Les séries françaises manquent-elles d’audace ?

Les séries françaises manquent-elles d’audace ?

Depuis quelques années, on entend parler d’un « renouveau des séries françaises ». Pourtant, le chemin vers une production enfin audacieuse et risquée semble encore long.
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Fin juin, via son blog sur les séries, Télérama publiait les résultats d’un sondage en ligne sur les meilleures séries de la saison 2013-2014. Pas de surprise, que ce soit en comédie ou en drame, les séries américaines dominent le classement. Les fictions françaises ont beau avoir leur propre classement (avec Hero Corp en tête), aucune n’a réussi à rivaliser avec les séries américaines auprès des sondés. Pire encore, dans le Top 3 des séries les plus détestées, on retrouve Plus Belle La Vie et Joséphine Ange Gardien. Si l’on peut légitimement estimer que ces séries à succès et « franchouillardes » souffrent d’un bashing bien connu, le constat reste amer : les séries françaises peinent encore à faire l’unanimité auprès de leur propre public.
 
Pour bien saisir l’ampleur du phénomène, l’on peut citer un rapport publié début juin par le CSA sur les meilleures audiences de la fiction dans différents pays européens. Alors qu’au Royaume-Uni, en Allemagne ou en Italie, les dix meilleures audiences sont entièrement occupées par des fictions locales (huit audiences sur dix Espagne), la France montre un classement plus mitigé, certes en progrès, mais dominé par TF1. Cinq des dix premières places sont occupées par des fictions américaines telles que Mentalist ou Unforgettable. De plus, deux des meilleures audiences françaises le sont grâce à des formats courts de six minutes tels que Nos chers voisins. Des formats fédérateurs, dictés par les objectifs de TF1, et souvent critiqués pour leur bienséance. « Le seul code de TF1, c'est vrai, c'est de parler à un large public, explique Marie Guillaumond, directrice adjointe de la fiction de la chaîne. On ne fait pas une fiction de niche, mais une fiction qui s'adresse à 7 millions de personnes. »
 On ne fait pas une fiction de niche, mais une fiction qui s'adresse à 7 millions de personnes. 

 
On évoque souvent les créations originales de Canal+ ou d’Arte (comme Ainsi soient-ils), mais ces productions restent largement minoritaires dans le volume produit en France. Canal+ par exemple dépense une cinquantaine de millions d’euros par an pour ses fictions, alors que TF1 en dépense presque 130 millions et que France Télévisions à elle seule représente 52 % des investissements en matière de fiction française avec près de 280 millions d’euros investis en 2014.
 
Les séries Canal+ bénéficient également d’une campagne marketing rondement menée pour créer l’événement autour de ses productions.  La chaîne cryptée a par exemple lancé un site interactif et a envoyé des dictaphones avec des messages plutôt inquiétants à des journalistes pour provoquer le “buzz” autour de la diffusion de Tunnel, adaptée de la série suédoise Bron. Mais pour le blogueur Manuel Raynaud, l’originalité des fictions Canal est toute relative et se rapproche plus d’un network américain gratuit plutôt que de la chaîne payante HBO à laquelle on la compare souvent. « Ce constat s'appuie sur les thèmes et les traitements des séries de Canal+ qui n'ont rien de très dépaysants, explique-t-il. Une série comme Broadchurch, formellement classique, me paraît en fait beaucoup plus originale que des séries comme Engrenages ou Borgia. Les Revenants font exception, c’est à cette série que Canal+ doit ce cachet de "création originale". »
 
Autre argument souvent entendu : le financement des fictions. Une série américaine bénéficie certes de budgets colossaux (75 millions de d’euros pour une saison de 12 épisodes en moyenne), mais de nombreuses fictions, en Europe notamment, sont développées, même avec peu d’argent. Hollands Hoop, une série hollandaise présentée lors du Festival Série Séries début juillet à Fontainebleau, n’a obtenu qu’un budget de 3,2 millions d’euros pour les huit épisodes de la saison 1, ce qui ne l’a pas empêché de séduire ceux qui l’ont visionnée. À l’inverse, la série franco-américaine Taxi Brooklyn, qui bénéficiait d’un budget record de 2 millions d’euros par épisode, n’a pas rencontré un grand succès -ni critique, ni public- en France.


Mais au-delà des questions de financement, et entre les deux séries citées à l’instant, les critiques évoquent souvent le manque d’audace de la fiction française. Hollands Hoop, la série hollandaise citée plus haut, est un exemple parmi d’autres en matière de créations originales au niveau européen. On y suit le parcours d’un psychiatre miséreux qui, en découvrant des champs de cannabis dans la ferme dont il vient d’hériter, décide de devenir dealer de drogue (la filiation à Breaking Bad est revendiquée par son créateur Franky Ribbens). Alors que ce genre de série, à la fois humoristique et subversive, est plutôt l’apanage des chaînes privées (comme  Weeds sur Showtime), Hollands Hoop réussi l’exploit d’être diffusée à la rentrée sur la chaîne publique NTR. « Nous aimons les séries qui ne sont pas toutes douces et gentilles », avait alors expliqué Marine Blok, en charge du département drama de la chaîne. Pourrait-on voir ce genre de série, à la fois originale et osée, sur des chaînes comme TF1 ou France 2 ? Pas si sûr, si l’on en croit Bénédicte Lesage, co-gérante et productrice chez Mascaret Films. « Les Pays-Bas ont un rapport évidemment très différent avec le cannabis. Mais en France, il y a beaucoup de sujets de division que France Télévisions par exemple aurait peur d'aborder je pense. Ils ne vont pas au bout de leur rôle de service public qui est d'explorer des terrains et des approches d'écritures différents. » « Le diffuseur finance l'essentiel d'une série qu'il souhaite fédératrice pour le public, explique la scénariste Claire Lemaréchal, alors on ne peut pas s'attendre à voir des pépites de création tous les jours. » « Je n’ai pas l'impression qu'on manque d'audace, répond Thierry Sorel, patron de la fiction à France 2. On traite des sujets durs, comme la pédophilie dans les églises, la violence routière... Mais « l'audace » est souvent un paravent derrière lequel on se cache pour ne pas faire le travail qui doit être fait. »
 
Alors pourquoi certains professionnels reprochent aux chaînes un manque de prise de risque ? « Il y a plusieurs raisons qui font que le contenu pêche au sein de nos fictions, selon Julie Salmon, de la société High concept, qui propose une méthode de développement de fictions pour les professionnels. Mais la plus flagrante est que le choix des projets ne se fait pas sur le contenu. Si la série est portée par un inconnu, la chaîne ne lui fera pas confiance. » Dans une interview accordée au site Season One, la productrice Joanne Forgues raconte la production de Série noire, une fiction québécoise narrant les mésaventures de deux scénaristes. Expliquant les prémices du projet, la productrice compare les systèmes français et québécois, très différents. Elle raconte que la proposition d’un créateur peut être très bonne, France Télévisions  ne suivra pas si aucune vedette du milieu ne porte le projet. « Ils me parlaient du casting avant même de parler du projet », explique-t-elle.
 Il y a peut-être un risque de devenir un pays sous-développé de la création 
 « Il y a peut-être un risque de devenir un pays sous-développé de la création, estime de son côté la productrice Bénédicte Lesage, c'est à dire de ne pas faire confiance aux créateurs en misant sur des choses qui ont déjà marché ailleurs. » Début septembre, France Télévisions a annoncé qu’elle planchait toujours sur l’adaptation de la série anglaise à succès Broadchurch en promettant de « changer l’intrigue ».  Même chose pour TF1, qui est en train d’adapter de nombreux formats étrangers, comme elle l’avait avec Falco, d’origine allemande. Un choix assumé et logique pour la première chaîne. « L'adaptation est une tendance assez forte c’est vrai, une série qui a du succès à l'étranger ça donne forcément envie et c'est rassurant, explique Marie Guillaumond, directrice artistique adjointe de la fiction chez TF1. Mais ça ne veut pas dire qu'on fait du copié-collé, on sous-estime trop l’originalité d’une adaptation. » Dans les mois qui viennent on pourra alors voir le remake de Little Mom (Israël), Marchlands (Royaume-Uni) ou encore Rita, une série danoise sur une prof au caractère bien trempé.
 
Quand on parle d’innovation et d’audace en matière de fiction aux acteurs de la fiction française, tous préfèrent regarder vers la Scandinavie. « Les autres pays en Europe ont tous fait le travail d'importation du savoir-faire dramaturgique américain, sauf la France. » avoue Thierry Sorel, patron de la fiction chez France 2. Même sans avoir les moyens des Américains, les séries nordiques à succès se multiplient depuis plusieurs années : Borgen, The Killing, Real Humans... Lors de son passage au Festival Série Séries, Christian Wikander, directeur de la fiction pour la chaîne suédoise SVT, a expliqué ce qui, selon lui, a permis ce succès mondial : l’histoire. « Nous travaillons énormément sur le concept du projet, expliquait-il, car si la série ne marche pas, c’est à ce niveau là qu’on aura échoué. » D’où l’importance, selon lui, de l’auteur, du créateur : « Les créateurs ou les scénaristes sont présents tout au long du développement de la fiction, c’est leur histoire. » La scénariste Claire Lemaréchal partage cet avis : « c’est parce qu’on donne les rennes de la série à son créateur que la cohérence artistique du projet est assurée. » Et aux États-Unis, c’est le showrunner qui tient les rennes de son histoire.

Il y a quelques mois, lors du festival Séries Mania organisé à Paris, les fans de séries se sont précipités pour rencontrer Nic Pizzolatto, nouvelle star de la télévision américaine. Lors de sa master class, il a présenté son travail de showrunner sur la série déjà culte True Detective. D’abord professeur de littérature et écrivain, il a proposé cette série à HBO, la chaîne rêvée pour tout créateur de fictions aux États-Unis. Choix des acteurs et du réalisateur, écriture de la saison entière,... Nic Pizzolatto a pu gérer toute la création de True Detective, faisant de lui un des showrunner les plus demandés cette année.
 
Ce métier, qui désigne aux États-Unis la personne supervisant chaque étape de la création d’une série, du scénario à la réalisation et à la post-production, est quasi inexistant en France. Et pour cause, le showrunner, véritable symbole de l’industrie télévisuelle aux États-Unis, ne trouve pas de véritable équivalent dans l’Hexagone. France Télévisions a confié par exemple les rennes de Fais pas ci, fais pas ça à plusieurs directeurs de collection successifs. Un village français est une des très rares séries à utiliser le système de showrunning avec Frédéric Krivine. « On n’arrivera pas à avoir des showrunner à l'américaine, qui sont de vrais businessmen avec des moyens qui ne sont pas comparables aux nôtres, avoue Claire Lemaréchal. Mais on peut espérer voir des showrunner à la française, avec un créateur au cœur du processus et à qui on donnera des responsabilités et la possibilité d'aller au bout de son point de vue. »
 On peut espérer voir des showrunner à la française, avec un créateur au cœur du processus et à qui on donnera des responsabilités et la possibilité d'aller au bout de son point de vue. 

 
Si les chaînes sont encore un peu frileuses à l’idée de soutenir un jeune auteur inconnu porteur d’un projet prometteur, les scénaristes ont, de leur côté, décidé de prendre les choses en main, notamment avec l’arrivée des ateliers d’écriture.
 
 « On a beaucoup de mal à entrer dans une logique de création collective. [...] La réussite, l’œuvre, la création, sont vécues comme des actes très individuels, quasi identitaires. » En quelques mots, dans une tribune parue fin 2013 dans Les Échos, le DG de Canal+, Rodolphe Belmer, résumait l’un des problèmes de fond de la création française en matière de fiction. Vince Gilligan, le créateur de Breaking Bad, va plus loin dans Difficult Men, un essai de Brett Martin sur la création des séries américaines : « La pire chose que nous aient donnée les Français, c’est le culte de l’auteur, explique-t-il. C’est une vaste connerie ! Vous ne faites pas un film vous-même. Vous ne faites certainement pas une série télévisée vous-même. Vous faites confiance à des gens dans leur travail… » Le culte de l’auteur dont parle Vince Gilligan est inscrit dans l’ADN des séries françaises depuis son apparition, hérité d’une histoire bien particulière. « La France sort d'une culture qui était successivement littéraire puis cinématographique, rappelle Bénédicte Lesage, productrice. Avec la Nouvelle Vague par exemple, on mettait l'auteur au centre du projet. » Pour Manuel Raynaud, auteur du blog Dimension série pour Arte et co-créateur du site Spin Off, les Français doivent avant tout trouver leur propre identité en matière de fiction télévisuelle : « si l'on veut se construire une identité culturelle télévisée, il faudrait forcément se trouver des références comme on en trouve aux États-Unis ou au Royaume-Uni depuis 60 ans.  » En effet, chez nos voisins anglo-saxons, les séries ont émergé dès la fin des années 1950 avec des maîtres tels que Walt Disney ou Hitchcock aux commandes.
  La pire chose que nous aient donnée les Français, c’est le culte de l’auteur ! 

 
Quand les séries ont enfin commencé à se développer en France, beaucoup les considéraient comme des « films découpés en épisodes. » Et cela s’est d’abord fait avec des réalisateurs venus tout droit du cinéma à l’identité très forte qu’ils entendaient défendre coûte que coûte. « Avec les séries, le créateur doit être capable de défendre son univers tout en acceptant d'entendre ce qui peut l'enrichir ainsi que de travailler en groupe », explique la productrice. « En matière de séries, on en est encore aux gammes, mais les choses changent progressivement en France, de plus en plus de passerelles se créent avec le cinéma », ajoute Thierry Sorel. De plus, des groupes de scénaristes se sont lancés pour travailler ensemble au sein d’ateliers d’écriture, comme le collectif SAS. Des formations dédiées à l’écriture de séries se sont également mises en place. C’est notamment le cas du CEEA (Conservatoire européen d’écriture audiovisuelle), d’INA Sup, ou plus récemment de la Femis, l’école nationale supérieure des métiers de l’image et du son, où s’est ouvert une formation spécialisée. Et dans les deux cas, l’objectif est clair : apprendre aux élèves à mettre leur égo de côté pour travailler en groupe.
 
De son côté, le gouvernement semble avoir compris les signaux envoyés par les différents syndicats d’auteurs et de producteurs. Lors de la 11e journée de la Création, dans le cadre de Série Séries, l’ex-ministre de la Culture Aurélie Filippetti a confirmé la mise en place d’une réforme faisant suite à l’accord entre la guilde des scénaristes, l’Union syndicale de la production audiovisuelle, le Syndicat des producteurs et la Société des auteurs et compositeurs dramatiques. Si tout va bien, dès janvier 2015, les producteurs devront consacrer 10 % du financement d’une série à la seule écriture des œuvres. L’aide maximale dédiée à l’écriture ainsi que l’aide au concept seront également revues à la hausse. De quoi donner un peu d’espoir à des auteurs qui n’attendent que le feu vert des chaînes et des producteurs pour démontrer enfin toute l’originalité et l’identité de la création française.

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