Les pure players peuvent-ils renouveler l’information locale ?

Les pure players peuvent-ils renouveler l’information locale ?

Depuis quelques années, de nouveaux sites d'information sont apparus sur le web, enrichissant le paysage de la presse locale. Leur foisonnement ne saurait toutefois masquer certaines fragilités.

Temps de lecture : 10 min

Le monde de l’information locale en France est dominé depuis plusieurs décennies par des acteurs à dimension régionale ou nationale (titres de la PQR ou antennes de France 3) qui ont tout fait pour ne pas laisser émerger de nouveaux entrants. Le traitement des informations territorialisées à un niveau infra-national, pourtant fondamentales au bon fonctionnement d’une démocratie locale fortement mise en avant par le développement de la décentralisation depuis trois décennies, ne bénéficie donc que de très peu de renouvellement et semble majoritairement enfermé dans la célébration des institutions, le culte de l’immobilisme, la fait-diversification et, pour tout dire, un journalisme loin des standards de la presse d’espace public.

Si le développement de l’information locale en ligne a ouvert des perspectives nouvelles, sa mise en œuvre par les journaux régionaux et locaux est décevante à quelques exceptions près : peu d’innovation éditoriale ; recherche effrénée d’audience et sensationnalisme ; contenus recyclés et peu originaux ; conditions de travail de journalistes parfois déplorables(1). Cette tendance est due en partie aux graves difficultés économiques que rencontrent de nombreux groupes de presse et qui rendent impossibles les investissements nécessaires à l’invention d’une information locale en ligne originale. Du coup, contrairement à la situation des pays voisins, la presse régionale et locale rencontre un succès limité sur le web(2). Malgré cela, la consultation des titres classiques de la PQR n’est pas négligeable, et si l’on tient compte de l’éparpillement territorial et de la spécialisation dans un type d’information éloignée des débats nationaux, les chiffres fournis par le classement de l’OJD témoignent d’une importance sociale conservée. En revanche, les recettes publicitaires en berne et les ventes ayant tendance à s’étioler ne sont pas compensées par les revenus apportés par les versions numériques.
 
C’est dans ce contexte de faiblesse structurelle des acteurs traditionnels de l’information infra-nationale, qu’apparaissent depuis quelques années des nouveaux sites d’information indépendants et nés en ligne, semblant proposer un nouveau regard sur l’actualité locale. Ces derniers s’inscrivent dans le sillage de la vague de start-ups journalistiques qui marque le paysage médiatique français depuis six ans maintenant et dont nous avons fait état précédemment.

L’information locale en ligne : un paysage éclaté

La première conséquence de la montée en puissance de l’information en ligne est la possibilité offerte à de nouveaux acteurs de proposer une offre informationnelle avec un coût d’entrée singulièrement plus bas que celui jusque-là nécessaire pour devenir un média imprimé ou audiovisuel. Même sans expérience entrepreneuriale et souvent avec peu de moyens, des nouvelles entreprises tentent de s’établir dans le secteur de l’information locale et régionale avec plus ou moins de succès. Le premier constat réside ainsi dans la dispersion des modèles et dans leurs spécificités. En effet, dans le paysage de l’information locale et régionale, différents types d’acteurs cohabitent et se partagent ce secteur traditionnellement occupé par les titres de la PQR. On retrouve des pure players professionnels dédiés à des territoires bien définis, des blogs de responsables politiques ou de citoyens engagés commentant l’actualité de leur territoire, des city-guides répertoriant une information-service liée aux loisirs, des agrégateurs mélangeant voire analysant automatiquement des informations et des contenus produits par ailleurs, des sites de petites annonces et des sites expérimentaux mariant réalisations de vidéos, réseaux sociaux et contenus produits par les internautes(3). Si l’on s’intéresse uniquement à l’information politique et générale produite à l’échelle locale par des sites indépendants revendiquant une identité journalistique professionnelle – les pure players locaux –, plusieurs entrées peuvent nous permettre de les analyser.

Ville, département, région : choix d’échelle

Le premier élément identitaire des sites d’informations infra-nationaux est bien entendu le territoire auquel ils s’adressent. À la différence de leurs ancêtres traditionnels, l’aire de diffusion n’est pas contrainte par des coûts financiers (plus la surface de distribution d’un titre de presse est élevée plus l’investissement est important pour la couvrir) ou par la rareté de la fréquence justifiant l’arbitrage de la puissance publique. Pour les pure players, le choix du territoire est purement éditorial, même si des facteurs économiques (lectorat potentiel, étude de la concurrence, du marché publicitaire, prise de contact avec d’éventuel partenaires ou clients) viennent bien sûr l’éclairer. Potentiellement, tout titre présent sur internet est disponible partout dans le monde ; réduire son territoire, choisir la clôture de l’espace comme un élément déterminant de son offre informationnelle relève donc d’une construction moins contrainte. C’est la raison pour laquelle les acteurs de l’information non nationale sur internet proposent des échelles territoriales différentes, même si elles sont aujourd’hui encore marquées par les territoires institutionnels qui façonnent les médias papiers ou audiovisuels. Ainsi, la plupart des sites affichent leur volonté d’occuper des espaces communaux à l’échelle des grandes villes françaises ou des métropoles.
 
Ce choix a par exemple été celui du journal Libération lorsqu’il a décidé de lancer, au milieu des années 2000, des sites dédiés aux grandes villes françaises. Le réseau de blogs baptisé Libévilles a été animé par des journalistes de Libération exerçant en région ou par des pigistes recrutés pour l’occasion. La volonté de la direction du journal était d’augmenter son audience générale sur le web en proposant toute information liée à ces grandes villes présentant un intérêt général. L’objectif était donc de profiter d’internet pour offrir une information locale différente de celle des grands régionaux et susceptibles d’intéresser un lectorat urbain ayant délaissé la PQR. Malgré des chiffres de consultation non anecdotiques et la constitution de communautés de lecteurs, l’expérience s’est achevée en 2013. La disparition du réseau est le résultat d’une conjonction de facteurs dont l’origine est presque pour tous économique. N’amenant aucun revenu, coûteux en termes de temps de travail et n’étant pas intégrés dans une politique globale sur internet, la position de ces blogs est vite devenue intenable et ceci d’autant plus que la situation financière de Libération s’est dégradée(4).
 
Néanmoins, du point de vue territorial, l’expérience des Libévilles a ouvert une voie qui sera celle choisie par la plupart des acteurs, quelle que soit la forme de journalisme ou le modèle économique qu’ils tenteront de mettre en place. Ainsi de Grand Rouen à Carré d’info, des franchises Rue 89 à Marsactu ou du Dijonscope au Télescope d’Amiens, la grande ville ou la métropole est l’unité informative les plus fréquemment rencontrée. Cependant cette apparente similarité est à nuancer en fonction du type d’information développée. En effet, à côté de ces pure players de villes, il existe néanmoins des sites fondés sur des rapports au territoire différents qui peuvent être la région ou le département. Les plus anciens et pérennes d’entre eux sont Aqui.fr, couvrant toute la région aquitaine, et Ariegenews, centré sur le département de l’Ariège. Il est cependant remarquable que, quel que soit le niveau territorial retenu, tous les sites développant une information à un niveau infra-national, aient adopté une unité géographique administrative. Les cadres posés par les collectivités territoriales en France semblent ainsi très difficiles à dépasser du point de vue de l’information journalistique professionnelle.

Des modèles éditoriaux divers

Parmi la multitude des nouveaux acteurs de l’information locale en ligne, trois modèles éditoriaux semblent néanmoins se dégager. Le premier correspond à un journalisme local d’enquête, marqué par la volonté de créer du débat et de la polémique dans l’espace public local et dont l’inspiration historique est le journalisme d’investigation. Rare, ce modèle se retrouve aujourd’hui essentiellement chez MarsactuDijonscope et Le Télescope d’Amiens qui l’ont incarné par le passé ont déposé le bilan respectivement en 2013 et 2014. Pour les sites qui ont adopté ce modèle, le terrain d’enquête dépasse la commune pour prendre en compte l’ensemble des organisations et institutions exerçant une influence sur l’aire géographique choisie. Il s’adressent à un public intéressé par la politique et la vie publique en général et possèdent un rayonnement régional, voire peuvent intéresser au-delà. Leur modèle journalistique explicite est Mediapart.
 
Le second modèle éditorial correspond à des sites davantage cantonnés aux centres des grandes métropoles et s’adressant à un public hyper-urbain. Plus enclins à traiter des sujets culturels ou de société, ils peuvent être rapprochés de Rue 89. Leurs centres d’intérêt concernent donc un public réduit aux habitants plutôt jeunes et éduqués des grandes villes, qui ressemblent aux journalistes eux mêmes(5). Les franchises de Rue 89 à Lyon et Strasbourg, mais aussi Grand Rouen ou Carré d’infos, sont inspirés de ce modèle ainsi que Le Miroir fondé en 2013 par une partie de l’équipe de Dijonscope. À l’instar de leur confrère parisien, ces sites se fixent comme objectif d’effectuer un traitement original de l’actualité de leurs aires urbaines respectives : attachement à des sujets délaissés ou peu explorés par les autres médias locaux, adoption d’angles différents, indépendance vis-à-vis de l’agenda médiatique et institutionnel. Autre spécificité : l’adoption d’un mode de fonctionnement « participatif », tout en revendiquant une exigence journalistique et l’accent mis sur des question sociétales.
 
Enfin, le troisième modèle éditorial des pures players locaux consiste à traiter l’ensemble de l’actualité d’un territoire donné en construisant une information davantage conçue comme celle d’un magazine et adaptée aux réalités locales. Deux sites ont choisi cette direction, Aqui.fr et Ariegenews. Le premier couvre l’actualité de la région Aquitaine et le second celle du département de l’Ariège. Tous les deux entretiennent des bonnes relations avec toutes les institutions de leur territoire et éditorialisent les informations que ces dernières leur fournissent. Cette façon d’aborder l’actualité locale est en bien des points similaire à celle pratiquée par la PQR traditionnelle. Une information vitrine sur la vie des collectivités, que l’on pourrait croire produite en collaboration avec les services de communication de ces institutions, mais qui se voit dotée d’une certaine crédibilité par sa cohabitation avec des contenus moins consensuels, portant sur des sujets faisant débat dans l’espace public régional ou départemental. L’apparente indépendance de la source de publication devient ainsi un avantage pour sortir des logiques de communication pure et donner un lustre journalistique à une information largement « au service » des organisations structurant le territoire.

Une économie fragile

D’un point de vue économique, aucun modèle ne peut être considéré comme un succès incontestable mais certains sont plus prometteurs que d’autres. Tout d’abord, aussi bien le modèle payant que celui du financement par la seule publicité se sont révélés des échecs. Ceux qui s’y sont essayés – Dijonscope et Le Télescope d’Amiens pour le modèle payant ; Carré d’info et Grand Rouen pour le modèle publicitaire – ont aujourd’hui disparu. Précisons que tous ces sites ont été fondés et dirigés par des journalistes avec peu ou pas d’expérience d’entrepreneuriat et ont été faiblement capitalisés dès le départ. Leur échec à démontré que la production d’information infra-nationale d’espace public, quelle que soit la façon de l’envisager, ne pouvait se financer par elle-même dans le contexte actuel.
 
Les pure players locaux qui survivent, même avec difficulté, depuis maintenant plusieurs années, possèdent deux caractéristiques communes : ils sont entre les mains de professionnels des médias disposant d’une expérience de gestion conséquente et ont su développer des ressources et des partenariats en lien avec leur environnement. Ariegenews, Marsactu et Aqui.fr sont non seulement des sites dirigés par des professionnels des médias (respectivement un ancien fondateur associé de Dailymotion et entrepreneur expérimenté ; un ancien cadre de Lagardère Interactive ayant dirigédeux télévisions locales à Toulouse et Marseille ; un ancien rédacteur en chef de Sud-Ouest), mais en plus des entreprises ayant su proposer des produits annexes (productions vidéo et multimédia pour les institutions, les collectivités et les entreprises ; formations ; partenariats pour la communication d’évènements….). Ainsi, même si leurs résultats économiques sont toujours fragiles et leur pérennité non assurée, ces trois sites salarient des journalistes professionnels et proposent une actualité quotidienne sur leur territoire qui renouvelle en partie le genre.
 
Si l’on tente de faire un bilan de la situation de l’information locale en ligne en 2014, on peut pointer des tendances et des pratiques pouvant être considérées positivement selon une conception idéale-typique et normative de l’espace public démocratique. Ainsi, certains nouveaux acteurs exercent le métier de journaliste en totale indépendance, voire en opposition critique aux institutions locales, ce qui est loin d’être le cas dans la PQR. Leur existence, même précaire, est donc un signe encourageant pour ce qui est du renouvellement de l’espace public local. De plus, leur ligne éditoriale semble parfois  moins dépendante de l’agenda officiel et davantage pluraliste. Enfin, loin des clichés du « journalisme assis » qui serait le sort obligatoire du web, à l’échelle locale, même le journalisme en ligne est nécessairement un journalisme de terrain. Ceci est d’autant plus vrai que la reconnaissance par les acteurs de la vie sociale et politique locale, indispensable pour l’exercice du métier au quotidien, ne peut advenir qu’à travers le contact physique inhérent à la présence permanente sur le terrain.
 
Reste la question économique et celle de la visibilité. Les pure players qui ont survécu au boom de ces dernières années restent malgré tout relativement marginaux. À quelques exceptions près ils n’ont pas réussi à s’adresser au grand public pour qui ils demeurent inconnus, ne dépassant parfois pas les quelques milliers de visiteurs mensuels. Dans le même temps, ils ne sont pas aujourd’hui économiquement stabilisés et ne peuvent prétendre au développement à long terme en suivant les seules lois du marché ou en se limitant uniquement à la production d’information journalistique. Ceux qui réussissent mieux économiquement sont dans l’obligation de trouver un modus vivendi de proximité avec les institutions qui les entourent, ce qui peut mettre en cause leur impartialité et leur esprit critique, à l’image de la PQR. Par conséquent, derrière le foisonnement se cache la fragilité, mais une alternative professionnelle à la domination des grands groupes semble cependant émerger sur la toile. C’est pourquoi, si l’on s’en réfère à l’esprit des lois sur la presse présidant à la réorganisation du secteur dans les mois suivants la Seconde Guerre mondiale, il paraîtrait logique de répartir différemment les aides de l’État à la presse pour encourager un vrai pluralisme de l’information locale, indispensable au bon fonctionnement d’une démocratie décentralisée.
 
Notons enfin également que l’information infra-nationale ne se réduit pas aux journalistes professionnels et que de nombreuses sources sur différents supports dessinent un paysage plus complexe et sur lequel il faudra revenir…

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Crédit photo : Lisa Padilla / Flickr (image modifiée)

Références

Franck BOUSQUET, Nikos SMYRNAIOS, « L’information en ligne et son territoire : positionnement comparé entre un pure player départemental et un quotidien régional » in Jacques NOYER, Bruno RAOUL et Isabelle PAILLIART (dir.), Médias et territoires : permanences et mutations, Presses Universitaires du Septentrion, Villeneuve d'Ascq, 2013, p. 193-214.
 
Franck BOUSQUET, Emmanuel MARTY, Nikos SMYRNAIOS, « Les nouveaux acteurs en ligne de l’information locale : vers une relation aux publics renouvelée ? », Communication au colloque international « Le journalisme en ligne et ses publics », Bruxelles, 5 et 6 décembre 2013.
 
Nikos SMYRNAIOS, Franck BOUSQUET, Dominique BERTELLI, « Les acteurs de l’information locale natifs du web : le cas de Toulouse  », Communication au colloque Mejor Mudanças Estruturais no Journalismo, Natal 5-6 mai 2013.
(1)

Franck BOUSQUET, Nikos SMYRNAIOS, « L’information en ligne et son territoire : positionnement comparé entre un pure player départemental et un quotidien régional » in Jacques NOYER, Bruno RAOUL et Isabelle PAILLIART (dir.), Médias et territoires : permanences et mutations, Presses Universitaires du Septentrion, Villeneuve d'Ascq, 2013, p. 193-214. 

(2)

Ainsi, selon une étude récente du Reuters Institut, alors que les sites des journaux locaux sont cités parmi les premières sources d’information consultées sur le web en Allemagne, en Grande Bretagne et en Italie, ils sont complètement absents de cette liste pour ce qui est de la France. 

(3)

Sans compter les blogs de personnalités locales ou de militants qui occupent souvent l’espace de la polémique sur un territoire donné mais qui, s’ils participent à la configuration informationnelle, revendiquent avant tout leur subjectivité et leur volonté de faire vivre le débat. 

(4)

Nikos SMYRNAIOS, Franck BOUSQUET, Dominique BERTELLI, Les acteurs de l’information locale natifs du web : le cas de Toulouse , Communication au colloque Mejor Mudanças Estruturais no Journalismo, Natal 5-6 mai 2013 . 

(5)

Franck BOUSQUET, Emmanuel MARTY, Nikos SMYRNAIOS, les nouveaux acteurs en ligne de l’information locale : vers une relation aux publics renouvelée ? , Communication au colloque international « Le journalisme en ligne et ses publics », Bruxelles, 5 et 6 décembre 2013. 

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