, jaune, vert, bleu. Par exemple, sur la Carte 4 les nœuds rouges sont ceux qui diffusent le plus de tweets, les nœuds bleus ceux qui en diffusent le moins.
 
Enfin, parmi les comptes de journalistes observés nous avons conservé celui du Monde, qui est parmi le plus populaires comptes officiels, pour avoir un point de comparaison.


Informations techniques :
Toutes les données ont été récupérées à travers la Twitter REST API à l’aide de la plateforme « Tweetism » développée par Bernhard Rieder et Raphaël Velt. Les visualisations ont été réalisées avec le logiciel libre gephi.

Références

  • Pierre BOURDIEU, Sur la télévision, Liber Editions, Paris, 1996.
  • Meeyoung CHA, Hamed HADDADI, Fabricio BENEVENUTO, Krishna P. GUMMADI, « Measuring User Influence in Twitter : The Million Follower Fallacy », Association for the Advancement of Artificial Intelligence, 4th International Conference on Weblogs and Social Media, May 23-26 2010, George Washington University, Washington, DC.
  • Susan CHRISTOPHERSON, « The Divergent Worlds of New Media: How Policy Shapes Work in the Creative Economy », Review of Policy Research, vol. 21, n° 4, 2004, p. 543–58.
  • David DOMINGO et Chris PATERSON, Making Online News, Volume 2, Peter Lang Publishing, 2011.
  • Fabien GRANJON et Julie DENOUËL, « Exposition de soi et reconnaissance de singularités subjectives sur les sites de réseaux sociaux », Sociologie 1, n?. 1, 2010, p. 25. 
  • Haewoon KWAK, Changhyun LEE, Hosung PARK, Sue MOON, « What is Twitter, a Social Network or a News Media? », 19th International World Wide Web Conference, April 26-30 2010, Raleigh NC (USA). 
  • Alice E. MARWICK, Danah BOYD, « I tweet honestly, I tweet passionately: Twitter users, context collapse, and the imagined audience », New Media & Society, February 2011, vol. 13, no. 1, 114-133.
  • Emmanuel MARTY, Nikos SMYRNAIOS et Franck REBILLARD, « A multifaceted study of online news diversity: issues and methods », in Ramon Salaverria (dir.), Diversity of Journalisms, Proceedings of the ECREA Journalism Studies Section 26th International Conference of Communication (CICOM) at the University of Navarra, Pamplona, 4-5 July 2011, p. 228-242.
  • Olivier PILMIS, « Fonder l’attractivité d’activités indignes. La critique artiste au secours des pigistes », in Cyril LEMIEUX (dir.), La subjectivité journalistique, Éditions de l'EHESS, 2010, p. 169-185.
  • Richard ROGERS, The End of the Virtual: Digital Methods, Amsterdam University Press, Amsterdam, 2009. 

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Crédits photo : Visualisation des followers de @misspress réalisée avec l'application « twitter mosaic ».

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