Quels défis au XXIe siècle ?
La vague de conglomération commencée dans les années 1980 a permis aux majors de trouver une structuration qui tient la route. Aujourd’hui, les rachats et fusions continuent. Si les contours exacts des entreprises sont toujours mouvants, les grands acteurs restent les mêmes. Des huit majors qui ont fondé le système hollywoodien dans les années 1920, une seule, RKO, a disparu. MGM et United Artists ont périclité et sont devenues des satellites. À l’inverse, Disney et, dans une moindre mesure, DreamWorks, ont rejoint la cour des grands. Aujourd’hui, les Big Six qui dominent le marché du cinéma, mais aussi de la télévision, sont News Corporation (groupe de presse auquel appartient Twentieth Century Fox), Viacom (groupe de médias qui possède Paramount), Sony Pictures (qui possède également MGM et United Artists), Time Warner, NBCUniversal et Disney. Au-delà des changements de propriétaires et de dirigeants, il y a une constance dans la philosophie qui guide ces entreprises, ce qui fait leur force et leur stabilité. Cette philosophie est capitaliste, fondée sur les concepts de concentration, d’intégration et de recherche de contrôle. Si le système actuel diffère du Studio System, les majors ont cependant un degré de contrôle relativement équivalent. Aux États-Unis, elles sont les acteurs incontournables de la production, de la distribution et de l’exploitation. Elles sont également des acteurs majeurs de la scène internationale, produisant et distribuant de nombreux films non américains.
La tour Warner Bros
Les majors ont également fortement travaillé
leur relation à l’État. Même si elles ont toujours pris soin de choisir un ancien homme politique pour diriger leur association, la
MPAA (Motion Picture Association of America)
, c’est à partir des années 1990 que la pratique du lobbying auprès du Congrès s’est véritablement développée. Le personnel de la MPAA se recrute d’ailleurs souvent dans l’élite politique, selon un système dit de « portes tournantes ». Cette forte présence à Washington permet aux majors d’influer la politique gouvernementale et d’obtenir des législations qui leur sont favorables. Depuis la déréglementation des années Reagan et la défense sans faille de la mondialisation des années Clinton, les majors hollywoodiennes bénéficient ainsi d’un très fort soutien de leur État, tant sur le marché américain que sur le
marché international. Dans le domaine du lobbying également, on peut considérer que les majors jouent le rôle de garde-barrière. En effet, la
MPAA se présente comme « la voix et le défenseur des industries américaines du film, de la vidéo et de la télévision ». En fait, elle a davantage de puissance de lobbying que l’association des indépendants, la
IFTA, qui n’a ouvert des bureaux à Washington qu’en 2012. Du coup, la MPAA profite de sa position dominante pour faire passer des mesures en faveur des majors, passant sous silence les intérêts parfois différents des indépendants.
En ce début de XXI
esiècle, les majors sont donc fortes dans leur structuration et assurées du soutien de l’État. Les défis auxquels elles doivent actuellement faire face sont plutôt d’ordre technologique, comme l’indique la bataille des formats entre le HD-DVD et le
Blu-ray qui a fait rage au milieu des années 2000 et qui rappelle celle entre le VHS et le Betamax dans les années 1980. Aujourd’hui, Internet représente le plus grand défi. Si les majors sont persuadées qu’il est possible d’utiliser Internet à leur profit, elles se lancent avec prudence : chaque nouveau média apporte son lot d’opportunités et de risques. Ainsi, la fusion entre le fournisseur d’accès Internet AOL et Time Warner en 2001 a été un échec. La greffe contenant/contenu n’a pas prise.
Aujourd’hui, Internet représente le plus grand défi.
Les indépendants, de leur côté, perçoivent Internet comme une bulle d’oxygène, un espace de liberté. Tout réalisateur peut désormais faire voir son film au public en passant par exemple par les chaînes
YouTube. En amont, il peut solliciter les internautes pour qu’ils participent au financement de son film, selon la technique du
crowdfunding.
Face à la liberté de circulation offerte par Internet, l’enjeu principal pour les majors est de ne pas perdre la maîtrise de l’accès aux films et programmes télévisés. Elles doivent réinventer leur mode de fonctionnement, face à des acteurs innovants, à la fois légaux et illégaux. Pour ces entreprises qui se battent contre le piratage depuis l’apparition de la VHS dans les années 1980, Internet est en effet un vrai cauchemar. Les sites de
peer-to-peer et de téléchargement direct permettent aux usagers d’échanger illégalement des fichiers de films partout dans le monde. La lutte contre le piratage est donc une des activités principales de la MPAA qui fait pression auprès des gouvernements du monde entier pour l’adoption de lois protégeant les droits d’auteur de façon stricte. En 2011, la MPAA prend ainsi fait et cause pour le projet de loi SOPA/PIPA
qui propose un système de blocage des sites américains et étrangers contrevenant aux lois sur la propriété intellectuelle. Le projet entraîne une levée de bouclier au nom de la liberté d’expression et
des acteurs importants comme Google, Facebook, eBay et Wikipédia protestent ouvertement. Il est finalement suspendu en janvier 2012. En juin 2013, le gouvernement propose alors aux « créateurs de contenu » de rédiger des « codes de bonne conduite ». Un exemple d’accord volontaire entre industrie de la musique et du film et fournisseurs d’accès Internet est celui de l’« alerte copyright » : désormais, un utilisateur qui télécharge des contenus piratés sur Internet recevra une mise en garde avec comme menace le ralentissement de son débit au bout de six messages. Ces codes et accords ont pour but de rétablir le dialogue entre les différents agents, notamment entre le MPAA et le moteur de recherche Google, et de permettre, à long terme, de trouver une solution législative.
La question de la régulation du degré de liberté des usagers d’Internet avait également été au cœur d’une autre bataille pour la MPAA quatre ans plus tôt : celle de la
neutralité du net. À l’époque, deux camps s’opposaient. La MPAA se place du côté des fournisseurs d’accès à Internet qui réclament de pouvoir exercer un contrôle sur l’accès à certains sites. Pour les majors, cette capacité de blocage pourrait être mise au service de la lutte contre le piratage. Face à eux, les partisans de la neutralité du net défendent la libre circulation des contenus. Le syndicat des producteurs indépendants (IFTA) et l’association professionnelle des scénaristes américains (WGA) insistent sur le fait qu’Internet représente une des dernières possibilités de distribution pour les petits producteurs dans un univers où règnent de larges conglomérats contrôlant toutes les plateformes de diffusion. La bataille pour la neutralité du net est comparée aux
fin-syn rules des années 1970. Cette fois-ci, il s’agit d’empêcher les fournisseurs d’accès Internet de contrôler le secteur. Ce débat est d’autant plus tendu que circulent des rumeurs sur le rachat de NBCUniversal par le premier câblo-opérateur américain, Comcast. Il sera résolu par un compromis : la reconnaissance officielle du principe de non-discrimination dans l’accès au contenu légal, mais l’autorisation pour les opérateurs d’exercer
un degré de contrôle contre le piratage. Pendant ce temps-là, les majors continuent leur stratégie de concentration et d’intégration horizontale : NBC Universal passe définitivement sous le contrôlede Comcast en début d’année 2013.
Si la bataille actuelle autour du contrôle de l’accès aux programmes sur Internet se joue donc sans relâche dans les arènes législatives, elle oblige également les majors à inventer les modalités de leur relation avec les nouveaux
gatekeepers d’Internet, notamment les sites légaux de location et de vente de films en ligne. L’évolution des relations entre les majors et l’influent groupe Apple en est un des exemples les plus frappants. Au milieu des années 2000, Apple se propose d’enrichir son magasin en ligne iTunes Store de contenus vidéo. Commencent alors de longues négociations avec les majors. Plusieurs éléments sont en jeu. D’abord, les majors veulent s’assurer que leurs marges de profits resteront confortables, il y a donc une négociation financière. Mais la vente et la location de films en ligne posent également la question de la
chronologie des médias, appelée
windowing. Celle-ci est importante car elle détermine le prix d’un produit : plus cher en début de cycle (sortie cinéma), et de moins en moins à mesure qu’il prend de l’âge. Certains prônent une sortie en ligne simultanée ou proche de la sortie en salles. Les majors n’apprécient pas cette remise en cause d’un système qui leur permet de fixer les prix. Enfin, elles sont très inquiètes du poids d’Apple. Elles ont vu la façon dont les majors de la musique se sont fait déposséder par iTunes et elles ne veulent pas lui permettre de devenir le point unique de vente en ligne. Elles font donc aussi jouer la concurrence, comme Walmart et Amazon. C’est finalement Disney qui ouvre le bal en 2007 et qui fournit les premiers films disponibles sur iTunes. Mais cela n’est pas un hasard : Steve Jobs, l’ex-PDG d’Apple décédé en octobre 2011, est aussi à l’époque le plus important actionnaire de Disney. Belle synergie !
Les deux points clés de la stratégie des majors envers les sites de location et de vente en ligne sont donc d’abord de garder le contrôle de la chronologie des médias et donc des tarifs, afin de ne pas dévaloriser les sorties DVD et sur télévision payante ; et ensuite d’éviter la prédominance d’une entreprise, notamment en faisant jouer la concurrence. Or sur ce créneau, la concurrence ne manque pas. Netflix, une entreprise fondée en 1997 dont la vocation initiale était d’être un service de location postale de DVD, se lance dans la SVOD
en 2007. Fort des accords passés avec Universal et Twentieth Century Fox pour la diffusion de films et de programmes télévisés,
Netflix dépasse iTunes dès la fin de l’année 2011. Loin derrière, ses autres principaux concurrents sont XboxLive (Microsoft), Vudu (Walmart), Sony Entertainment Network (Sony), Amazon Instant Video (Amazon) et Hulu (NBC Universal, News Corporation et The Walt Disney Company). Sans compter les sites d’hébergement vidéo comme YouTube, une entreprise du groupe Google, dont les relations avec CBS, NBC et Fox sont fondées sur un modèle de
partage des recettes publicitaires. Depuis 2011,
YouTube propose également à la location des films Warner, Sony, Universal et Disney. L’importance du lien contenant/contenu apparaît là encore nettement. Dans le même ordre d’idée, Netflix signe des accords avec les grandes compagnies d’électronique : les utilisateurs de Xbox, d’ordinateurs Apple, de lecteurs Blu-ray ou de PS3 ont ainsi tous accès à ses services. Par ailleurs, Netflix se met à produire des contenus originaux tels
House of Cards et
Orange is the New Black (2013)
. Les expérimentations se multiplient, autour de différents modèles économiques (publicité, abonnement, paiement au visionnage) et sur des plateformes diverses. Ainsi, Twitter vient d’entrer dans la course : un nouveau bouton prénommé « See it » permettra aux usagers de visionner les programmes télévisés de son partenaire Comcast (NBCUniversal). Ces opportunités sont loin de se limiter au marché américain. À travers Netflix, les films des majors sont loués aux internautes canadiens, sud-américains, britanniques, irlandais et scandinaves. En France,
c’est avec le site d’hébergement de vidéos DailyMotion que Warner Bros vient de signer un accord afin de mettre en place une offre payante.
House of Cards (2013)
La multiplication des plateformes de VOD et SVOD n’est donc pas à percevoir comme une menace mais plutôt comme une opportunité pour les majors qui peuvent ainsi faire jouer la concurrence tout en touchant toujours plus de consommateurs potentiels aux États-Unis comme à l’étranger. À Hollywood, la nécessité d’être à la fois maître de la production (le contenu), de la distribution (les tuyaux) et de l’exploitation (les différentes plateformes) reste plus grande que jamais. Et les majors, fortes de leur expérience centenaire, ne sont pas prêtes à se faire déloger.