Les pays baltes : un paysage médiatique très libéral

Les pays baltes : un paysage médiatique très libéral

En l'espace de moins de deux décennies, les trois pays désignés sous le nom de pays baltes sont passés d'un paysage médiatique public et placé sous le contrôle de l'État à l'un des systèmes les plus libéraux au monde.
Temps de lecture : 16 min

Les expériences historiques du système médiatique soviétique

Les trois petits États baltes – la Lituanie (3,36 millions d'habitants), la Lettonie (2,24 millions d'habitants) et l'Estonie (1,34 millions d'habitants), chacun possédant sa propre langue(1) et culture – ont en commun un morceau important de leur histoire. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, tous les trois ont été occupés par l'Union soviétique et intégrés ) celle-ci, jusqu'à la chute de cette dernière en 1991. La Lituanie a été la première à déclarer son indépendance en 1990, et a été rapidement suivie par ses deux voisins baltes. Après l'indépendance, les trois pays ont tout mis en œuvre pour remettre sur pied leurs systèmes politiques mis à mal. Ils ont profité d'une croissance économique rapide, jusqu'à la récente crise économique mondiale(2). En 2004, les trois pays sont entrés dans l'Union européenne, et l'Estonie a adopté l'euro en 2011.

L'une des tâches prioritaires pour les démocraties nouvellement rétablies dans les pays baltes, au début des années 1990, a été la création de systèmes médiatiques à dimension nationale. En Union soviétique, les médias étaient un outil essentiel pour la propagande, utilisé pour atteindre les objectifs du régime. L'État bénéficiait d'un monopole virtuel sur l'information, et pouvait sans problème créer et diffuser des images offrant une vision déformée de la réalité ; la liberté d'expression était inexistante, et les actualités soumises à une censure stricte(3). Hantés par leur passé communiste et inquiets quant au lancement de réformes démocratiques, les trois pays ont rapidement opéré un transfert des stuctures médiatiques, qui sont passées des mains du pouvoir aux mains d'entités individuelles et privées. Des lois ont également été adoptées afin de permettre la création de chaînes privées, dans un environnement réglementaire très libéral.

Les systèmes médiatiques actuels, dans les trois pays, sont très similaires, et ce pour différentes raisons : la taille réduite des nouveaux marchés, limités par les barrières de la langue ; l'environnement extrêmement libéral de la réglementation des médias ; et la tradition pauvre en termes de journalisme professionnel et de principes de gestion financière. Cependant, il y a une différence importante, d'ordre général, entre la Lituanie d'un côté, et la Lettonie et l'Estonie de l'autre. La Lettonie et l'Estonie ont toutes deux une population russe importante (un autre héritage de leur passé soviétique) : 26,9 % pour la population lettone, 25,6 % en Estonie. En Lituanie, le chiffre est bien moins élevé ; il se situe à environ 8 %. De ce fait, le marché des médias en Lettonie et en Estonie est divisé entre les médias lettoniens / estoniens et les médias russes. Cette distinction contribue à renforcer les différences ethniques qui sont en jeu. Par exemple, les médias russes en Lettonie sont différents des médias en langue lettone dans la mesure où ces derniers ont adopté – avec succès – un rôle de « chien de garde » (watchdog)(4) au cours de la période qui a suivi l'indépendance et assurent une couverture critique des événements nationaux et internationaux, alors que les médias russes ont tendance à rester très limités et témoignent parfois une hostilité envers l'État letton. Si les médias de langue russe existent également en Lituanie, ils sont plutôt marginaux, et les études montrent que le plus populaire des journaux russes, parmi ceux diffusés dabs ce pays en 2010, était la version en langue russe du quotidien Respublika.

Réglementation des médias et liberté d'expression

Le champ de médias, dans chacun des trois États baltes, connaît un cadre réglementaire très libéral, avec une intervention minimale de l'État, un point que l'on peut expliquer par le passé communiste des pays en question. Le développement de ce cadre légal a été le résultat d'une décision délibérée de mettre un terme à la mainmise de l'État sur les médias(5). Les lois limitant le pouvoir et l'intervention de l'État, dans le but de garantir la liberté d'expression et l'indépendance des médias, ont pris la dimension de socle fondateur pour les systèmes médiatiques baltes, et ont conduit à la mise en place de systèmes médiatiques à tendance libérale et corporatiste.
 
En Lituanie, les médias sont réglementés par la Loi relative à l'information du Public (amendée en 2006), qui définit la diffusion d'information comme une activité commerciale. Elle interdit aux institutions étatiques et aux banques de produire ou de détenir de l'information publique. Les experts étrangers qualifient cette loi comme étant l'une des lois relatives aux médias parmi les plus libérales en Europe(6). En Estonie, la presse n'est réglementée par aucune loi spécifique sur les médias. Les entreprises médiatiques n'ont pas de statut particulier, et sont réglementées de même manière que n'importe quelle autre entreprise ; aucun permis, aucune autorisation ou condition ne sont exigés pour créer un journal ou une maison d'édition(7). La Loi sur la radiodiffusion de 1994 (amendée en 2007) réglemente la radiodiffusion dans le respect de la directive européenne « Télévision sans frontières » , et permet à l'État de refuser une autorisation de radiodiffusion s'il perçoit un danger d'exercice de monopole, ou dans le cas où un seul et même individu possède à la fois un journal et une chaîne de télévision. En Lettonie, les médias sont réglementés par la Loi sur la presse et les autres médias de 1990, similaire, dans son esprit et son contenu, à la loi lituanienne, et par la Loi de 1995 sur la télévision et la radio, qui intègre des principes européens. La Loi lettonienne sur la liberté de l'information, datant de 1998, dispose que toute personne est en mesure d'exiger l'accès à tout type d'information auprès d'institutions gouvernementales, à l'échelle locale ou nationale, sans justifier la fin d'utilisation des informations en question.
 
Aucun des trois pays ne dispose de lois encadrant la concentration des médias, les participations croisées ou l'investissement de capitaux étrangers, même si les lois plus générales sur la concurrence interdisent les monopoles, à savoir la possession de plus de 40 % du marché. Les marchés des médias dans les pays baltes n'ont pas intéressé d'emblée les investisseurs étrangers en raison de leur taille réduite, des barrières linguistiques et d'une situation géographique périphérique – toutes ces caractéristiques étant synonymes d'opportunités publicitaires limitées. Il a fallu attendre la fin des années 1990 pour voir les premiers investisseurs, tous venus de la Scandinavie voisine, entrer sur les marchés baltes(8). Au fil des années, pourtant, la part des capitaux étrangers a augmenté et la concentration de la propriété des médias s'est considérablement accrue.
 
Une étude portant sur la propriété des médias en Lettonie est arrivée à la conclusion que l'état actuel de la concentration de la propriété des médias ne représente en aucun cas une menace pour le pluralisme. Elle exprime cependant un regret quant au manque de transparence dans les schémas de propriété des médias lettons. L'étude relève aussi que, tandis que les médias lettons connaissent un phénomène de concentration accru et attirent de plus en plus les investisseurs étrangers, les médias de langue russe restent, pour la grande majorité, dans le champ de la propriété privée(9). Sur le marché des médias lituaniens, le capital local est toujours dominant, mais il y a une tendance à la concentration de plus en plus forte, en particulier dans le secteur de la presse papier, où la part des capitaux étrangers, venus principalement de la Scandinavie et des voisins baltes, augmente aussi. Sans oublier que, après avoir fait l'acquisition des plus grands canaux de distribution des publications écrites, la société finlandaise Rautakirja est devenue la plus grande société de distribution – la seule, en réalité – dans tout le pays.
 
En Estonie, au contraire, la situation prend une tournure relativement critique : deux sociétés de médias, Eesti Media and Ekspress Grupp, dominent. C'est la société de médias norvégienne Schibsted qui détient la part majoritaire de Eesti Media, propriétaire du quotidien national Postimees, ainsi que de cinq journaux au niveau régional, les cinq magazines les plus vendus, la chaîne de télévision Kanal2, l'imprimerie Kroonpress (leader sur le marché), et le premier site de petites annonces, Soov. En 2004, Schibsted est devenu l'actionnaire majoritaire de l'un des plus importants éditeurs de presse lituaniens, Zurnalu Leidybos Grupe. Ekspress Grupp possède les deux plus grands hebdomadaires du pays, Eesti Ekspress et Maaleht; le quotidien Eesti Päevaleht, qui lui-même est détenteur de trois journaux gratuits distribués dans la rue ; l'imprimerie Printall ; le fournisseur de contenu Internet Delfi, qui opère dans les trois pays baltes mais aussi en Ukraine; et un service de livraison directe, Express Post. Eesti Media et Ekspress Grupp se partagent la propriété du groupe de presse écrite Ajakirjade Kirjastus, qui publie 24 titres, ainsi que le tabloïd Õhtuleht, qui paraît quotidiennement. Cela montre que même la concurrence entre les deux groupes est limitée. Ekspress Grupp a également investi dans les médias lituaniens en 2004 en achetant l'éditeur de magazines Ekspress Leidyba. Le cas estonien illustre à la fois une concentration verticale (propriété de structures d'édition et de distribution) et une concentration horizontale (participations croisées dans différents médias). Les spécialistes des médias jugent qu'une telle concentration a un impact négatif sur le rôle démocratique des médias, en plaçant un pouvoir sans limites dans les mains de groupes en position de force(10).
 
Le cadre réglementaire libéral et l'intervention limitée de l'État sont complétés par l'auto-régulation des médias – un schéma inspiré des pays scandinaves. Ceux-ci reposent sur une conception corporatiste du rôle des médias dans la société : les médias sont considérés comme une institution sociale, avec des obligations envers la société(11). En Lituanie, la fonction d'Inspecteur en charge de l'éthique journalistique et la Commission éthique des journalistes et éditeurs sont calqués sur les médiateurs de la presse et le Conseil de la presse qui existent en Suède. Le modèle estonien reprend des éléments de l'auto-régulation existant en Finlande et en Norvège(12). L'Estonie dispose de deux Conseils de la presse et d'un Conseil de la radiodiffusion. À la différence de la Lituanie et de l'Estonie, la Lettonie n'a qu'un Conseil de la radiodiffusion, et pas de Conseil de la presse. À la place, le pays s'est attaché à développer des systèmes d'auto-régulation à l'intérieur même des structures concernées. Par exemple, le quotidien letton Diena a été l'un des premiers médias à publier son propre code d'éthique. Chacun des trois pays a son propre Code d'éthique, de portée générale. Selon les spécialistes des médias, cependant, il est rare que les principes d'auto-régulation soient effectivement mis en pratique(13). Par exemple, le système letton souffre clairement de l'absence de mécanismes assurant une mission de supervision, alors que le système lituanien demeure inefficace en raison du manque de respect dont font preuve les professionnels de la presse(14).
 
Les trois pays baltes garantissent la liberté d'expression et interdisent la censure dans leurs Constitutions respectives. Dans son Classement mondial 2010, Reporters sans Frontières distingue les pays baltes de la manière suivante : l'Estonie se voit attribuer la 9ème place, la Lituanie arrive 13ème et la Lettonie 30ème sur un total de 178 pays où a été mesurée la liberté de la presse. L'Estonie et la Lituanie sont toutes deux bien placées et profitent d'une liberté de la presse plus large que dans la plupart des pays occidentaux, y compris en comparaison avec leurs voisins européens. La chute de la Lettonie de 8,5 points dans le classement, par rapport à l'année précédente, est justifiée par « un retour surprenant à la violence et à la censure en période électorale ». Par exemple, au printemps 2010, la police a procédé à une fouille dans l'appartement d'une journaliste lettone, dans le but de découvrir qui étaient ses sources d'information. Plus de 120 journalistes ont signé une lettre ouverte demandant que des amendements permettent d'inscrire dans la loi la protection des journalistes et de la liberté d'expression. En octobre 2010, le bureau anti-corruption letton (Korupcijas Noveršanas un Apkarošanas Birojs) a interdit un petit film satirique signé par le réalisateur letton Janis Vingris, en avançant que le film contenait des messages de campagne électorale, une allégation que le réalisateur lui-même et plusieurs observateurs extérieurs ont jugé comme erronée. En avril 2011, Grigorijs Nemcovs, propriétaire d'une chaîne de télévision locale et éditeur du journal Million, a été assassiné ; un contrat aurait été signé sur sa tête. Chacun de ces épisodes témoigne de la fragilité du contexte actuel concernant la liberté de la presse et la fonction démocratique des médias en Lettonie.
 
Grigorijs Nemcovs (Source Latgales Laiks)
 
Dans les trois pays, les médias sont soumis à quelques restrictions, minimes, sur les contenus. Par exemple, les médias ne peuvent pas diffuser de pornographie ou faire la promotion de services à caractère sexuel. Les restrictions sont également valables pour la publicité. À titre d'exemple, une loi interdisant toute publicité sur l'alcool en Lituanie, dont l'entrée en vigueur est prévue pour janvier 2012, fait l'objet de discussions enflammées entre les médias lituaniens et les représentants du secteur. La publicité à caractère politique est elle aussi soumise à la réglementation.

Les principaux médias

Une vingtaine d'années après l'indépendance, les États baltes se caractérisent par des systèmes médiatiques libéraux et actifs. La transformation des systèmes médiatiques a commencé avec le développement rapide du secteur de l'édition papier, à la fois en termes de chiffres et de diversification des publications. Ainsi, en Lituanie, le nombre de journaux est passé de 140 en 1987 à 410 en 1992(15). Les médias audiovisuels ont suivi. La plupart des structures médiatiques étaient faibles à l'origine, et leurs nouveaux propriétaires souffraient d'un manque de fonds et d'expérience. À la fin des années 1990 a eu lieu ce que l'on appelle la phase de consolidation qui a vu l'émergence de structures médiatiques plus grandes, avec des bases plus solides, et le début de la concentration et des investissements étrangers.
 
Malgré la baisse de la diffusion de périodiques dans chacun des trois pays, les populations baltes continuent à consommer beaucoup de presse écrite. Le nombre total de journaux (quotidiens et hebdomadaires) est estimé, à l'heure actuelle, à 327 en Lituanie, 244 en Lettonie et 155 en Estonie. En 2009, la Lituanie comptait 14 quotidiens, la Lettonie 20 (dont 8 en russe) et l'Estonie 5 (dont 1 en langue russe). Dans les trois pays, le top 5 des publications était dominé, en 2010, par des magazines hebdomadaires (TV Antena, TV-Programma, Savaite, Maaleht), des tabloïds (Ohtulehet, Vakaro Zinios, Zmones, Privata Dzive) et des magazines spécialisés (Ieva). En Estonie, la première place était détenue par l'un des plus grands quotidiens, Postimees, alors qu'en Lituanie, le quotidien Lietuvos Rytas a dû se contenter de la troisième place. Deux des publications lettones classées dans le top 5 étaient en langue russe : TV-Programma et MK Latvija. La tendance générale dans le choix des publications semble indiquer un transfert d'intérêt des lectures sérieuses à des lectures plus légères, plus orientées vers le divertissement.



 
Source TNS LT

Actuellement, le paysage audiovisuel dans les trois pays baltes est constitué d'un mélange de chaînes publiques et privées. En mars 2011, la chaîne de télévision TV3, propriété du groupe suédois Modern Times, était un média prépondérant en Lituanie et en Lettonie, et occupait la troisième place dans le top 5 estonien. Une autre chaîne commune aux trois pays est la chaîne russe Pervij Baltiskij Kanal (PBK), qui, selon les dernières estimations, attirait beaucoup plus de spectateurs en Lettonie et en Estonie, mais elle se distinguait aussi dans le top 5 lituanien. Les chaînes de télévision publiques sont elles aussi relativement populaires : la chaîne estonienne ETV est celle qui attirait le plus de spectateurs, tandis que la chaîne lituanienne LTV et la chaîne lettone LTV1 occupaient respectivement les troisième et quatrième positions, dans les derniers classements. Les revenus des chaînes publiques proviennent de subventions étatiques, de la publicité et de la redevance.

Source TNS LT / TNS /TNS Tenor 

Le nombre de stations radio en 2009 était de 49 en Lituanie, 43 en Lettonie et 16 en Estonie. En 2010, dans les trois pays, les stations de radio les plus populaires étaient publiques : LR1 en Lituanie, Latvijas Radio 2 et Latvijas Radio 1 (occupant respectivement les première et deuxième positions dans le top 5) en Lettonie, et Vikerraadio en Estonie. Les stations de radio russes étaient elles aussi populaires dans les trois pays : selon les chiffres de 2009, les Lituaniens plébiscitaient Russkoje Radio Baltija, les Lettons écoutaient la radio publique Latvijas Radio 4, qui diffuse en russe, et les Estoniens choisissaient la fréquence de Sky Plus et celle de Raadio Uuno.

Source TNS LT / TNS Latvia / TNS Tenor

Les habitants des pays baltes sont des utilisateurs réguliers d'Internet : dans chacun des pays, plus de la moitié de la population dispose d'Internet et l'utilise chaque jour. En 2010, le taux de pénétration le plus élevé était celui de l'Estonie, avec 75 % de la population utilisant Internet, tandis que la Lettonie et la Lituanie suivaient avec respectivement 68 % et 59 %. La pénétration de plus en plus importante et le développement rapide des médias en ligne permettent la prolifération et la diversification des médias. Le rapport 2010 de l'Eurobaromètre a établi que, parmi toutes les populations de l'Union européenne, les Lettons et les Estoniens ont plus facilement recours à Internet pour s'informer, à respectivement 46 % et 45 %. Les internautes baltes sont également très friands de réseaux sociaux comme Facebook, même si l'utilisation de ce site est encore en-dessous de la moyenne par rapport au reste de l'Europe. Dans les pays baltes, les Lituaniens sont les plus actifs sur Facebook, et représentent 58 % de l'activité Facebook sur l'ensemble des trois pays. Les Lettons y ont beaucoup moins recours que leurs voisins lituaniens et estoniens, peut-être parce que le réseau social letton Draugiem est le troisième site le plus populaire dans le pays. Dans les trois pays, c'est Google qui arrive en tête des sites les plus fréquentés.
 Source TNS Tenor
Les dépenses en publicité ont chuté en 2009, avec le début de la crise économique mondiale, et ont continué à baisser de 7 % en 2010. La presse écrite domine actuellement le marché de la publicité dans les pays baltes avec 44 % de la totalité des parts de marché, alors qu'Internet ne représente que 11 % en parts de marché. Les annonceurs les plus présents sont le secteur de la technologie mobile, l'industrie alimentaire et les producteurs de biens primaires de consommation.
 
 Source TNS Tenor

Traditions journalistiques et pressions commerciales

 Malgré la transition réussie de médias sous propriété étatique à un paysage de médias indépendants, les systèmes médiatiques des pays baltes souffrent d'une tradition pauvre en matière de journalisme professionnel, et ont souvent succombé à la pression des logiques de marché et aux tendances commerciales. Au moment où les systèmes médiatiques nationaux ont été mis sur pied, de nombreux médias déjà existants ont été purement et simplement confiés à des professionnels qui avaient travaillé pour ces médias durant l'époque soviétique. Des journalistes et reporters qui avaient exercés en tant qu'agents de la propagande ont dû se réinventer en même temps qu'ils réinventaient les médias eux-mêmes, en adoptant une position de « chiens de garde » et en apprenant à traiter sous un angle critique les événements qui se présentaient à eux. Les trois pays ont mis en place de nouvelles écoles et formations pour journalistes et ont repensé les structures et programmes existants, juste après l'indépendance.
 
La transition rapide de la censure étatique à un modèle libéral, suivant la loi du marché, ont rendu les pays baltes très sensibles aux mécanismes mercantiles. La logique de recherche du profit est vite devenue le mot d'ordre, éloignant peu à peu des objectifs sociaux et démocratiques qui consistent à offrir aux citoyens une information de qualité et à contribuer aux processus démocratiques à l'intérieur de la société. Une étude portant sur la transition en Estonie est arrivée à la conclusion que, le nouveau marché se mettant à proliférer rapidement, les places ont été prises par la jeune génération, composée de semi-professionnels, la plupart du temps sans vraie formation, mais convaincus par les idéaux occidentaux de la liberté et du consumérisme. Ils ont adopté une approche radicalement différente de celle pratiquée par leurs collègues de la génération précédente, qui ont été formés sous le régime soviétique. L'ancienne génération mettait l'accent sur le rôle idéologique et éducatif des médias, la nouvelle a chaussé « des lunettes d'entrepreneur », transformant le champ médiatique en business.
 
La situation est aggravée par la petite taille du marché des médias dans les pays baltes. Le rédacteur en chef de l'un des plus grands quotidiens lituaniens a résumé la situation de la manière suivante : « Le marché des médias en Lituanie est petit, il est par conséquent inconcevable qu'un journal puisse mener à bien ses affaires en ne faisant que du journalisme d'information »(16). Une des conséquences est une tendance de plus en plus forte à faire dans le sensationnel, le divertissement, le journalisme populaire, alors que l'information de qualité et le reportage d'investigation sont de plus en plus marginalisés. On peut aussi noter les frontières de plus en plus floues entre la publicité et l'information(17). Au vu des formations en journalisme existantes, cette tendance semble se confirmer : en Lettonie, par exemple, il existe actuellement trois programmes consacrés aux études journalistiques, trois consacrés à la publicité et neuf pour les relations publiques. Le nombre actuel de diplômés montre que le journalisme a perdu de son prestige au profit de la publicité et des relations publiques.
 
Enfin, bien que des normes éthiques soient en place, elles sont souvent bafouées, ce qui prouve une nouvelle fois l'absence d'un journalisme responsable et mâture. Il n'existe aucun dispositif pour imposer ces normes. De plus, les médias dans les pays baltes se méfient des critiques, ainsi que de l'intervention de l'État. Comme l'affirme le Lituanien Aukse Balcytiene, spécialiste des médias, les médias baltes « prennent bien plus souvent la position d'un chien prêt à attaquer que celle d'un chien de garde »(18).

Conclusion

En moins de deux décennies, les États baltes ont réussi à mettre sur pied des systèmes médiatiques indépendants et actifs. En réaction à leur expérience historique de la censure des médias, les pays baltes ont opté pour des régimes médiatiques extrêmement libéraux, basés sur l'autorégulation, dans lesquels l'intervention de l'État est fortement désapprouvée. Le passage de systèmes médiatiques sous propriété étatique à des systèmes médiatiques libéraux s’est accompagné de la prolifération et de la concentration des médias, et de l’arrivée de capitaux étrangers de plus en plus importants, tout particulièrement en Estonie. Aux premières heures de la mise en place de médias libres et indépendants, les États baltes ont régulièrement atteint de très bonnes places dans les classements jugeant la liberté de la presse. Cependant, celle-ci n'a pas toujours été accompagnée d'un journalisme responsable, et ce principalement en raison du manque de formations appropriées et d'une tradition pauvre de journalisme professionnel. Par conséquent, les médias baltes ont tout mis en œuvre pour réussir à concilier leur rôle de « chien de garde », au nom du principe de responsabilité sociale, avec les pressions du marché et l'appel du profit. Dans ce contexte, les spécialistes des médias mettent en garde contre une tendance de plus en plus forte à privilégier le sensationnel, les propos qui tiennent avant tout du divertissement et le journalisme populiste, laissant peu de place à l'information de qualité et au journalisme d'investigation.
 
 
Traduit de l'anglais par Kévin Picciau.

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Crédits photo : Socialism Expo

Références

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(1)

Les langues de la Lituanie et de l'Estonie appartiennent au groupe des langues baltes ; l'estonien fait partie du groupe des langues finno-ougriennes. 

(2)

Entre 2000 et 2007, les pays baltes ont connu les plus forts taux de croissance de toute l'Europe. Ils ont été durement affectés par la crise économique mondiale, mais les données du FMI datant de 2010 montrent que seule l'Estonie se trouve encore en période de récession. Le FMI prévoit que les trois pays connaîtront une croissance modérée en 2011. 

(3)

Frank ELLIS, From Glasnost to the Internet: Russia’s New Infosphere. Grande-Bretagne : Macmillan Press, 1999. 

(4)

Le rôle de « chien de garde » attribué aux médias signifie que les médias sont supposés observer les moindres faits et gestes des représentants du pouvoir et du gouvernement, et faire part de leurs faux pas, contribuant ainsi au processus démocratique. 

(5)

Laimonas TAPINAS, “Lietuvos ziniasklaidos primeoniu bazes kurimas”, p. 8–2 in D. Dirvonaite? and V. Urbonas (eds.), Naujosios ziniasklaidos formavimasis Lietuvoje 1988–1998 metais. Vilnius : Institut du Journalisme, 2000. 

(6)

Aukse BALCYTIENE, “Market-led reforms as incentives for media change, development and diversification in the Baltic States: A small country approach”, International Communication Gazette Vol. 71, 2009.  

(7)

Taivo PAJU, “Media ownership and its impact on media independence and pluralism: Estonia”. 

(8)

Aukse BALCYTIENE, “Market-led reforms as incentives for media change, development and diversification in the Baltic States: A small country approach”, International Communication Gazette Vol. 71, 2009. 

(9)

Ilze NAGLA & Anita KEHRE, “Media ownership and its impact on media independence and pluralism: Latvia”. Institut pour la Paix SEENPM, Ljubljana, Slovénie, 2004. 

(10)

Robert MCCHESNEY, Rich Media, Poor Democracy, The New Press, 2000. 

(11)

Aukse BALCYTIENE, “Types of state intervention in media in the Baltic States and Norway”. In Baerug, R. (ed.). The Baltic Media World, Riga: Flera, pp. 40–58, 2005. 

(12)

Aukse BALCYTIENE, “Market-led reforms as incentives for media change, development and diversification in the Baltic States: A small country approach.”. 

(13)

Aukse BALCYTIENE, “Types of state intervention in media in the Baltic States and Norway”. In Baerug, R. (ed.). The Baltic Media World, Riga: Flera, pp. 40–58, 2005 ; Lars Arve ROSSLAND, “Accountability systems and media ethics: Landscapes and limits”. Ibid., pp. 14–25, 2005 . 

(14)

Lars Arve ROSSLAND, “Accountability systems and media ethics: Landscapes and limits”. In: Baerug, R. (Ed.), Ibid.. 

(15)

Laima NEVINSKAITE, « Ziniasklaidos raida Lietuvoje 1988-1998 metais ». 

(16)

Aukse BALCYTIENE, “Market-led reforms as incentives for media change, development and diversification in the Baltic States: A small country approach”, International Communication Gazette Vol. 71, 2009. 

(17)

Aukse BALCYTIENE & Halliki HARRO-LOIT, “New media environment and journalism cultures online: Comparing situations in Lithuania and Estonia”. In Leandros, N. (ed.). The Impact of Internet on Mass Media in Europe, London: Abramis, pp. 321–337, 2006. 

(18)

Aukse BALCYTIENE, “Market-led reforms as incentives for media change, development and diversification in the Baltic States: A small country approach”, International Communication Gazette Vol. 71, 2009, p.45.

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