Cenk Uygur est fondateur, P-dg de TYT Network et présentateur de The Young Turks
Pourriez-vous nous décrire en quelques mots ce qu'est The Young Turks Network ?
Cenk Uygur : The Young Turks est la plus grande émission d'information en ligne dans le monde et nous sommes l'un des plus grands réseaux d'information sur internet. Nous avons 30 chaînes sur YouTube mais nous sommes aussi sur Facebook, Hulu, Pluto, Xumo, Roku et de nombreuses autres plateformes de streaming. Nos vidéos réalisent environ 250 millions de vues par mois et viennent tout juste de dépasser 7,7 milliards de vues cumulées, ce qui représente plus de personnes qu'il n' y en a sur terre.
Quand avez-vous commencé ?
Cenk Uygur : The Young Turks a commencé il y a quinze ans en Amérique comme une émission de radio. Nous sommes passés sur le web en 2005. Ce qui en fait l’émission quotidienne à la longévité la plus grande sur Internet : celle-ci est diffusée quotidiennement en continu depuis 12 ans et nous sommes le tout premier partenaire de YouTube, ce qui fait de nous les parrains originaux de la vidéo sur Internet.
Quel est votre business model ?
Cenk Uygur : Nous croyons aux arcs-en-ciel et aux licornes [rires]. Non, non... donc il y a de la publicité : nous percevons des revenus publicitaires depuis toutes les plateformes, y compris YouTube, Facebook, Hulu et Pluto, etc. mais nous avons aussi une offre d'abonnement. Donc si vous souhaitez regarder toutes nos émissions sans publicité, vous le faites via notre site Web, TYTnetwork.com. L’abonnement coûte environ 10 $ par mois et cela représente un gros morceau de nos revenus. Nous produisons également des émissions originales, où nous les développons et les vendons à d'autres médias, comme Fusion et Facebook.
Certains journaux et chaînes ont bénéficié d'un certain "effet Trump", ce qui a fait grimper leur nombre d'abonnés et leur audience. L’avez-vous observé pour TYT ?
Cenk Uygur : Un peu, mais nous avons grandi tellement vite qu'il est difficile de suivre. Nous avons grandi de 35 à 50 % par an entre 2009 et 2016. Alors oui, nous avons un petit effet Trump maintenant. Mais il est compliqué de continuer sur le rythme des chiffres de 2016, donc nous grandissons mais pas aussi vite que par le passé.
Vous avez donc parlé de vos chiffres, qui sont plutôt énormes. Mais où placeriez-vous TYT dans le paysage médiatique américain ? Diriez-vous que vous faites partie du mainstream, d'un courant alternatif, underground ?
Cenk Uygur : Philosophiquement, nous ne sommes pas du tout mainstream. Nous nous considérons comme alternatifs, indépendants. Nous sommes très différents des autres médias : nous sommes des activistes, nous sommes des marginaux. Et je pense que c'est la raison pour laquelle nous avons eu du succès, parce que nous offrons une alternative aux gens. En ce qui concerne la taille, les gens en ligne estiment que nous sommes le nouveau mainstream, et ce peut-être pour deux raisons. Premièrement, nous sommes les plus grands. Deuxièmement, je pense que maintenant le courant dominant en ligne est très progressiste et plus actif, plus authentique. Mais les médias télévisuels américains de la vieille école n' y comprennent rien du tout. Ils détestent cette idée et ne veulent pas l'admettre quoi qu'il arrive.
Donc lorsque dans des articles de presse TYT et vous-même êtes décrits comme progressifs et libéraux, ça ne vous dérange pas ?
Cenk Uygur : Non, absolument pas.
Diriez-vous que votre succès est en partie le résultat de votre ton, des causes que vous défendez, de la façon dont vous travaillez en tant que journaliste, en tant que présentateur qui a des valeurs et les partage ?
Cenk Uygur : Oui. Vous savez, je ne crois pas à la neutralité. Je pense que c’ est un faux paradigme. Si les républicains disent qu'il n' y a pas de changement climatique et que les démocrates disent qu'il y a un changement climatique, la bonne réponse n'est pas de dire « en tant que journaliste, je ne peux pas me prononcer, je vais être neutre ». La réalité, c’est qu'il y a des changements climatiques et que les républicains disent le contraire, donc si vous ne dites pas cela, vous êtes un mauvais journaliste. Et cela ne veut pas dire que les démocrates ont toujours raison, je veux dire que si les démocrates ont tort sur quelque chose comme la
banque d'import-export – c'est du capitalisme de connivence – il faut le dire tel quel. Nous ne sommes donc pas partisans, mais nous avons une perspective et nous sommes honnêtes avec le public. On ne peut pas en dire autant du reste des médias américains. Ils ont une perspective, un parti pris de l’
establishment. Ils sont en faveur du statu quo et vont le protéger à presque n'importe quel prix, même s’ils ne l'admettent jamais. Personne n’a le monopole de la vérité, mais au moins le public voit que nous sommes honnêtes et qu'eux ne le sont pas.
Que pensez-vous que les médias devraient faire et dire alors ?
Cenk Uygur : Il y a donc deux façons différentes de faire du journalisme valable. La première est le journalisme de perspective, ce que nous faisons, qui est très honnête à propos du point de vue adopté et qui dit « c'est de là que je viens et c'est ainsi que j'analyse ce qu’il se passe». La deuxième façon de faire est objective, ce qui est totalement différent de neutre. Voici un exemple de journalisme objectif : « les Lakers et les Spurs jouaient hier et les Lakers ont gagné 98 à 94 ». La même information mais traitée de façon neutre donnerait « les Lakers et les Spurs ont joué : les Lakers disent qu'ils ont gagné, les Spurs disent qu'ils ont gagné, je suppose qu'on ne connaîtra jamais le fin mot de l’histoire ». Les médias doivent donc être objectifs. Mais pour être objectifs, ils doivent cesser d'écouter les républicains pleurer.
Donc selon vous ces médias se trompent dans leur façon de travailler ?
Cenk Uygur : Oui, ils sont censés être objectifs et non neutres, mais ils l'ont oublié et ils agissent tous de façon beaucoup trop neutre par rapport à la vérité. C'est un sujet que je vais aborder dans l'un des panels [l'interview a été réalisée lors du Web Summit où Cenk Uygur a participé à plusieurs discussions, NDLR], quelle est la plus grande menace pour l'Amérique: le terrorisme islamique ou les fusillades de masse? Les chiffres ne laissent la place à aucune ambiguïté :
les fusillades de masse, à cent contre un. C'est un fait: au cours des quatorze dernières années, 440 000 personnes sont mortes des suites de la violence armée en Amérique, et pas même 3 100 d'entre elles sont mortes du terrorisme islamique. Mais combien de médias le diront ?
En ce moment, en France, apparaissent de nouveaux médias qui revendiquent leur subjectivité. Diriez-vous que c'est le cas de votre émission et ne pensez-vous pas que parfois, cela peut faire beaucoup de dégâts ?
Cenk Uygur : Ça dépend de votre point de vue, n'est-ce pas? Il y a donc des médias de droite en Amérique et ils ont aidé à faire élire Trump. Donc, si vous n'aimez pas Trump, vous allez dire : « Oui, ils ont fait beaucoup de dégâts ». Mais ils ont tout à fait le droit d'avoir leur point de vue. L'autre camp devrait riposter. Donc non, je ne pense pas qu'ils soient la source des dégâts. Je pense que si vous essayez d'empêcher cela, vous ferez beaucoup de tort au journalisme et vous ferez de la censure. Je ne pense pas que le problème soit qu’il y ait un média de droite ou de gauche ou de perspective. Je pense que le problème, c'est qu'en Amérique, eh bien, c'est tout autre chose. Le parti démocrate est devenu le parti des élites alors qu'il devrait être le parti des progressistes et des pauvres et de la classe moyenne, et c’est la raison de sa défaite. Ensuite, ils blâment les médias de droite, la Russie et James Comey. Ils font tout pour justifier leurs pertes.
Il y a plus d'un an, lors de la convention républicaine, Alex Jone, créateur du site infowars.com très présent sur YouTube, a interrompu votre émission. Je ne vais pas m'étendre sur cet évènement en particulier, mais diriez-vous que vous et lui êtes en concurrence, à l’opposé sur le spectre politique américain ?
Cenk Uygur : Non. Je pense par contre qu’il est intéressant de nous comparer à Breitbart. Ils sont de l'aile droite et nous de l'aile gauche. Nous, nous essayons de nous en tenir aux faits. Je pense que c'est une différence importante. Mais Alex Jones n'est même pas sur le spectre, il fait plus de théories conspirationnistes que de politique. Son audience est loin d'être aussi grande que le nôtre, mais c'est quand même un grand public, parce que les gens aiment les théories du complot.
Quelle est votre position sur le sujet des fake news ? Vous utilisez les réseaux sociaux, vous avez une large audience sur YouTube et les autres plateformes. Comment pensez-vous que nous pourrions résoudre le problème, s'il y a un problème ?
Cenk Uygur : Il y a un problème. Il est très difficile de contrôler que des personnes achètent l'accès à ces plateformes de médias sociaux et qu'ils y déposent littéralement des fake news. Je sais que les gens adorent critiquer Google, Facebook et Twitter à ce sujet, mais je me sens mal pour eux. Je ne sais pas comment ils vont contrôler ça. Bien sûr, pendant les campagnes, vous pouvez prendre des précautions comme le fait de ne pas permettre aux gens d'acheter des annonces avec des devises non américaines, parce que les entités étrangères ne sont pas censés faire de la publicité pendant les élections. C'est une solution relativement simple selon moi, mais tout le reste est très difficile : où se situe la limite entre les fake news et Alex Jones? Alex Jones invente des choses tout le temps, mais il a un vrai public. Quand les Russes inventent des histoires, est-ce vraiment si différent de ce que fait Alex Jones? C'est très difficile à dire.
Quel est l'avenir des Young Turks, à court terme, à long terme ?
Cenk Uygur : Nous allons dominer l'actualité mondiale. Nous allons être numéro un sur toutes les plateformes et ensuite dans tous les pays. Nous allons donc venir en France, en Chine, en Amérique latine, nous allons le faire dans les langues locales et nous allons chambouler toute l'actualité.
Avez-vous un plan pour venir en France, daté ?
Cenk Uygur : Malheureusement, nous n'avons pas encore de date. Je promets à votre public français que nous viendrons. Et nous allons facilement battre les journaux télévisés français, et nous le ferons en français avec des journalistes français.