Nathalie Pignard-Cheynel est professeure de journalisme numérique à l’Académie du journalisme et des médias de l’université de Neuchâtel (AJM) et est membre du Centre de recherche sur les médiations (Université de Lorraine).
Selon vous, quel signal Facebook envoie-t-il aux médias avec cette annonce ?
Nathalie Pignard-Cheynel : C'est assez amusant de voir quels arguments sont mis en avant pour justifier cette annonce. Facebook présente cette décision de manière extrêmement positive, bienveillante, en mettant en avant son souci du bien-être de ses usagers, pour revenir à sa dimension première de réseau social. Évidemment c'est un joli emballage cadeau, mais on sait bien qu'il y a derrière des stratégies purement économiques, de positionnement stratégique, afin d'assurer l’avenir financier et le développement de l'entreprise.
Le nouveau newsfeed ne sera pas exempt de contenus mais il est très probable qu’il faudra payer pour y être présent
Plusieurs explications éclairent cette décision. Tout d'abord, une prise de conscience de la part des dirigeants de Facebook de la position délicate dans laquelle la plateforme se trouve vis-à-vis du public, des médias et des politiques, à la suite de toutes les attaques dont elle a été la cible, notamment autour des
fake news. Ces polémiques, accompagnées dans plusieurs pays de débats sur des lois ou d’enquêtes gouvernementales comme aux Etats-Unis, les ont sans doute ébranlés et il leur fallait se positionner. D’ailleurs ils ont déjà pris les devants sur le terrain des fake news, par exemple en collaborant avec des médias à du fact checking (projet CrossCheck). Mais cela reste un sujet très difficile à gérer. Plus largement, ils confirment leur refus d'assumer d'être un diffuseur de contenu, un média. Je crois qu’ils envoient très clairement ce signal-là, en expliquant qu’ils redeviennent un réseau social, qu’ils renouent avec leur projet d’origine.
Enfin, même si c'est une plateforme qui se porte très bien et avec ses plus de 2 milliards d'utilisateurs, ils observent une érosion de leur usage, notamment chez les plus jeunes. Les ados privilégient d'autres réseaux sociaux et il leur faut trouver un moyen de juguler cette baisse. Dans cette perspective, et c'est seulement une hypothèse, les médias ne sont pas forcément les éléments les plus intéressants (du point de vue des contenus proposés et du modèle économique) pour cette reconquête. On peut d’ailleurs s’attendre à un retour en force des marques et des acteurs qui produisent des contenus sans être des médias (par le sponsoring des
posts). Car bien évidemment, le nouveau
newsfeed ne sera pas exempt de contenus, mais il est très probable qu’il faudra payer pour y être présent.
Pensez-vous que Facebook va désormais avoir un ascendant encore plus fort sur les médias, que ceux-ci n'auront vraiment plus leur mot à dire et devront accepter sans broncher tout ce que fera Facebook ?
Nathalie Pignard-Cheynel : C'était déjà en très grande partie le cas, même si ça se faisait de manière plus insidieuse et pas complètement formalisée. Les médias pouvaient penser qu'ils avaient peut-être une marge de manœuvre, mais, ne serait-ce qu'avec le poids de l'algorithme qui choisit les contenus mis en avant dans les
newsfeeds des usagers, ils en avaient assez peu en réalité. Facebook avait déjà cette mainmise. Comme Google l’a fait en son temps, Facebook joue de la carotte et du bâton. D'un côté, ils imposent leurs règles, leur modèle économique, les types de contenus privilégiés, réduisant les marges de manœuvre des médias, et de l’autre, ils proposent des partenariats, des formations et conseils aux rédactions (comme avec le
Facebook journalism project). C'est une relation très ambivalente de coopétition, qui mêle donc coopération et concurence.
La différence avec l’annonce de la fin de semaine dernière est le signal envoyé que les médias ne sont plus un partenaire privilégié pour la plateforme, en tout cas plus dans leur ensemble. C’est peut-être le prolongement du système à deux vitesses présenté par Nicolas Becquet dans son enquête (
publiée sur notre site de l’Observatoire européen du journalisme) sur la rémunération par Facebook de médias américains et français pour produire certains types de contenus (des lives et vidéos notamment). Une des craintes que l'on peut avoir, c'est en effet que ce nouveau fonctionnement du flux accentue ces différences de traitement, ce qui ferait que des gros médias très visibles et très reconnus, en France ou aux USA, pourraient peut-être avoir un accès privilégié à la plateforme (le
Wall Street Journal évoque la possibilité que Facebook invite dans le newsfeed nouvelle formule quelques médias « dignes de confiance »). Pour les autres, exister sera plus difficile et d’autant plus pour ceux qui ont
complètement investi Facebook au point parfois d'en faire leur stratégie principale, comme Brut, Loopsider ou Monkey. Forcément il va falloir qu'ils trouvent d'autres voies de diffusion.
Pensez-vous que les partenariats de Facebook avec des structures tierces, telles que certains médias pour vérifier la véracité des contenus partagés sur la plateforme, vont perdurer ?
En se revendiquant comme réseau social, Facebook renoue avec le modèle de la marchandisation des relations
Nathalie Pignard-Cheynel : C'est difficile à dire. Si c’est le cas, ils prendront sans doute une autre forme que celle existante aujourd’hui. Car ça paraîtrait bizarre que d'un côté on dise « les médias on n’en veut plus » et que puis de l'autre « on continue de faire le travail de
fact-checking des
fake news avec vous ». Les lignes vont donc bouger. Mais ce qui apparaît clairement, ce sur quoi Facebook souhaite communiquer, c’est qu’il n’est pas (ou plus) une plateforme média, qu’il ne souhaite pas l'être, ne veut pas l’assumer. Et revenir à leur modèle premier du réseau social… Cela ne doit pas occulter les ambitions économiques en arrière-plan. Au fond, en se revendiquant comme tel, ils renouent avec le modèle de la marchandisation des relations sociales. Les médias n’avaient donc peut-être pas pour Facebook un rôle très intéressant de ce côté-là. Mais quant à savoir quelles vont être les conséquences à en tirer, s’il va y avoir des exceptions, s'il va y avoir des collaborations possibles, je ne peux me prononcer et seul l’avenir le dira. Le cadre général est en tout cas assez clair.
Pensez-vous que les médias vont aller sur d'autres plateformes et peuvent même se le permettre ?
Nathalie Pignard-Cheynel : Je vais le dire d'une manière un peu cynique, mais peut-être que cette annonce est justement une opportunité pour les médias de réfléchir plus concrètement à des alternatives. Car finalement Facebook a pris une telle place depuis quelques années, notamment en supplantant Google dans la part de trafic vers les sites, que beaucoup de médias se sont jetés à corps perdu en se disant que c'était « l’ » opportunité, (en partie à juste titre), pour aller chercher la jeune génération et de répondre à ses attentes. Je ne leur jette pas du tout la pierre, il était complétement logique de le faire, mais c'est vrai que, petit à petit, ils se sont retrouvés enfermés dans une dépendance de plus en plus forte vis-à-vis de Facebook.
C’est donc quelque chose qui était préparé depuis quelques temps qui a été annoncé vendredi dernier
C'est donc sans doute le moment d'aller explorer d'autres possibilités. La tendance à l’abandon des sites web au profit d’une logique « plateformes only » sera peut-être revue. Il est probable en tout cas que d'autres possibilités qui vont émerger. J’ajoute que même si l’annonce a surpris et a fait beaucoup parler, elle s’inscrit dans une tendance de fond à l’œuvre depuis quelques mois. Ainsi les données de Parse.ly, sur l’audience des sites d’information aux USA, montrent, depuis l’été 2017 une baisse régulière et significative de la part d'audience de Facebook pour les sites de médias, passant de 40 % à 25 %. C’est donc quelque chose qui était en préparation depuis quelques temps qui a été annoncé vendredi dernier.
Facebook cherche-t-il aussi à pousser les médias à commencer à faire des stories de façon plus intensive, comme ils ont pu le faire par le passé avec le live et la vidéo ?
Nathalie Pignard-Cheynel : Peut-être qu'ils le souhaitent. Mais si c’était la raison unique de leur décision, ils s'y prendraient autrement. On l'a vu avec les lives et les vidéos, ils ont d'autres moyens, notamment financiers, ou via leur algorithme, pour favoriser l'émergence d'un nouveau format. Je ne pense donc pas que ce soit une raison centrale. C'est assez difficile de prêter des intentions à Facebook. Mais côté médias, cette annonce devrait les pousser à faire preuve d'imagination pour utiliser les outils à disposition sur la plateforme, pour se repositionner et éventuellement contourner cette nouvelle donne. Les groupes Facebook devraient notamment jouer un rôle de plus en plus important. Plusieurs médias (le
Washington Post par exemple) créent depuis quelques temps des groupes privés pour agréger des utilisateurs et interagir avec eux. Ça pourrait être une manière parmi d’autres de contourner le problème de la visibilité sur le
Newsfeed et de garder le contact direct avec ses lecteurs.
Une autre piste que l'on peut imaginer est la création de profils. Peut-être les journalistes auront un rôle voire une pression encore plus importante de la part de leurs médias pour participer à la mise en circulation des articles d’information. Je ne crois pas que les médias vont déserter Facebook, nous n’en sommes pas encore là. Mais tout cela sous-entend qu’il va falloir inventer des présences différentes et peut-être se réapproprier, détourner, contourner les outils à disposition pour proposer une nouvelle présence sur les bases de cette règle du jeu qu'impose la plateforme aujourd'hui.
Des médias vont-ils selon vous sortir renforcés de ce changement ?
Nathalie Pignard-Cheynel : C’est difficile à dire, il faudra voir comment tout ça évolue et quelles règles un peu plus fines vont se mettre en place. On peut craindre, petit à petit, un agrandissement des différences entre les très gros médias, avec un accès privilégié à Facebook, avec des contacts très réguliers avec leurs équipes voire ayant des partenariats, et les acteurs les plus petits. Une des pistes qui pourrait être explorée, qui ne serait pas forcément une bonne chose pour le pluralisme et la diversité de la présence médiatique sur Facebook, serait de travailler avec un groupe de médias privilégiés. Si Facebook continue d’explorer cette voie, outre les « gros » médias, peut-être que de plus petits acteurs spécialisés, sur des thèmes ou des formats (comme les médias purement vidéo, Brut ou autre), arriveront à tirer leur épingle du jeu. Mais ce sont bien de nouvelles pratiques qui doivent maintenant se reconstruire.