Daniel Dayan a été directeur de recherches au CNRS et professeur à Sciences Po. Aux USA, il a enseigné aux Universités de Stanford, de Pennsylvanie, à l’Annenberg School for Communications et à la New School for Social Research (New York). En 2010 Il a obtenu le prix « Fellows » de l’International Communication Association.
Daniel Dayan : En préliminaire, je voudrais parler d’une inquiétude et de deux rejets.
Tout d’abord, mon inquiétude. Pendant de longs siècles, ce qu’on appellerait aujourd’hui « journalisme » a consisté en libelles. Le XVIIIe siècle voit, selon Jürgen Habermas, la naissance de la sphère publique, mais si on prête attention aux analyses de Robert Darnton, le XVIIIe siècle continue à être dominé par les libelles. On voit donc apparaître un idéal normatif, en même temps que se perpétue une pratique qui dément un tel idéal. Depuis moins de deux siècles, se développe une forme de journalisme, qui vise à ce qu’on appelle « l’objectivité », ou qui, en tout cas, ne consiste plus seulement en attaques ou en libelles. Cette forme de journalisme semble s’essouffler. Sommes-nous en train de revenir au statu quo ante ?
Je récuse la notion d’une objectivité des médias au sens où les médias nous livreraient des faits sans passer par des processus d’interprétation. Les faits ne parlent jamais d’eux-mêmes. Je ne suis pas naïf au point d’imaginer qu’il existe une « objectivité ». L’objectivité n’est que le nom — plus ou moins adéquat — donné à un idéal. Je refuse donc un « objectivisme dogmatique ».
Mais je ne suis pas cynique au point d’imaginer que toutes les vérités sont relatives. Certes, les médias sont dans la position des historiographes du roi, tels que les décrit Roland Barthes dans son essai sur « le discours de l’histoire »
. Pour ces célébrateurs attitrés, tout fait ne devient notable que s’il est compatible avec la majesté royale. Les médias n’ont plus de comptes à rendre à un roi. Mais ils peuvent conformer leur discours à d’autres compatibilités cardinales : le pouvoir, l’idéologie dominante, la correction politique. Pourtant, si de tels foyers d’interprétation sont inévitables, ils ne doivent pas mener à des « pronunciamentos » consistant à remplacer ce qui est arrivé par ce qui aurait dû avoir lieu. Ceci relèverait d’un subjectivisme dogmatique et de ce que Hannah Arendt considérerait comme une forme de pathologie.
Je rejette donc les deux dogmatismes — subjectiviste et objectiviste. Ils suppriment l’un comme l’autre, tout dialogue entre les médias et les événements qu’ils rapportent. Dans un cas (dogmatisme objectiviste), un tel dialogue est nié puisque toute performance des médias serait superflue dès lors que le sens des événements va de soi. Dans le second cas, un tel dialogue est également nié, puisque les medias sont placés dans une situation d’autisme et puisque les événements extérieurs n’existeraient que comme le résultat de leurs décisions.
Il me semble alors important de prendre très au sérieux le fait que les médias se livrent à un travail d’interprétation (de traduction) ; de comprendre qu’en analysant le travail des médias face à l’événement, nous nous livrons à l’interprétation d’une interprétation.
Mais peut-être faut-il introduire un troisième niveau de complexité. Tournons-nous vers les acteurs d’un événement donné. Ceux–ci ne cessent de mettre en circulation des représentations de leurs propres actions, et de celles des autres. Ces représentations engagent autant de définitions ou d’identifications de l’événement. Quant aux médias, les représentations qu’ils mettent en circulation ont alors un statut privilégié par rapport à celles que brandissent les autres acteurs. Les médias proposent non seulement leurs propres interprétations, mais aussi les interprétations des interprétations des autres acteurs. Nous, analystes, spécialistes des médias, sommes au dernier étage d’une cascade d’interprétations.
Je propose enfin de décrire les représentations comme autant de « monstrations ». Ceci consiste à reconnaître leur statut d’actions. Il faut alors se demander non pas seulement ce qu’une représentation dépeint, mais à quoi elle sert, ce qu’elle permet de faire.
Vous avez beaucoup écrit sur les événements. Pourriez-vous commencer par définir ce qu’est pour vous un événement ?
Daniel Dayan : Je distinguerais les événements qui mettent en jeu une dimension sociale, des événements en général (ou de ceux que l‘on peut, par exemple, concevoir en physique, ou dans le domaine amoureux). Les événements politiques ou historiques illustrent un certain mode de fonctionnement de la société à des moments de transition. De ce point de vue, tout événement politique est une performance collective. Mais comme le dit Robin Wagner-Pacifici
, si l’événement est toujours une performance collective, il n’est pas seulement cela.
À l’origine de la performance collective, il y a généralement un incident donné. Cet incident peut être distingué de la performance qu’il suscite. Une telle performance n’aurait pas eu lieu sans lui. De son côté, l’incident qui sert de déclencheur deviendrait rarement un événement sans une telle performance. Un incident doit être perçu comme significatif. Il a besoin d’être pris au sérieux. Soulignant la portée des changements dont il est porteur, l’existence d’une performance collective sert de validation. Il n’y a d’événement que s’il est reconnu comme tel.
L’incident de départ peut être un accident (un avion qui s’écrase, un tremblement de terre). Cet incident peut aussi être une action (une entreprise terroriste). Cet incident peut enfin être un geste, une action expressive, une initiative longuement méditée (par exemple, la visite d’Anouar el- Sadate à Jérusalem, en 1977). On pourrait parler dans ce cas d’un « événement expressif », mais une telle formulation est mauvaise car tous les événements sont expressifs, sinon ce ne seraient pas des événements. Je parlerais alors plutôt d’« événements gesturaux ».
Je résume. Un événement historique engage toujours une performance collective. Une telle performance est nécessaire, mais ne suffit pas à définir l’événement. La mort de John F. Kennedy ne se réduit pas à des funérailles d’État, à une vague d’émotion mondiale et à l’investiture de Lyndon B. Johnson. Rien de tout cela n’aurait eu lieu sans une balle dans la tête du président. Dans tout événement historique, il faut donc distinguer entre ce qui relève de l’incident déclencheur et ce qui relève de la performance collective.
Mais, tout en insistant sur la nécessité d’une telle distinction, je sais bien qu’elle est essentiellement analytique. L’incident déclencheur et la performance qui lui répond ont tendance à se fondre l’un dans l’autre, à être absorbés l’un par l’autre. Lequel de ces deux éléments sera absorbé par l’autre, et lequel de ces deux éléments va prendre le dessus ? Tout ceci dépend des stratégies politiques qui vont servir à organiser les monstrations offertes. Tout ceci est une question d’interprétation.
Parfois, c’est le choc initial qui l’emporte (comme dans le cas du « 9/11 »
. Parfois, c’est la performance collective qui l’emporte. Ainsi, dans son réquisitoire contre le sens officiel des événements de janvier 2015 à Paris, Emmanuel Todd adopte-t-il un parti pris systématique
. Ce parti pris consiste à ne pas se focaliser sur les incidents déclencheurs, mais à faire porter l’accent sur la nature des manifestations organisées sur le thème « Je suis Charlie ». Todd entend ainsi répondre à ce qu’il voit comme une tentative d’instrumentalisation de « l ‘esprit du 11 janvier ». Sa construction interprétative repose alors sur la minimisation de deux massacres. D’incidents déclencheurs, ceux-ci deviennent de simples prétextes à l’organisation d’une performance collective « islamophobe ».
Vous avez parlé de représentation, d’objectivité, de récits… Notre question concerne la couverture médiatique des actes terroristes en France en janvier 2015 : les médias ont-ils produit de l’intelligibilité ? Nous ont-ils aidés à comprendre ce qui se passait ?
Daniel Dayan : Je note pour commencer que toutes les intelligibilités ne sont pas bonnes. L’intelligibilité n’est pas une vertu en soi. Toutes les théories du complot sont des formes d’intelligibilité. Et elles rendent intelligibles non seulement une situation donnée, mais toutes les situations du monde, advenues ou non encore advenues. Aux côtés des théories du complot, il existe aussi des théories « aspirateurs ». Celles-ci consistent à dire que la situation en quête d’identification n’existe pas, qu’elle est un faux-semblant, une illusion d’optique faite pour détourner de la situation « véritable ». En d’autres termes, produire de l’intelligibilité est une chose, comprendre ce qui se passe en est une autre. Or, il s’agit pour les médias de nous aider à comprendre ce qui se passe. L’interprétation qu’ils proposent vise à identifier l’événement.
L’intelligibilité n’est pas une vertu en soi
L’identification d’un événement dans les nouvelles se fait dans un processus de monstration. Il n’y a pas de limite à ce que l’on peut montrer d’un événement. Tout événement est inépuisable, descriptible à l’infini. La monstration consiste alors à choisir dans cette masse inépuisable, ceux des traits qui permettent de situer l’événement sur une carte des événements possibles, de le différencier. Je parlerais ici, comme en linguistique, de « traits pertinents » ou, comme John Searle, de règles constitutives.
Le résultat d’une telle identification transpose l’événement en une sorte de théâtre. Il s’agit d’identifier la scène où se déroule l’événement, d’en fixer les limites. Il s’agit d’identifier les acteurs de l’événement, et de comprendre ce que sont leurs motivations. Il s’agit enfin d’identifier l’intrigue de la pièce, et là aussi, l’identification de l’intrigue passe par une catégorisation. La question d’une telle catégorisation se pose sans cesse. Tel acte relève-t-il de la maladie mentale ou du terrorisme ? Tel terroriste est-il membre d’une organisation ou un « loup solitaire » ? Tel accident de la circulation est-il dû à l’ivresse ou s’agit-il d’une nouvelle forme de terrorisme à la voiture bélier ?
La monstration consiste à désigner, dans un événement, ce qui mérite d’être montré. Mais un tel choix présuppose un savoir sur la situation. Face à un véritable évènement, c'est-à-dire face à une irruption de l’inattendu, un tel savoir fait cruellement défaut. Au moment où vient s’écraser le premier avion du 11 septembre 2001, ou lorsque parviennent les premières rumeurs d’une tuerie à Charlie Hebdo, les journalistes se retrouvent dans une égalité paradoxale avec les spectateurs. Les journalistes n’en savent pas plus que ces derniers. Pourtant, ils ont une obligation de performance. En dépit de leur situation d’ignorance face à un événement en train de se dérouler, ils doivent montrer et, donc, identifier ce qui se passe. Un tel exercice relève souvent du pari : les mots que l’on utilise sont avancés à tâtons. Les images que l’on diffuse sont celles qu’ont fournies des passants armés de téléphones, ou des caméras de surveillance. L’ordre de la monstration bafouille. L’événement est encore à l’état sauvage.
Petit à petit, par balbutiements, par essais et erreurs, les événements sont progressivement identifiés, jusqu’au moment où, comme un film de fiction, ils peuvent quasiment se dérouler sans commentaires. Il finit alors par s’en créer une identification autorisée ; une sorte d’identification princeps, faisant consensus. C’est à une telle identification des événements parisiens du 11 janvier 2015 que François Hollande multiplie des références appuyées, et c’est contre cette identification que Todd part en guerre.
Ce départ-en guerre souligne une dernière dimension de l’identification des événements. Il s’agit d’une identification morale. Faisant appel aux deux catégories austiniennes des « behabitifs » et des
« verdictifs »
, la monstration des événements ne cesse de s’accompagner de jugements sur leurs protagonistes, de les situer au cœur d’une géographie affective et morale ; d’accompagner leur représentation de respect ou de mépris, de déférence ou de dédain. Les jugements explicites sont fréquents. Les gestes de proximité ou de distance sont inévitables.
Une telle identification morale s’illustre dans les deux visions des publics qui défilent à la suite des attentats de Paris. Dans un cas, ceux qui disent « Je suis Charlie » ou s’identifient aux victimes de l’Hyper Cacher » manifestent un sursaut républicain contre le racisme et l’obscurantisme .Dans l’autre cas les mêmes publics deviennent une incarnation du racisme et de l’intolérance. Il est intéressant que dans les deux cas, le vocabulaire servant à les identifier fasse appel au racisme. Une chose est certaine : les processus d’identification ne sont pas du tout préalables à l’interprétation.
Peut-on produire de l’information lorsque surviennent des attentats ? Peut-on échapper à ce que vous appelez « le domaine du rituel » ?
Daniel Dayan : Je vais tenter de prendre votre question par les deux bouts. Quand y a-t-il information ? Quand y a-t-il rituel ? Commençons par le rituel et notons qu’il n’a pas toujours mauvaise presse. Pour beaucoup d’auteurs, le recours à la notion de rituel consiste à souligner le rôle des médias dans l’accompagnement du public face aux grands moments de crise, face à des situations catastrophiques, comme celles suscitées par des attentats. Les nouvelles auraient alors une fonction thérapeutique. Les médias seraient des thérapeutes ou des infirmières. Ils contribueraient à une élaboration collective du trauma.
Face aux grands moments de crise, les nouvelles ont une fonction thérapeutique
Mais parler de rituel sert souvent à dénoncer les situations où l’ensemble des médias manifeste une unanimité jugée suspecte. C’est ce que fait Philip Elliott dans « Press Performance as Political Ritual »
. Elliott se soucie peu de la fonction d’accompagnement du public dès lors qu’elle suspend le règne du pluralisme. Si graves qu’elles puissent paraître, les circonstances qui provoquent l’unanimité sont alors vues comme de simples prétextes. C’est ce type d’unanimisme que dénonce Michael Schudson (dans sa contribution à mon livre La Terreur Spectacle
. Pourtant, Schudson est plus nuancé. Il ne conteste pas que les médias puissent avoir un rôle d’accompagnement des publics dans les moments de crise ; il note simplement qu’un tel rôle ne doit pas s’éterniser sous peine de mener à une paralysie de l’espace public.
Personnellement, j’aborderais la question du rituel de façon plus formelle, et en notant une évolution qui rapproche certains rituels contemporains des fictions cinématographiques. Partons d’une situation connue : la fin de la prise d’otages d’Amedy Coulibaly à l’Hyper Cacher en janvier 2015. Les caméras de télévision sont massées sur le trottoir devant le supermarché, dans l’attente de l’intervention des policiers. Cette attente est traitée avec le luxe de détails qui caractériserait un film. Nous partageons le déroulement de ce que seront peut-être les derniers moments du ravisseur et de certains des otages. Comme eux, nous comptons les minutes. Cet égrènement des minutes nous offre le partage d’une expérience.
Le genre des nouvelles, comme survol informatif des différents événements récemment survenus, a aujourd’hui explosé, donnant lieu à une bipartition. Certains événements sont simplement mentionnés. Quand ils ne sont pas simplement ignorés, ils sont traités de façon désinvolte et souvent sans images. Ce sont des événements de seconde zone, résumés en une phrase sur un déroulant au bas de l’écran.
D’autres événements sont traités avec un luxe de détails qui les rapproche de la fiction. Au fur à mesure que le temps passe, une telle bipartition a tendance à s’accentuer. On voit désormais chaque événement - consensuel ou pas, exceptionnel ou pas - se porter candidat au statut de « media event ». Le succès d’une telle candidature signifie que l’événement correspondant sera diffusé sur toutes les chaînes, en continu ou en direct et qu’il mobilisera un vaste répertoire de genres : photos, entretiens téléphoniques, images des caméras de surveillance, commentaires des voisins, récits des passants, expertises, cartes des lieux, simulations par ordinateur
.
Tout ceci fait que je connais mieux la topographie de l’Hyper Cacher que celle de mon propre immeuble. Et, comme l’a montré Tamar Liebes, un tel luxe de détails s’accompagne d’une exigence de dénouement. Cette exigence, qui est en somme une exigence narrative, rétroagit sur l’événement en cours.
Faute de temps, les autres événements, les événements jugés moins « cruciaux » (ou moins spectaculaires) devront se contenter d’une sorte de « service minimum ».
Mais que doit-on attendre de l’ « information » ?
Daniel Dayan : L’information, pour moi, consiste à dire « Il se passe ceci ». Je la définirais comme une monstration identifiante.
L’identification opérée est d’abord cognitive (Ceci est un événement terroriste. Ce n’est pas une excursion ou une casserole, et ce n’est pas une pipe). Une telle identification est également évaluative (ceci est juste ou injuste, courageux ou lâche). La dimension évaluative de la monstration est inévitable et présente parfois le danger d’inhiber, ou même de dicter le processus d’identification cognitive. Mais c’est de cette dernière qu’il est question ici, et j’aimerais en préciser la nature à partir de deux notions qui se rejoignent : la notion d’amalgame et la notion de peau.
Un grand nombre de débats suscités par les médias repose sur la dénonciation d’identifications mal faites. C’est le cas des accusations d’ « amalgame ». L’amalgame est en général un reproche adressé par des médias à certains publics qui identifient une situation d’une façon que ces médias jugent inadéquate. L’amalgame consiste alors à dire : « Vous êtes en train de confondre deux phénomènes distincts ; vous proposez une mauvaise identification, vous identifiez comme une seule entité ce qui en représente en fait plusieurs ».
Ceux qu’on accuse d’amalgame peuvent répondre : « Vous nous accusez d’amalgame, mais c’est pour justifier vos propres clivages. Vous dites : « Ceci est une grande oreille et ceci est une énorme patte et ceci ressemble à une trompe et j’entends des barrissements. Mais vous concluez : « Ceci n’est pas un éléphant. » Votre accusation d’amalgame est si souvent brandie qu’on peut y voir une sorte de police des identifications (une sorte de Guignol féru de bastonnades).
Mais les accusations d’amalgame et de clivage sont des accusations jumelles. Toutes deux sont liées à la nature même des processus d’identification. Voici une autre façon de poser la question de l’identification. C’est une question apparemment bizarre : les événements ont-ils une peau ? Un événement est fait d’actions, de réactions, d’incidents, de déclarations. En quoi toutes ces d’actions forment-elles le même événement ? Et pourquoi l’événement devrait-il se limiter à ces actions-là ? Que fait-on de toutes les autres actions ? Au nom de quoi peut-on dire : ceci fait partie de l’événement mais ceci n’en fait pas partie ? Comment définir un périmètre de l’événement ?
Avant les attentats contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher, plusieurs attaques automobiles s’en prennent à des passants. Ces attaques peuvent être le fait de l’ivresse, ou l’effet d’une folie passagère, mais elles peuvent être aussi une forme de terrorisme à la « voiture bélier ». Ces attaques sont-elles déjà le début de l’événement terroriste ? Ou bien relèvent-elles d’un autre événement terroriste ? Ou encore faut-il en faire de simples accidents de la circulation provoqués par un chauffard ou par un fou ? C’est à ce genre de question qu’on doit sans cesse répondre.
Les historiens ont affaire à un événement déjà identifié et embaumé. Ils peuvent ressortir le cadavre de l’événement de son cercueil textuel et le réexaminer en disant : « Mais cet événement n’est pas celui qu’on avait pensé, il est en fait plus vaste, plus petit, il dure plus longtemps, moins longtemps, etc. ».
Les journalistes se trouvent face à un événement au moment de sa naissance, face à un événement in statu nascendi. Ils doivent lui donner forme en le montrant. Ils doivent, dans un geste inaugural, le doter de limites, lui offrir non pas un baptême, mais une peau.
Un événement sous-défini est un événement qu’il sera facile de redéfinir
La question de l’amalgame et la question de la peau renvoient toutes les deux à la pratique de l’identification des événements. Une telle pratique engage deux pathologies. La première n’a rien à voir avec le rituel. Elle consiste à pratiquer une « rétention d’information ». Une telle réticence permet de maintenir l’événement dans un certain flou. Un événement sous-défini est un événement qu’il sera facile de redéfinir.
La deuxième pathologie consiste à aller bien au-delà de l’identification, en proposant l’expérience d’une temporalité partagée. Une telle expérience – celle que nous fournissent jour après jour les « chaines d’information » — ne relève de l’information que si l’information doit être redéfinie comme un genre dramatique. Hemingway voyait bien les articles de journaux comme des poèmes en prose…
Que peut-on montrer, et quand, des actes terroristes ?
Daniel Dayan : Je suis assis dans un café. Mes voisins parlent à haute voix. Je ne peux pas ne pas entendre leur conversation. J’assiste à cette conversation, bien que je n’en sois pas un destinataire « ratifié ». De même, quand j’identifie un événement au bénéfice d’un certain public, ce que je montre, je le montre aussi à d’autres publics et aux terroristes eux-mêmes, même si ce n’est pas à eux que je m’adresse. C’est ce qu’Erving Goffman appelle « overhearing » . Identifier une situation pour le public d’une chaîne consiste aussi à donner aux terroristes des informations qui leur permettent d’améliorer leur action. Il ne faudrait alors montrer les actes terroristes qu’après coup, Mais même après coup, montrer certaines images, c’est inviter à une expérience traumatique. Les cadavres des 7 et 8 janvier 2015 n’ont pas été montrés, et à juste titre.
Pourtant, ne pas montrer, c’est pratiquer ce que le philosophe Axel Honneth appelle la « non-reconnaissance ». Lorsque j’ai subi une expérience effroyable, ne pas attester de cette expérience consiste à en faire peu de cas. Par exemple, lorsque Daniel Pearl meurt, non seulement on n’a pas montré d’images directes de sa mort mais le recensement des images marquantes de 2002 proposées par Le Monde ne fait pas état de cette mort . Une telle élimination revient à dire que cette mort est négligeable.
Les terroristes n’ont-ils pas franchi une nouvelle étape en devenant producteurs d’images ?
Daniel Dayan : L’un des objectifs des terroristes a été de fournir aux médias des événements clés en main. Le terrorisme ne voulait plus d’une monstration qui soit faite par un organisme indépendant. Le journalisme n’était pas toujours amical. Il était susceptible d’assortir la description de l’événement d’évaluations critiques. L’ambition des terroristes était de transformer tout média potentiellement hostile en simple vecteur de diffusion ; d’en faire une boîte-aux-lettres. Cette ambition s’est manifestée longtemps avant le 11 septembre 2001 avec le terrorisme « kamikaze ». Lorsqu’un candidat au suicide s’apprêtait à se faire exploser, il savait qu’après l’explosion, il ne resterait pas grand-chose à filmer de lui, ni de ses victimes. Avant de partir en mission, le kamikaze était donc filmé sur le registre célébratoire et la cassette était envoyée aux médias.
Lors du 11 septembre, les terroristes ont fait appel à un autre procédé. Il s’agissait de mettre les journalistes du monde entier en situation d’avoir à rendre compte de l’événement en direct. Mais, quand les médias rendent compte d’un événement en direct, sans l’avoir « scripté » d’avance (comme dans le cas des grandes cérémonies), il faut du temps pour en maîtriser la monstration faute de savoir ce qui est en train de se passer. Pendant ce temps, l’événement va donc apparaître au public, et aux journalistes eux-mêmes. Il va apparaître au lieu d’être montré.
La distinction entre « apparaître » et « être montré » m’est inspirée par une séance du Collège iconique (INA, 24 juin 2003) que le conférencier, Jean-Luc Marion, avait intitulée : «
Ce que nous voyons, ce qui apparaît ». Marion distinguait ainsi deux régimes de visibilité. Le premier était celui des choses que l’on voit. Par exemple, je vois mon stylo, je sais que mon stylo est là, je n’ai même pas besoin de le voir, je vais tendre la main et le prendre. Cette forme de visibilité caractérise notre relation avec la plupart des objets. Étant peu surprenants, ces objets sont « pré-visibles », de ce fait peu visibles.
Mais Jean-Luc Marion décrit un autre mode de visibilité. C ‘est celui de « l’apparaître ». La relation de visibilité n’est plus celle d’un sujet actif et de l’objet qu’il regarde. Cette relation s’est inversée. Lorsque que quelque chose « m’apparaît ». C’est paradoxalement du côté du visible que se situe le pôle actif. Ainsi, les œuvres d’art ne se voient pas. Elles apparaissent. Ou, lorsqu’un événement est un événement véritable, cet événement « apparaît ». L’événement se révèle, se dévoile, dévoile une réorganisation du monde.
À cette distinction, « l’apparaître » et « l’être vu », j’ajouterais un troisième terme. Il s’agit de l’action qui consiste à « faire apparaître » et que j’appelle « monstration ». Si « l’être vu » s’oppose à l’apparaître, la monstration s’y oppose encore plus radicalement, puisque toute monstration présuppose un certain savoir sur ce qu’on montre. On ne montre pas au hasard.
Si on revient au 11 septembre 2001, aux événements de New York, le « génie » des terroristes est d’avoir contraint les médias du monde entier à filmer l’événement en direct, au moment où la possibilité de le « montrer » était minimale, faute d’une maîtrise de la situation de la part des journalistes. Nul ne savait encore quelle était l’envergure de l’événement (sa peau), ni jusqu’où iraient ses conséquences. Faute d’un tel savoir, l’événement apparaissait au lieu d’être montré.
La dialectique de l’apparition et la monstration caractérisent la temporalité du journalisme. Le journalisme et les médias tentent de parvenir à la maitrise nécessaire pour proposer une monstration qui soit identifiante. Mais un véritable événement tient en échec, au moins provisoirement, le règne de la monstration. Les médias redoutent donc les grands événements, bien que ces événements soient leur principale raison d’exister, car il existe une antipathie fondamentale entre l’irruptivité des événements et les nécessités de la monstration. Si on veut que telle situation puisse être identifiée, il faut pouvoir la renvoyer à des catégories connues : ceci est un accident de voiture, ceci est un suicide, ceci est une révolution. Le problème posé par les événements majeurs est qu’ils détruisent les catégories mêmes qui auraient permis de les identifier.
Donc, finalement, les terroristes ont davantage de pouvoir quand ils obligent les médias à travailler en direct que quand ils leur donnent une dramaturgie clé en main…
Daniel Dayan : Exactement. Il est 11 heures du soir. Le kamikaze va se faire exploser demain matin. On le filme un livre à la main, un bandeau sur le front. Il est 4 heures le lendemain. Le kamikaze a sauté. Les chaînes diffusent sa vidéo mais en savent assez sur les événements du type « kamikaze » pour en faire une catégorie qui se passe de toute description détaillée. La vidéo est diffusée mais avec des coupes et des commentaires.
J’ai utilisé la notion d’« apparaître » en référence à Jean-Luc Marion. Mais c’est aussi une notion utilisée par Hannah Arendt. Celle-ci s’intéresse non pas à l’apparaître comme révélation, épiphanie, mais à l’apparaître comme la dimension politique de toute action. Pour elle, le politique consiste à apparaître en public.
Je pense alors à l’inventivité vestimentaire et dramaturgique qui a toujours caractérisé les révolutions et qui caractérise aujourd’hui la terreur islamique. Daech me fait penser au film de Fellini — Fellini Roma — et à sa présentation de mode papale. Daech propose des changements à vue de costumes, de couleurs, d’uniformes. Il s’agit de remonter au temps de califes ; d’inventer des mises en scène de la cruauté dignes de Cecil B. de Mille, et probablement inspirées de ses péplums. Mais Daech n’est pas simplement la version sanglante d’un bal masqué, où les turbans auraient remplacé les perruques ou les casques des centurions. Le narcissisme dont il fait preuve est stratégique.
C’est une stratégie de politique et de communication…
Daniel Dayan : Le politique se construit dans l’espace de la communication. Les différentes théories de la sphère publique différent par les modèles, agoniques ou iréniques, qu’elles donnent d’une telle communication. Daech réinvente « l’éclat des supplices ».
Cela pose la question de la responsabilité des médias à travers le fait de montrer ou ne pas montrer et cela interroge la façon dont ils sont impliqués dans ce processus.
Daniel Dayan : Il existe deux façons de décrire la responsabilité des médias et la nature de leur implication.
On imagine souvent les médias sur une sorte d’estrade ou de terrasse en position d’observation surplombante. Mais on peut aussi replacer les médias à l’intérieur des événements ; en faire des acteurs comme les autres. Les médias ne seraient pas installés sur un nuage depuis lequel ils observeraient la terre. Ils seraient à l’intérieur de la fourmilière.
Pour qu’une émotion puisse circuler, il faut la doter d’une représentation et la faire voyager
Dans ce premier cas, leur rôle ne consisterait pas à donner une image correcte du tout d’un événement, puisque la notion du « tout » d’un événement engage une distance, et que, vu de l’intérieur, l’évènement n’est pas un tout. Si les médias sont à l’intérieur de l’événement, leur responsabilité va porter sur la façon dont ils représentent les actions des autres acteurs. Je rappelle, en référence à John L. Austin, que toute représentation n’est pas simplement un constat, mais un acte. Comme le montre l’historienne Sophie Wahnich, , la Révolution française se fait par une circulation des émotions d’un bout à l’autre de la France. Mais, une émotion ne circule pas toute seule. Pour qu’une émotion puisse circuler, il faut la doter d’une représentation et faire voyager celle-ci. De qui va-t-on alors diffuser les émotions ?
La responsabilité des médias va consister à agrandir ou à diminuer les performances des autres acteurs. La logique qui organise les grossissements et les réductions, est ce que j’appelle la logique du piano-forte, (nom original de l’instrument que nous connaissons sous le nom de piano). Un piano peut jouer très doucement ou très fort. La représentation des médias joue alors la performance de X comme essentielle, la performance de Y comme mineure, et enfin, la performance de Z peut ne pas être jouée du tout. Les médias sont ici un chef d’orchestre après coup. Les amplifications et les silences permettent de dégager ou de sculpter l’intelligibilité d’une situation.
Mais la responsabilité des médias se situe aussi à l’extérieur de l’événement. Elle consiste à évaluer globalement l’événement, à le juger digne ou indigne d’être rapporté. Il faut alors faire une distinction entre les événements traités comme négligeables et des événements qui, comme le terrorisme, sont jugés dignes d’être étouffés.
Le groupe public italien Rai news a décidé, au début du mois de mars, de ne pas diffuser les vidéos de l’État islamique pour ne pas relayer leur propagande terroriste, tout en informant le public de façon indirecte, avec des analyses. Qu’en pensez-vous ?
Daniel Dayan : La RAI avait déjà, au moment des Brigades Rouges, décidé de priver le terrorisme d’oxygène en ne lui accordant pas de visibilité. C’était une décision politique comme celle que vous décrivez. Pourtant ici, la Rai ne passe pas l’événement sous silence. Elle en parle. Elle en parle sans en faire l’objet d’une expérience collective. Les journalistes de la Rai disent : « Excusez-nous, nous sommes des journalistes, nous ne sommes pas des organisateurs de rituels, ni des metteurs en scène. Nous vous informons sur un événement. Nous ne sommes pas tenus d’en faire un rituel ou un film d’action.. Cette distinction répond à une situation politique précise. C’est aussi une distinction théorique. Elle marque la limite entre ce qui relève de l’information, et ce qui relève d’autre chose. C’est le besoin d’une telle distinction qui m’a amené à dire que lorsqu’on parle des nouvelles il est absurde de se référer à l’information comme à une notion centrale. Qu’il y ait de l’information est certainement désirable, mais le plus souvent, il nous faut nous contenter de monstrations qui excédent, et de loin, le domaine de l’information.
Partons d’un trope romanesque, d’un modèle rhétorique décrit par Walter Benjamin (et repris par Benedict Anderson, Robin Wagner). Appelons le « Et pendant ce temps ». Il est étonnant de voir combien souvent le discours des nouvelles illustre ce trope. Revenons à l’exemple de Mohamed Merah. Celui-ci est mort, on va l’enterrer. Sa mère et sa sœur organisent son enterrement. Mais pendant ce temps, son père en Algérie accuse le gouvernement français d’avoir « assassiné » son fils. Et pendant ce temps, le ministre des Affaires étrangères français récuse les accusations du père de Mohamed Merah. Et pendant ce temps, les enfants tués par Mohamed Merah sont transportés en avion vers Israël, pour y être enterrés ; et, pendant ce temps… le récit quitte Mohammed Merah pour s’élargir en tache d’huile jusqu’à couvrir trois continents, je ne sais combien de pays et une multitude de comparses.
Une fusillade a lieu dans les rues de Tunis, « et pendant ce temps » il y a une dame cachée dans les toilettes du troisième étage du musée du Bardo. Nous avons réussi à entrer en communication téléphonique avec elle, et voici, en direct, ce qu’elle nous chuchote… Placées sous le signe de « Et pendant ce temps », les attaques contre un Hyper Cacher et Charlie Hebdo dessinent une extraordinaire géographie de Paris et de la région parisienne.
J’avais publié en 1996 un livre avec Elihu Katz, La Télévision cérémonielle,, où je décrivais l’apparition d’un nouveau genre télévisuel qui, bien que relevant du discours des nouvelles, consistait essentiellement en expériences rituelles collectives ou en spectacles à dimension fictionnelle. De tels événements étaient, par leur rareté, les objets d’une attention mondiale. Il n’y en avait pas beaucoup, une douzaine à l’époque. Certains collègues américains (j’enseignais, alors à Los Angeles) nous avaient interpellés : « Vous êtes insensés de perdre votre temps à étudier des événements si marginaux qu’il n’en existe qu’une poignée ! ».
Il se trouve que ce genre marginal s’est transformé en modèle pour l’ensemble des nouvelles. Chaque fois qu’un événement se produit, une compétition s’instaure entre les différentes chaînes et les différents médias du monde, pour savoir qui va être capable de le traiter de la façon la plus proche d’un modèle du spectacle, un modèle où il s’agit non pas de savoir, mais de s’identifier à. Le rôle des nouvelles est-il d’orchestrer les identifications ?
Pensez-vous que les médias, en particulier télévisuels, donnent trop de visibilité et d’importance à certains événements ?
Daniel Dayan : Parler d’un trop de visibilité présuppose une norme. Mon ami Roger Silverstone parlait de la « bonne distance » (the proper distance). En existe-t-il une en général ? Tout dépend de ce que les médias essaient de faire.
Aujourd’hui, la bonne distance semble être celle du plan rapproché. L’exercice des nouvelles devient un corps à corps. Ce qui me frappe, lorsqu’on parle des événements contemporains, c’est que ceux qui sont retenus comme tels sont soumis à une vision extraordinairement myope. Ils sont explorés de façon infime, comme si, d’une certaine façon, on passait de Tolstoï au Nouveau Roman.
Mais ce sont parfois les événements eux-mêmes qui rétrécissent. Les événements contemporains peuvent être d’autant plus petits que la visibilité qu’on leur donne peut les magnifier. Si j’étais médiologiste, je dirais que la taille des événements varie avec l’Histoire, et que les événements se sont mis à rétrécir à partir du moment où la télévision se transformait en microscope.
Cette transformation de la télévision en microscope tient à la technologie (qui permet de montrer de plus en plus en détails, de tourner de façon de plus en plus légère, de combiner les images que moi je prends avec celles que d’autres prennent, etc.). Elle dépend aussi de la démographie du journalisme. Dans ce mouchoir de poche qu’on appelle « Proche-Orient », il y a longtemps eu plus de journalistes présents que dans un continent comme l’Afrique. Cette masse de journalistes doit justifier sa présence. On assiste alors à une multiplication d’événements et ces événements deviennent de plus en plus petits, de plus en plus futiles. Ce sont des incidents qui vont acquérir tant bien que mal, un statut symbolique. C’est alors la démographie du journalisme qui fait fonction de microscope.
On a l’impression que les médias audiovisuels ont perdu la capacité à analyser la façon dont un événement s’est constitué, quels récits ont précédé sa constitution. Avec la couvert ure des événements en direct, on est dans la monstration du moment, un effet de loupe grossissante, parfois dans la fascination…
Daniel Dayan : Les images s’insèrent toujours dans des récits qui sont de deux ordres. Il y a premièrement les micro-récits qui permettent d’identifier une situation. Par exemple : « J’étais dans le supermarché, quand un homme armé et masqué est entré ». Ce petit récit répond à la question Qu’est-ce qui se passe ? De quelle interaction s’agit-il ? Il permet d’identifier le début de l’interaction
« prise d’otages ».
Mais il existe aussi ce que le post-modernisme a appelé des grands récits. De tels récits (le récit du progrès, le récit marxiste...) se sont écroulés, mais il me semble qu’après s’être écroulés, ces récits ont été remplacés. Il existe ainsi de grands récits substitutifs que j’appellerai des « moyens récits ». Souvent, les événements ne sont notés que parce qu’ils sont significatifs et ils ne sont significatifs que parce qu’ils illustrent l’un de ces moyens-récits.
Quels sont-ils justement ?
Daniel Dayan : je citerais, par exemple, le récit du Moyen-Orient qui consiste à dire : le grand récit du colonialisme s’est écroulé, mais par chance il reste encore quelque part au monde, une situation que l’on puisse qualifier de coloniale. On y trouve encore des exploités indigènes et des exploitants d’origine européenne. Le récit du Moyen-Orient permet de maintenir vivant un grand récit qui était l’une de nos ressources morales et qui ne peut pas survivre sur un mode uniquement commémoratif. C’est en ce sens que l’écrivain américain Saul Bellow décrit le Moyen-Orient comme « la villégiature morale de l’Occident. » À partir du moment où le grand récit a disparu, le moyen récit permet d’en tenir lieu.
Un récit doit être alimenté par des événements, sinon, il meurt de faim, il périclite, il disparaît
Les récits moyens ou grands ne peuvent pas se dispenser d’événements qui valident leur pertinence Un récit doit être alimenté par des événements, sinon, il meurt de faim, il périclite, il disparaît. Les moyens récits demandent à être nourris. Tel est le rôle des idéologues, mais parfois aussi des journalistes. Le journalisme ne peut pas se dispenser des petits récits, parce qu‘ils sont consubstantiels à l’identification qu’on lui demande. Mais un journalisme critique doit se demander : quel rapport y a-t-il entre le petit récit et le moyen récit ?
L’histoire d’un jeune garçon palestinien, Mohammed al-Doura, mort en 2000 au début de la deuxième intifada et supposément tué par des militaires israéliens., a donné lieu à 15 ans de polémiques, à quatre ou cinq procès et à des débats dont la plupart portaient sur la question du rapport entre les deux récits : est-ce que le grand récit du Moyen-Orient a inspiré le petit récit (l’assassinat de Mohamed al Doura) ? Cet enfant a-t-il vraiment été tué ? S’il a été tué, est-ce par des Israéliens ? Ou dans un échange de tirs ? S’il a été tué par des Israéliens, est-ce qu’il a été tué à bout portant ?, de façon délibérée ? Etc. En d’autres termes, les débats portaient sur l’autonomie du micro récit.
Hannah Arendt dit qu’il existe des vérités factuelles et des vérités interprétatives et que le danger du totalitarisme est de laisser les vérités interprétatives déterminer les vérités factuelles ; de permettre à des mythes de décider de ce que sont les faits. Une question semblable se pose au journalisme. Les nouvelles nous proposent-elles des questions ou des illustrations ? Le choix de transformer les nouvelles en « illustrations » ne trahit pas nécessairement une ambition totalitaire. Ce choix représente néanmoins une défaite du Journalisme.
Les journalistes ne vous semblent pas formés à devenir des démonteurs de récits ?
Daniel Dayan : Il faut tout d’abord qu’ils le puissent. Un public dispose de certaines catégories cognitives. Il s’agit pour un journaliste d’interpréter l’événement en référence à ces catégories. Comme on ne peut pas tout dire d’une situation, il faut dire de cette situation ce qui est pertinent par rapport aux catégories du public. C’est ce que j’ai décrit comme un travail de traduction. Mais les catégories du public sont déterminées par des récits. Refuser d’utiliser de telles catégories, c’est se mettre en position de se priver d’une intelligibilité facile et d’avoir à expliquer pourquoi on en utilise d’autres (pourquoi on remet certains récits en question). Une telle explication (à tous le sens du terme) est parfois nécessaire et c’est en ce sens que j’ai suggéré en début de cet entretien que toutes les intelligibilités ne sont pas bonnes.
Mais cette explication demande une certaine lucidité et un certain courage. Certains journalistes ne voient même pas où est le problème. D’autres ne veulent simplement pas se fatiguer. D’autres enfin sont parfaitement conscients du rôle joué par les récits, mais ne veulent pas démonter ces récits car ils y adhérent. En dépit de ce qu’on croit souvent, on n’entre pas en journalisme comme en religion, en laissant ses convictions au vestiaire. Face à tout événement, il existe des affinités entre différents journalistes et différents groupes d’acteurs ; entre différents journalistes et différents récits. Il n’est pas facile de ne pas utiliser un récit dans lequel on croit.
Il existe néanmoins des journalistes intellectuellement capables de se dégager des récits dominants, et suffisamment courageux pour tenter de les démonter. Bien que tous prétendent le faire, on reconnaît ceux qui le font vraiment à leurs difficultés avec les rédactions qui les emploient, difficultés qui vont souvent jusqu’à l’exclusion.
Comme vous le disiez, l’objectivité parfaite ne peut pas exister, de toute façon…
Daniel Dayan : L’objectivité consiste à penser qu’on peut décrire une réalité sans passer par un processus d’interprétation. L’objectivité revient littéralement à dire que le journalisme devrait se faire sans un sujet. C’est comme de penser que je pourrais sauter par-dessus moi-même... L’interprétation des événements est une réalité inévitable. Mais toutes les interprétations ne se valent pas.
Paul Ricœur décrit cette forme d’interprétation qu’est la traduction. Aucune traduction, dit-il, n’est parfaite. Aucune n’est finale. Les mêmes œuvres ne cessent d’être être re-traduites de façon à rencontrer les publics de différentes époques... Je note alors que l’imperfection de toute traduction n’empêche en rien leur évaluation. À un moment donné, pour un événement donné, certaines traductions sont meilleures et d’autres pires. J’ai tenté de dégager les règles qui permettent de juger l’interprétation des événements en référence à cette autre forme de traduction qu’est l’ethnographie . Nulle interprétation n’est parfaite. Mais rejeter le relativisme consiste à noter que certaines sont plus complètes, plus loyales ou plus pertinentes que d’autres. Comme le dit Clifford Geertz , nul milieu n’est absolument stérile. Cela ne signifie pas que les chirurgiens devraient travailler dans les égouts.
Récemment, France 3 est venue vous interviewer à propos du clip gouvernemental contre la propagande djihadiste. Ils n’ont gardé que quelques secondes de votre analyse. Qu’est-ce que cela dit sur le rôle de décryptage des médias ?
Daniel Dayan : Cela ne dit pas grand-chose du rôle de décryptage, mais cela en dit long sur les rapports de pouvoir entre les médias et ceux qu’ils traitent en « experts ». Souvent les titres des entretiens avec tel ou tel expert n’ont aucun rapport avec le contenu. Tout se passe comme si les titres choisis par les grands journaux avaient été décidés d’avance, laissant à l’ « expert » le soin de prononcer quelques mots susceptibles de justifier le titre. À France 3, j’étais interrogé par une journaliste sympathique et pressée qui attendait que je prononce une certaine phrase . Mes remarques sur l’imprévisibilité des processus de réception ne l’intéressaient pas. Aussitôt la phrase dite, le matériel a été replié, et, comme Lucky Luke, la journaliste a disparu à l’horizon dans un nuage de poussière. J’étais un « expert », c’est-à-dire un lapin qu’on sort d’un chapeau et qui confirme. N’ayant aucun pouvoir face aux médias qui font appel à son « expertise », l’expert est facilement transformable en marionnette, ou plus exactement en ventriloque. Il est facile de lui « faire dire » ce qu’on veut. Mais un tel pouvoir ne sévit pas sur les seuls experts. Il pourrait être au centre des recherches sur les médias .
Erwin Goffman a développé une théorie qui a beaucoup inspiré Pierre Bourdieu, la théorie du footing. Goffman montre que chaque fois qu’il dit quelque chose, un locuteur, joue en fait trois rôles. Le premier rôle consiste à concevoir ce qu’il dit, à en être l’auteur. Le second rôle consiste à assumer ce qu’il dit, à en être le responsable. Le troisième rôle consiste à jouer ce qu’il dit, à filtrer le dire par son corps, sa voix, sa gestuelle ; à en être l’animateur. Lorsque nous parlons nous jouons généralement les trois rôles. Mais pas dans toutes les situations. Par exemple je prononce un discours en tant que Président de la République. J’en suis responsable et l’en suis l’animateur. Pourtant je n’en suis pas l’auteur. Autre exemple, je suis le présentateur du journal télévisé. J’en suis l’animateur mais je n’en suis pas l’auteur et c‘est la chaîne qui est responsable. La gestion de la parole d’autrui engage un problème crucial pour les médias. Quand quelqu’un parle, qui parle ? Qui est l’auteur des paroles ? Qui n’en est que l’animateur ? Qui est tenu pour responsable ? Au cours de ma mésaventure, France 3 était l’auteur et moi-même l’animateur. Mais voit-on à la télévision beaucoup de personnages qui soient plus que des animateurs ? Sommes-nous tous traités comme des « experts » ? La ventriloquie est-elle une curiosité amusante ou la règle ?
Cela est-il aussi valable pour les images diffusées sur Internet ?
Daniel Dayan : Les images d’Internet n’émanent pas d’un centre. Elles ne sont pas validées, ce sont des images qui traversent la périphérie, qui partent de la périphérie et qui vont vers la périphérie. Il se peut que ces images acquièrent une dimension mondiale par la vertu des progressions virales. Mais ces images ne font pas partie des institutions productrices de factualité. Et pour les gens qui, comme moi, proposent une critique des médias, il est beaucoup plus facile d’analyser et d’étudier les images monumentales qui émanent des lieux d’autorité que d’analyser l’immense diversité des autres images. Les images données par les grands médias et la télévision se présentent comme des images surplombantes. À moi de montrer qu’elles ne sont pas si constatives que ça. Dans le cas des images qu’on trouve sur Internet, cette démonstration est inutile. Ces images sont ouvertement performatives. Lorsque je fais circuler une image sur Internet, j’agis. Je ne représente la réalité que comme le moyen d’une action explicite.
Pour en revenir aux attentats de janvier 2015 à Paris, qu’est-ce qui vous a le plus frappé dans leur traitement ?
Daniel Dayan : Tout d’abord, les débats suscités par les attentats et deux réflexions qui, publiées dans Libération, ont tenté de clarifier leurs enjeux. La première tente d’établir, si, et sous quelles conditions, la liberté d’expression devrait s’interrompre car elle constituerait un tort fait à autrui. À cette question inspirée de John Stuart Mill, le philosophe Ruwen Ogien répond en demandant ce qu’on entend par « tort ». Un préjudice est un tort qui m’est fait directement, me met en danger ou m’amène à souffrir. Une offense faite à des symboles, ne m’affecte par contre, qu’indirectement. Je peux choisir de me mobiliser en défense de ces symboles et de répondre à l’offense qui leur est faite, comme on devient le champion d’une cause, comme on relève un défi. Face au préjudice, je n’ai aucune de ces options. Ogien conclut que seul le risque d’un préjudice pourrait justifier les atteintes à la liberté d’expression. Les dessins de Charlie Hebdo représentent-ils alors un préjudice ou une offense ?
On ne peut pas caricaturer quelqu’un dont on n’a jamais vu le visage. Parler de caricatures de Mahomet est donc incorrect
La seconde clarification concerne la distinction entre
dessin et
caricature. Un historien de l’art, Bruno Nassim Aboudrar, montre qu’il est incorrect de parler de « caricatures » de Mahomet puisqu’il est littéralement impossible de caricaturer un personnage dont il n’existe aucune trace . De même, il ne reste aucune trace du visage d’un Jésus que la tradition picturale occidentale imagine en beau jeune homme portant barbe et cheveux longs et qui, dans notre imaginaire, a fini par devenir un Italien de la Renaissance. On ne peut caricaturer un visage imaginé. On ne peut pas caricaturer quelqu’un dont on n’a jamais vu le visage. Parler de caricatures de Mahomet est donc incorrect... Quant à l’idée que toute représentation de Mahomet soit en elle-même un blasphème, elle est récusée par une visite, même superficielle, à un quelconque musée d’art musulman. Si blasphème il y a, ce blasphème s’est répété sous de nombreuses formes, et pendant des siècles. Pourquoi les intellectuels occidentaux devraient-ils s’aligner sur les versions fanatiques de l’Islam, plutôt que sur celle des artistes musulmans ?
Ce qui me frappe ensuite c’est un mélange de continuité et de discontinuité entre le début des années 2000 et aujourd’hui. La discontinuité se marque par le droit d’utiliser le mot « terroriste » qui, au moment où j’écrivais La Terreur Spectacle, était un mot tabou. Il n’existait pas de « terroriste ». Il fallait dire « militant », « résistant », « activiste ». J’avais pourtant montré qu’il ne s’agissait pas d’être « ou bien » résistant « ou bien » terroriste. On pouvait parfaitement être les deux. L’un des vocables décrivait une forme d’engagement. L’autre décrivait la technique meurtrière mise au service de cet engagement. Militants, résistants et activistes pouvaient faire appel au terrorisme, mais aussi à toutes sortes d’autres moyens... Parler de « terrorisme » était donc une affaire de moyens utilisés et ne décrivait pas les fins recherchées. Mon argument est tombé dans le vide car beaucoup, précisément, voulaient ne pas voir ces moyens.
Je constate aussi une continuité. Elle se manifeste dans l’embarras que certains continuent à éprouver vis-à-vis de la violence terroriste. Un tel embarras les amène à interpréter des événements violents en évacuant leur violence ; à escamoter cette partie de l’événement que j’appelle « incident déclencheur » ; à ramener l’événement à n’être plus que la performance collective qui répond à un tel incident. Voici une tentative d’« agenda setting » assez semblable à celles qui eurent lieu après les attentats de la gare madrilène d’Atocha. Il s’agit de faire comme si le 11 janvier 2015 n’avait aucun rapport avec les événements des 7 et 8 janvier 2015. Cet escamotage est illustré dans un entretien de l’Obs avec le militant de « gauche radicale » de Tarnac, Julien Coupat . Julien Coupat répond à la question suivante : « Une bataille idéologique fait rage aujourd’hui autour du 11 janvier. Comment avez-vous vu ces événements ? Qu’en retenez-vous ? ».
Coupat caractérise le contexte de l’événement. Il s’agit selon lui d’une « guerre de civilisations ». La population française « ne veut pas être prise (…) dans la guerre de civilisation engagée par son gouvernement ». Coupat décrit ensuite les retombées de l’événement « Nous trouvions (…) la France (…) en état de siège. Tous les uniformes imaginables étaient de sortie… ». Mais les actions terroristes elles-mêmes ?
Celles-ci ne sont rien d’autre que «de manière obscène, l’instrument d’un contrôle accru de la population». En outre, elles ne sont pas simplement instrumentalisées après coup. Elles sont le produit de l’antiterrorisme. « Pour avoir côtoyé l’anti-terrorisme de près, il était évident que les Kouachi, les Coulibaly, les Merah n’en étaient pas des ratés, mais de purs produits ». Sans incident déclencheur, l’événement n’est plus qu’une performance collective où se combinent hystérie raciste et répression liberticide. Cet incident déclencheur s’est volatilisé. Dans une logique étrange, il est devenu le miroir anticipé des réponses qu’il recevra.
De la violence de l’incident déclencheur, Julien Coupat réussit à ne jamais parler, sinon dans une sorte de lapsus. Coupat affirme en effet que Charlie Hebdo est « droitier » puisque, dit-il, «C’est, je crois, le seul organe de presse qui ait vu ses locaux dévastés lors d’une manifestation contre le CPE ».
La remarque de Coupat est-elle une preuve du « droitisme » de Charlie ou une description des méthodes de ses attaquants ? Son raisonnement pourrait s’intituler « la preuve par le saccage ». Il est proche de celui des inquisiteurs, qui après avoir enflammé le bûcher, notent que la sorcière brûle, et qu’elle est donc une sorcière.
L’incident déclencheur est superbement ignoré par des commentateurs dont l’indifférence me sidère. Peut-être s’agit-il pour eux d’un « point de détail « ? Mes dernières remarques, en réponse à votre question, consistent précisément à souligner deux épisodes auxquels mon identité me rend particulièrement sensible et dont le côté paradoxal requiert un minimum de réflexion.
Le premier concerne deux collaboratrices de Charlie Hebdo, Elsa Cayat, et Ségolène Vinson. Les frères Kouachi annoncent à l’une, Ségolène Vinson, qu’ils vont l’épargner: "Toi, on te tuera pas, car on ne tue pas les femmes, mais tu liras le Coran ! ». Les frères Kouachi exécutent l’autre, la psychanalyste Elsa Cayat. Je me demande alors : Elsa Cayat n’est-elle donc pas une femme ? A-t-elle été déchue de la qualité de femme ? Peut-elle ne plus avoir de « genre » ? Ou n’est-elle plus un être humain ? Se peut-il que le simple fait d’être juive l’ait rayée de l’humanité ?
Le second épisode est encore plus paradoxal. Amedy Coulibaly se livre à un massacre de juifs. Il en abat plusieurs, dont un jeune homme qui agonise à ses pieds et auquel il interdit, arme brandie, que l’on porte secours. Coulibaly fait une pause au milieu de la tuerie pour questionner un client du supermarché sur ses origines. Le client s’identifie. Il est catholique. Il a la vie sauve. Sentant la gêne de ce client, sa honte d’avoir survécu à ce qu’il faut bien appeler une « sélection », Coulibaly lui déclare alors : « Mais moi, je ne suis pas antisémite ». Coulibaly n’est pas stupide au point d’ignorer la portée de ses actes. Il n’a plus aucun intérêt tactique à mentir. Il faut alors envisager que Coulibaly soit sincère. Que signifierait alors une telle sincérité ?
Notons que Dieudonné « n’est pas » antisémite ; que les organisateurs d’un spectacle de La Rochelle inspiré du Protocole des sages de Sion ne « sont pas » antisémites ; que les auteurs de l’Opéra-massacre « La mort de Klinghoffer » ne le sont pas non plus. Ceux qui massacrent des juifs ou organisent leur détestation affirment de plus en plus souvent ne pas être antisémites. Si eux ne le sont pas, qui l’est ? Et si personne ne l’est, faut-il célébrer la tuerie de l’Hyper Cacher comme l‘avènement d’une nouvelle ère ? L’antisémitisme aurait disparu ?
Voyez-vous d’autres dimensions de l’événement et de ses acteurs ?
Daniel Dayan : Oui. Je suis en train d’élaborer une théorie de l’événement, inspirée par un texte publié en 1968 par Roland Barthes :
« L’écriture de l’événement », et par ce que l’une de mes collègues de la New School à New York, Robin Wagner-Pacifici, décrit comme une « sémiotique politique ».
Les différents acteurs de l’événement font progresser l’événement par chacune de leurs actions
Barthes voit l’événement (en l’occurrence, les événements de Mai) comme une écriture. Les différents acteurs de l’événement font progresser l’événement par chacune de leurs actions. Mais chacune de ces actions laisse des traces. Ces traces sont mobilisables par les journalistes, par les historiens. Elles permettront de raconter l’événement. Pour Barthes l’écriture de l’événement recourt à un langage qui combine la parole, les symboles, la violence.
Pour Robin Wagner Pacifici, tout événement se construit également dans un dialecte né de l’interaction entre trois sortes d’interventions. Les interventions d’un premier type appartiennent au registre des représentations (faire circuler des images ou des récits). Les interventions du second, type renvoient au registre des performatifs (prononcer un événement ouvert ou terminé, décider de son envergure, de son périmètre, de son importance). Enfin, les interventions du troisième type relèvent du registre des « déictiques ». Elles consistent à définir des « ici » et des « ailleurs » ; à identifier des « nous » ; à isoler de ces « nous » tous ceux qui en sont exclus ou qui s’agglomèrent pour former d’autres « nous ». C’est à cette dernière dimension que se rattachent les guerres du type « Qui est Charlie ? »
Tous les acteurs d’un événement, à des degrés divers pratiquent l’ensemble des trois registres et les médias le font aussi. J’ai tenté dans cet entretien d’insister sur la performance des médias plutôt que sur celle des autres acteurs. Mais j’ai aussi tenté de replacer ces médias avec les autres acteurs, à l’intérieur de l’événement plutôt qu’ailleurs et au-dessus.
À une place relativement modeste…
Daniel Dayan : À une place beaucoup plus modeste, mais significative. Parce que le fait de situer les médias à l’intérieur de l’événement permet d’observer leurs interactions avec autres protagonistes. Ces interactions sont cruciales. Un événement c’est une fourmilière, Les médias sont ici pris dans la mêlée. Mais ceci ne les empêche pas d’être tournés vers l’extérieur
Références
- John L. AUSTIN, How to do things with words, Cambridge, Harvard University Press, 1962
- Aude LANCELIN, « Affaire Tarnac. " Le cynisme de nos gouvernants est inoxidable" », Interview de Julien Coupat, Paris, L’ Obs,13 mai 2015, p 87
- Roland BARTHES, « Le discours de l’Histoire », Information sur les Sciences Sociales, Paris, UNESCO 6, 4 65-75, 1967
- Roland BARTHES, « l’écriture de l’événement », Communications, n° 12, I968
- François COOREN, Maniéres de faire dire, Paris, Le-bord-de-l’eau, 2013
- Daniel DAYAN & Elihu KATZ ,Media Events, the Live Broadcasting of History, Cambridge (MA), Harvard University Press, 1992.
- Daniel DAYAN, Media and the politics of Showing, The seventh William Phillips Memorial Lecture, New School for Social Research, 2013
- Daniel DAYAN, « Conquering visibility, conferring visibility. Visibility seekers and media performance », International journal of Communication, 7 (Special Issue “Communications as a discipline: Views from Europe”), 2013
- Clifford GEERTZ, « Deep play »,in The Interpretation of Cultures, New York, Basic Books, 1973
- Erwin GOFFMAN, Frame analysis: An essay on the organization of experience. Londres, Harper and Row, 1974
- Erwin GOFFMAN, Forms of Talk,Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 1981
- Jean-Luc MARION, « Ce que je vois, ce qui apparaît », Cahiers du Collège Icônique, vol XVI, Paris, INA, 157-202, 2003.
- Robin WAGNER-PACIFICI, « Theorizing the Restlessness of Events »,
American Journal of Sociology, vol. 115, no5, 61-84, Chicago (Ill.), The University of Chicago Press Journals, 2011
- Sophie WAHNICH, In Defence of the Terror : Liberty or Death in the French Revolution, Londres, Verso, 2012
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