Les majors d'Hollywood : des gardes-barrières centenaires

Les majors d'Hollywood : des gardes-barrières centenaires

Cent ans après leur création, les majors continuent de tenir les rênes d’Hollywood, mais doivent réinventer quotidiennement leur modèle face aux défis politiques, économiques et technologiques.

Temps de lecture : 16 min

Thomas Edison, inventeur renommé de l’ampoule électrique, est considéré comme le fondateur du cinéma aux États-Unis non seulement grâce à ses brevets, le kinétographe et le kinétoscope, mais surtout parce qu’il a, en 1908, l’idée de réunir les grands producteurs en une seule organisation. Le cinéma américain est né sous le signe du contrôle monopolistique, c’est-à-dire la domination d’un secteur par une ou plusieurs entreprises : les trusts. Les trusts contrôlent la production, la distribution et l’usage des équipements brevetés, barrant le passage à ceux qui voudraient se lancer sur ce marché. Dans les années 1910, des producteurs américains s'installent à l’ouest du continent. Le système qu’ils créent à Hollywood est fondé sur la même logique que celle de T. Edison. Au cours des cent dernières années, l’histoire des majors, les grands studios de cinéma, est celle d’une bataille constante pour garder le contrôle de la filière, pour rester les gardes-barrières (gatekeepers) de l’industrie cinématographique, face aux défis politiques, économiques et technologiques.

Le Studio System ou le contrôle absolu

À partir des années 1920, le cinéma américain s’organise selon sur une logique capitaliste. Le Studio System se développe à la même époque que d’autres grandes entreprises américaines comme le constructeur automobile Ford. Huit grandes compagnies dominent rapidement le secteur, créant ainsi une situation d’oligopole(1)

Lois anti-trust et fin du Studio System

Après plusieurs décennies de grogne du côté des indépendants, notamment des exploitants, le ministère de la Justice intente une première action en 1938 contre les huit majors afin de mettre fin aux pratiques monopolistiques. Le contexte politique joue ici un grand rôle. Les États-Unis vivent à l’ère du New Deal, la politique socio-libérale mise en place par le président Franklin D. Roosevelt afin de lutter contre les effets de la crise économique de 1929. À partir de 1938, la lutte contre les monopoles devient une des priorités du gouvernement. Thurman Arnold, chef de la section anti-trust du ministère de la Justice, multiplie les enquêtes et les poursuites judiciaires. Il intente des actions dans les domaines de l’automobile, de l’énergie, des produits laitiers et du bâtiment. Le 1er juillet 1938, le comité chargé de mener une grande enquête sur les pratiques monopolistiques aux États-Unis se réunit pour la première fois. Le 20 juillet, T. Arnold lance son offensive contre les majors hollywoodiennes. Mais le processus est long et ralenti par la guerre. En 1948, la Cour suprême statue enfin avec la décision « United States v. Paramount Pictures » : le secteur de l’exploitation doit être dissocié du secteur production/distribution. C’est une condamnation sans appel de la pratique de l’intégration verticale.

Cette décision entraîne de forts changements mais ne marque pas la fin de la prédominance des majors qui se concentrent désormais sur la production et la distribution. Le passage des films en salle devenant plus incertain, elles diminuent radicalement leur production et, par conséquent, leur personnel sous contrat. Par ailleurs, l’incertitude quant à la carrière d’un film a des conséquences esthétiques. Plus question de faire des films de prestige ou expérimentaux, il s’agit désormais de se consacrer uniquement aux films dont le succès est garanti, les surefire hits.
 Trouver des financements est particulièrement difficile pour les producteurs indépendants car les banques ne se fient pas à ce genre d’investissement. Ils se tournent alors vers celles qui ont le plus de moyens : les majors. 
Autre conséquence, le secteur de la production indépendante se développe de façon exponentielle. Les deux verrous qui les bloquaient jusqu’alors ont sauté : les salles, qui ne sont plus liées aux majors, vont désormais diffuser leurs films ; le système de contrat, qui liait les artistes aux studios, est quant à lui abandonné. Désormais les stars, comme Bette Davis ou Errol Flynn, créent leurs propres compagnies de production. Mais cette nouvelle liberté s’accompagne d’une plus grande instabilité. Le système fixe du producer-unit (le producteur du studio s’engage à faire sept films par an avec la même équipe) laisse place à un système de production à la fois plus fluide et moins certain, le package-unit system (pour chaque film, le producteur doit récréer une équipe et rassembler des fonds). Trouver des financements est particulièrement difficile pour les producteurs indépendants car les banques ne se fient pas à ce genre d’investissement. Ils se tournent alors vers celles qui ont le plus de moyens : les majors. Se développe alors un système de « production semi-indépendante »(2) dans lequel les majors financent, distribuent et promeuvent les films de producteurs autonomes.
 
Si la décision de 1948 a fait évoluer la structure de l’industrie hollywoodienne, elle n’a pas détruit les majors. Le contrôle que celle-ci exerçait s’est en fait déplacé du secteur de l’exploitation vers celui de la distribution. À partir des années 1950, les majors réinventent donc leur mode d’action pour maintenir leur position. Mais les menaces auxquelles elles doivent faire face ne viennent pas seulement de l’État.

Les années 1950-1970 : survivre et s’adapter

Après la Seconde Guerre mondiale, les habitudes de consommation des Américains changent. La fréquentation des salles diminue de façon importante et les spectateurs se tournent vers la télévision. Les majors rencontrent alors des difficultés financières. Comment gérer l’arrivée de cette nouvelle technologie ? D’abord hésitantes, les majors y voient vite leur intérêt : à un moment où l’activité de production cinématographique est en baisse, la télévision est en recherche de contenu. En 1955, Warner Brothers est la première major à se lancer dans la production de séries télévisées. La télévision apparaît également comme une nouvelle plateforme pour rediffuser des films anciens et rentabiliser les bobines qui prennent la poussière sur les étagères. Elle devient le premier marché secondaire pour Hollywood, créant un modèle qui sera repris pour chaque nouvelle technologie, de la VHS à Internet. Cependant, pour devenir le fournisseur de contenus privilégiés de ce jeune média, il faut empêcher l’arrivée de nouvelles entreprises dans le club des puissants. En 1970, vingt ans après la décision United States v. Paramount Pictures, ce sont cette fois-ci les majors qui se tournent vers l’État pour réclamer des mesures anti-trust contre les chaînes de télévision. À la fin des années 1970, les Big Three de la télévision, ABC, NBC et CBS, acceptent la réglementation leur interdisant de produire leurs propres programmes (fin-syn rules).
 

 
Paramount Studios 
 
Les années 1960 marquent également l’ère de la conglomération à Hollywood. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les grands groupes américains fusionnent et diversifient leurs activités. Pour ces grandes entreprises, les studios de cinéma sont une activité supplémentaire dans un portefeuille plus vaste. Le conglomérat américain Gulf + Western investit ainsi dans les assurances, le tabac, les produits industriels, les ressources naturelles, la confiserie et … Paramount. Pour les majors, qui vivent une période d’instabilité financière, rejoindre un conglomérat signifie bénéficier de ses vastes ressources financières. En se « diluant » dans des entreprises plus larges, elles s’assurent ainsi le poids et l’assise nécessaire pour maintenir leur position. Ce phénomène s’accélère encore dans les années 1980.

Le tournant de la mondialisation

De nombreux changements politiques, économiques et technologiques s’opèrent à partir des années 1980. Aux États-Unis, les Républicains reviennent au pouvoir et, avec eux, la révolution conservatrice. Le nouveau président, Ronald Reagan, est un fervent défenseur de l’économie de marché. S’ouvre alors une ère de déréglementation qui bénéficie aux majors. Celles-ci se lancent dans un nouveau mouvement d’intégration verticale. Paramount et Warner prennent par exemple le contrôle de la chaîne de cinémas Cineamerica. Mais la vraie révolution des années 1980 n’est pas tant ce retour à l’intégration verticale que le mouvement d’intégration horizontale. Il s’agit ici non seulement de contrôler le cycle production/distribution/exploitation, mais de contrôler la vie du film et de ses dérivés sur toutes les plateformes possibles. En effet, les nouvelles technologies (le câble, les cassettes vidéo) viennent révolutionner la façon de regarder des films. Pour les majors, contrôler les sorties en salle, c’est bien, mais contrôler également le passage à la télévision, la sortie vidéo, la vente de la bande-son, le merchandising, etc., c’est mieux. Alors qu’au début des années 1980, les majors se battent encore pour la fin-syn rule, en 1995, celle-ci est abandonnée sans heurts. Et pour cause, les majors vivent en effet une nouvelle vague de fusions et d’acquisitions, mais cette fois-ci, il s’agit de se lier avec des intérêts proches, dans le domaine du divertissement. En 1995, Disney acquiert la chaîne télévisée ABC. La même année, Paramount est rachetée par Viacom, un conglomérat actif dans le domaine des médias. Les studios font désormais partie de conglomérats qui possèdent des chaînes de télévision, des journaux et des maisons d’édition. Le maître mot est désormais celui de synergie, c’est-à-dire « la création de valeur résultant de l'association de plusieurs entreprises ». Non seulement les majors s’assurent la distribution sans accroc de leurs produits sur toutes les plateformes, mais elles sont à nouveau les interlocuteurs incontournables de tout producteur souhaitant faire circuler son film. Cette double intégration permet de verrouiller à nouveau le système.
 
À partir des années 1980, et particulièrement après la chute de l’Union soviétique, une nouvelle ère de mondialisation commence. De vastes marchés s’ouvrent, les flux financiers circulent d’un pays à l’autre. Cette internationalisation, Hollywood la ressent dans sa structure même car les studios font l’objet de rachats par des investisseurs étrangers. En 1986, l’empire australien News Corp. centré sur la presse et la télévision rachète ainsi Twentieth Century Fox. Son but : s’assurer un flux constant de programmes pour alimenter ses chaînes télévisées. En 1989 et 1990, ce sont les Japonais Sony et Matsushita qui s’offrent des studios, respectivement Columbia et Universal. Là encore, c’est la recherche d’accès aux produits qui motive l’achat. Il s’agit pour eux de contrôler à la fois le matériel (hardware) et le contenu (software). Les majors s’insèrent donc désormais dans de vastes conglomérats, aux financements américains ou non, qui contrôlent à la fois contenant et contenu à l’échelle mondiale. Mais créer une synergie est un exercice difficile et certains studios vivent des périodes de turbulences. Universal est revendu au Français Vivendi en 2000, puis à General Electric (parent de NBC) en 2004, et désormais détenue à 100 % par le câblo-opérateur Comcast.
 
Le contenu qui vient alimenter les différentes plateformes se voit également influencer par la conglomération : il faut lutter contre le caractère imprévisible des résultats. Des logiques comptables se mettent en place dès la conception des films. Les services marketing et financiers sont depuis les années 1980 des acteurs importants dont on écoute avec attention l’opinion au moment de décider si un film sera produit ou non. Désormais, les grands studios ne mettent des budgets importants que dans des films dont la recette est déjà bien rôdée, dont le résultat en salles est calculable. Sont privilégiés les remakes de films à succès, les suites (les sequels),les prequels, les films tirés de séries télévisées, de jeux vidéo et de livres à succès. La campagne marketing et les choix de distribution, tels la saturation des écrans et la sortie simultanée à l’international, deviennent des techniques incontournables pour les grands films des majors.
 
De leur côté, les producteurs indépendants ont également bénéficié des nouvelles technologies et du développement du marché international. Cependant, à la fin des années 1980, beaucoup de compagnies font faillite et le schéma de semi-indépendance devient la norme. À partir des années 1990, compagnies indépendantes et studios se mettent à signer des accords de longue durée, les first look deals, formalisant plus encore leur relation. Les majors se réapproprient encore plus le secteur indépendant en créant de petites sociétés de production, telles que Fox Searchlight ou Sony Pictures Classic. La fin des années 1990 marque la naissance de « Indiewood »(3)  : une façon de produire des films au style « indépendant » mais conçus et distribués comme des films de majors. Les premiers exemples de cette savante fusion qui redonnent aux majors le contrôle du secteur indépendant sont Good Will Hunting de Gus Van Sant (1997) et Traffic de Steven Soderbergh (2000).
 
 
Good Will Hunting de Gus Van Sant (1997)

Les majors ont donc bien géré le tournant de la mondialisation. Elles ont appliqué des stratégies de survie qui s’inscrivent clairement dans la lignée de pratiques antérieures. Elles ont mis à profit à la fois l’extension de l’idéologie capitaliste à l’échelle mondiale, l’ouverture des frontières et le développement de nouvelles technologies.

Quels défis au XXIe siècle ?

La vague de conglomération commencée dans les années 1980 a permis aux majors de trouver une structuration qui tient la route. Aujourd’hui, les rachats et fusions continuent. Si les contours exacts des entreprises sont toujours mouvants, les grands acteurs restent les mêmes. Des huit majors qui ont fondé le système hollywoodien dans les années 1920, une seule, RKO, a disparu. MGM et United Artists ont périclité et sont devenues des satellites. À l’inverse, Disney et, dans une moindre mesure, DreamWorks, ont rejoint la cour des grands. Aujourd’hui, les Big Six qui dominent le marché du cinéma, mais  aussi de la télévision, sont News Corporation (groupe de presse auquel appartient Twentieth Century Fox), Viacom (groupe de médias qui possède Paramount), Sony Pictures (qui possède également MGM et United Artists), Time Warner, NBCUniversal et Disney. Au-delà des changements de propriétaires et de dirigeants, il y a une constance dans la philosophie qui guide ces entreprises, ce qui fait leur force et leur stabilité. Cette philosophie est capitaliste, fondée sur les concepts de concentration, d’intégration et de recherche de contrôle. Si le système actuel diffère du Studio System, les majors ont cependant un degré de contrôle relativement équivalent. Aux États-Unis, elles sont les acteurs incontournables de la production, de la distribution et de l’exploitation. Elles sont également des acteurs majeurs de la scène internationale, produisant et distribuant de nombreux films non américains.

 
 
La tour Warner Bros

Les majors ont également fortement travaillé leur relation à l’État. Même si elles ont toujours pris soin de choisir un ancien homme politique pour diriger leur association, la MPAA (Motion Picture Association of America)(4) , c’est à partir des années 1990 que la pratique du lobbying auprès du Congrès s’est véritablement développée. Le personnel de la MPAA se recrute d’ailleurs souvent dans l’élite politique, selon un système dit de « portes tournantes ». Cette forte présence à Washington permet aux majors d’influer la politique gouvernementale et d’obtenir des législations qui leur sont favorables. Depuis la déréglementation des années Reagan et la défense sans faille de la mondialisation des années Clinton, les majors hollywoodiennes bénéficient ainsi d’un très fort soutien de leur État, tant sur le marché américain que sur le marché international. Dans le domaine du lobbying également, on peut considérer que les majors jouent le rôle de garde-barrière. En effet, la MPAA se présente comme « la voix et le défenseur des industries américaines du film, de la vidéo et de la télévision ». En fait, elle a davantage de puissance de lobbying que l’association des indépendants, la IFTA, qui n’a ouvert des bureaux à Washington qu’en 2012. Du coup, la MPAA profite de sa position dominante pour faire passer des mesures en faveur des majors, passant sous silence les intérêts parfois différents des indépendants.
 
En ce début de XXIesiècle, les majors sont donc fortes dans leur structuration et assurées du soutien de l’État. Les défis auxquels elles doivent actuellement faire face sont plutôt d’ordre technologique, comme l’indique la bataille des formats entre le HD-DVD et le Blu-ray qui a fait rage au milieu des années 2000 et qui rappelle celle entre le VHS et le Betamax dans les années 1980. Aujourd’hui, Internet représente le plus grand défi. Si les majors sont persuadées qu’il est possible d’utiliser Internet à leur profit, elles se lancent avec prudence : chaque nouveau média apporte son lot d’opportunités et de risques. Ainsi, la fusion entre le fournisseur d’accès Internet AOL et Time Warner en 2001 a été un échec. La greffe contenant/contenu n’a pas prise.
 Aujourd’hui, Internet représente le plus grand défi. 
Les indépendants, de leur côté, perçoivent Internet comme une bulle d’oxygène, un espace de liberté. Tout réalisateur peut désormais faire voir son film au public en passant par exemple par les chaînes YouTube. En amont, il peut solliciter les internautes pour qu’ils participent au financement de son film, selon la technique du crowdfunding.
 
Face à la liberté de circulation offerte par Internet, l’enjeu principal pour les majors est de ne pas perdre la maîtrise de l’accès aux films et programmes télévisés. Elles doivent réinventer leur mode de fonctionnement, face à des acteurs innovants, à la fois légaux et illégaux. Pour ces entreprises qui se battent contre le piratage depuis l’apparition de la VHS dans les années 1980, Internet est en effet un vrai cauchemar. Les sites de peer-to-peer et de téléchargement direct permettent aux usagers d’échanger illégalement des fichiers de films partout dans le monde. La lutte contre le piratage est donc une des activités principales de la MPAA qui fait pression auprès des gouvernements du monde entier pour l’adoption de lois protégeant les droits d’auteur de façon stricte. En 2011, la MPAA prend ainsi fait et cause pour le projet de loi SOPA/PIPA(5) qui propose un système de blocage des sites américains et étrangers contrevenant aux lois sur la propriété intellectuelle. Le projet entraîne une levée de bouclier au nom de la liberté d’expression et des acteurs importants comme Google, Facebook, eBay et Wikipédia protestent ouvertement. Il est finalement suspendu en janvier 2012. En juin 2013, le gouvernement propose alors aux « créateurs de contenu » de rédiger des « codes de bonne conduite ». Un exemple d’accord volontaire entre industrie de la musique et du film et fournisseurs d’accès Internet est celui de l’« alerte copyright » : désormais, un utilisateur qui télécharge des contenus piratés sur Internet recevra une mise en garde avec comme menace le ralentissement de son débit au bout de six messages. Ces codes et accords ont pour but de rétablir le dialogue entre les différents agents, notamment entre le MPAA et le moteur de recherche Google, et de permettre, à long terme, de trouver une solution législative.
 
La question de la régulation du degré de liberté des usagers d’Internet avait également été au cœur d’une autre bataille pour la MPAA quatre ans plus tôt : celle de la neutralité du net. À l’époque, deux camps s’opposaient. La MPAA se place du côté des fournisseurs d’accès à Internet qui réclament de pouvoir exercer un contrôle sur l’accès à certains sites. Pour les majors, cette capacité de blocage pourrait être mise au service de la lutte contre le piratage. Face à eux, les partisans de la neutralité du net défendent la libre circulation des contenus. Le syndicat des producteurs indépendants (IFTA) et l’association professionnelle des scénaristes américains (WGA) insistent sur le fait qu’Internet représente une des dernières possibilités de distribution pour les petits producteurs dans un univers où règnent de larges conglomérats contrôlant toutes les plateformes de diffusion. La bataille pour la neutralité du net est comparée aux fin-syn rules des années 1970. Cette fois-ci, il s’agit d’empêcher les fournisseurs d’accès Internet de contrôler le secteur. Ce débat est d’autant plus tendu que circulent des rumeurs sur le rachat de NBCUniversal par le premier câblo-opérateur américain, Comcast. Il sera résolu par un compromis : la reconnaissance officielle du principe de non-discrimination dans l’accès au contenu légal, mais l’autorisation pour les opérateurs d’exercer un degré de contrôle contre le piratage. Pendant ce temps-là, les majors continuent leur stratégie de concentration et d’intégration horizontale : NBC Universal passe définitivement sous le contrôlede Comcast en début d’année 2013.
 
Si la bataille actuelle autour du contrôle de l’accès aux programmes sur Internet se joue donc sans relâche dans les arènes législatives, elle oblige également les majors à inventer les modalités de leur relation avec les nouveaux gatekeepers d’Internet, notamment les sites légaux de location et de vente de films en ligne. L’évolution des relations entre les majors et l’influent groupe Apple en est un des exemples les plus frappants. Au milieu des années 2000, Apple se propose d’enrichir son magasin en ligne iTunes Store de contenus vidéo. Commencent alors de longues négociations avec les majors. Plusieurs éléments sont en jeu. D’abord, les majors veulent s’assurer que leurs marges de profits resteront confortables, il y a donc une négociation financière. Mais la vente et la location de films en ligne posent également la question de la chronologie des médias, appelée windowing. Celle-ci est importante car elle détermine le prix d’un produit : plus cher en début de cycle (sortie cinéma), et de moins en moins à mesure qu’il prend de l’âge. Certains prônent une sortie en ligne simultanée ou proche de la sortie en salles. Les majors n’apprécient pas cette remise en cause d’un système qui leur permet de fixer les prix. Enfin, elles sont très inquiètes du poids d’Apple. Elles ont vu la façon dont les majors de la musique se sont fait déposséder par iTunes et elles ne veulent pas lui permettre de devenir le point unique de vente en ligne. Elles font donc aussi jouer la concurrence, comme Walmart et Amazon. C’est finalement Disney qui ouvre le bal en 2007 et qui fournit les premiers films disponibles sur iTunes. Mais cela n’est pas un hasard : Steve Jobs, l’ex-PDG d’Apple décédé en octobre 2011, est aussi à l’époque le plus important actionnaire de Disney. Belle synergie !
 
Les deux points clés de la stratégie des majors envers les sites de location et de vente en ligne sont donc d’abord de garder le contrôle de la chronologie des médias et donc des tarifs, afin de ne pas dévaloriser les sorties DVD et sur télévision payante ; et ensuite d’éviter la prédominance d’une entreprise, notamment en faisant jouer la concurrence. Or sur ce créneau, la concurrence ne manque pas. Netflix, une entreprise fondée en 1997 dont la vocation initiale était d’être un service de location postale de DVD, se lance dans la SVOD(6) en 2007. Fort des accords passés avec Universal et Twentieth Century Fox pour la diffusion de films et de programmes télévisés, Netflix dépasse iTunes dès la fin de l’année 2011. Loin derrière, ses autres principaux concurrents sont XboxLive (Microsoft), Vudu (Walmart), Sony Entertainment Network (Sony), Amazon Instant Video (Amazon) et Hulu (NBC Universal, News Corporation et The Walt Disney Company). Sans compter les sites d’hébergement vidéo comme YouTube, une entreprise du groupe Google, dont les relations avec CBS, NBC et Fox sont fondées sur un modèle de partage des recettes publicitaires. Depuis 2011, YouTube propose également à la location des films Warner, Sony, Universal et Disney. L’importance du lien contenant/contenu apparaît là encore nettement. Dans le même ordre d’idée, Netflix signe des accords avec les grandes compagnies d’électronique : les utilisateurs de Xbox, d’ordinateurs Apple, de lecteurs Blu-ray ou de PS3 ont ainsi tous accès à ses services. Par ailleurs, Netflix se met à produire des contenus originaux tels House of Cards et Orange is the New Black (2013). Les expérimentations se multiplient, autour de différents modèles économiques (publicité, abonnement, paiement au visionnage) et sur des plateformes diverses. Ainsi, Twitter vient d’entrer dans la course : un nouveau bouton prénommé « See it » permettra aux usagers de visionner les programmes télévisés de son partenaire Comcast (NBCUniversal). Ces opportunités sont loin de se limiter au marché américain. À travers Netflix, les films des majors sont loués aux internautes canadiens, sud-américains, britanniques, irlandais et scandinaves. En France, c’est avec le site d’hébergement de vidéos DailyMotion que Warner Bros vient de signer un accord afin de mettre en place une offre payante.
 
House of Cards (2013)

La multiplication des plateformes de VOD et SVOD n’est donc pas à percevoir comme une menace mais plutôt comme une opportunité pour les majors qui peuvent ainsi faire jouer la concurrence tout en touchant toujours plus de consommateurs potentiels aux États-Unis comme à l’étranger. À Hollywood, la nécessité d’être à la fois maître de la production (le contenu), de la distribution (les tuyaux) et de l’exploitation (les différentes plateformes) reste plus grande que jamais. Et les majors, fortes de leur expérience centenaire, ne sont pas prêtes à se faire déloger.

Références

Anne-Marie BIDAUD, Hollywood et le rêve américain, Masson, 1994

 
Joël AUGROS, Kira KITSOPANIDOU, L’économie du cinéma américain, Armand Colin Cinéma, 2009
 
Geoff KING, Claire MOLLOY, Yannis TZIOUMAKIS, American Independent Cinema: Indie, Indiewood and Beyond, Routledge, 2012
 
Tino BALIO, The American Film Industry, Winsconsin University Press, 1985

Peter DECHERNY, Hollywood's Copyright Wars: From Edison to the Inernet, New York: Columbia University Press, 2012

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Crédits photos :
- Image principale : Hollywood (Have Fun SVO / Flickr)
- Paramount Pictures (Chris Brown / Flickr)
- Warner Bros (Renee Silverman / Flickr)
 
    (1)

    Soit un marché dans lequel il n'y a qu'un petit nombre de vendeurs face à une multitude d'acheteurs. . En 1939, les studios produisent 80 % des films à Hollywood. Il y a les Big Five (MGM, Warner Brothers, Twentieth Century Fox, Paramount, RKO) et les Little Three (Universal , Columbia, United Artists). La clé de leur position dominante est le système de l’intégration verticale. Chacune des Little Three produit et distribue des films. Quant aux Big Five, elles contrôlent la production et la distribution de leurs films, mais également leur exploitation dans les salles de cinéma qu’elles possèdent. Ainsi, chacune des entreprises contrôle la chaîne d’un bout à l’autre. Et dans chaque secteur, rien n’est laissé au hasard. Les stars sont sous contrat, en général pour sept ans, et ont l’obligation de tourner dans les films qu’on leur propose. Les studios leur inventent une biographie qui correspond à leurs films, comme celle de l’exotique Theda Bara, en réalité Miss Goodman, native de Cincinatti dans l’État de l’Ohio. Le processus de production est fondé sur la standardisation (les films sont classés par genre, comme le western ou le mélodrame) et le taylorisme (chaque unité a une fonction unique, tel le montage). Signe de ce contrôle, les acteurs sont la propriété du studio et peuvent être « prêtés », tel Clark Gable loué à David O.Selznick par la MGM pour Autant en emporte le vent en 1939. Dans le domaine de l’exploitation, ce contrôle est également très visible. Les majors qui possèdent des salles de cinéma font des arrangements et s’échangent des films, bloquant l’accès aux distributeurs indépendants. Par ailleurs, lorsqu’elles ont affaire à des exploitants indépendants, les majors utilisent des pratiques monopolistiques familières au capitalisme sauvage américain des années 1920 : le block-booking (on force le client à acheter un lot de film, dont un film de qualité et plusieurs films de moindre qualité) et le blind-bidding (on force le client à acheter des films qu’il n’a pas vus). Si ce système entraîne la création d’une industrie cinématographique forte et reconnue (c’est l’époque de l’âge d’or du cinéma hollywoodien), sa structure oligopolistique fait des mécontents chez les indépendants et attire l’attention de l’État.

    (2)

    Joël AUGROS, Kira KITSOPANIDOU, L’économie du cinéma américain, Armand Colin Cinéma, 2009. 

    (3)

    Geoff KING, Claire MOLLOY, Yannis TZIOUMAKIS, American Independent Cinema: Indie, Indiewood and Beyond, Routledge, 2012. 

    (4)

    Aujourd’hui présidée par Chris Todd.

    (5)

    Stop Online Piracy Act/Protect Intellectual property Act. 

    (6)

    Subscription video : vidéo à la demande disponible par abonnement. 

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