Entre Helen Keller et Mère Teresa
Smiti Jayekar joue dans les soap operas depuis quinze ans. L’âge aidant, elle a glissé progressivement du rôle de belle-fille à celui de belle-mère et joue maintenant celui de grand-mère, dans la nouvelle série Ghar Aaga Pardesi diffusée sur Sahara One. Pour elle, il ne fait aucun doute que les Indiens aiment voir souffrir les femmes. Et si les feuilletons sont centrés autour des figures féminines, audience oblige, leurs scénarios ne sont pas tendres avec elles. « L’héroine indienne d’un soap opera, c’est un mélange d’Helen Keller et de Mère Teresa, une sainte à qui il n’arrive que les pires ennuis. » Les personnages sont tous stéréotypés, pour chaque feuilleton, il faut un méchant, qu’il sera facile d’identifier par son costume, son maquillage, sa gestuelle, ainsi que par la musique qui accompagne son entrée en scène. Comme dans la mythologie indienne dans laquelle les scénaristes puisent généreusement, forces du mal et forces du bien s’affrontent. Il y a peu de dialogues – surtout des monologues – et la plupart des scènes se concluent en pleurs, voire parfois en gifles, tandis que la caméra tourne autour des personnages figés dans des expressions horrifiées. Côté décor et costumes, les scènes rurales sont privilégiées, les anciennes havelis (qui sont des petits palais) retrouvent vie le temps du tournage, les femmes sont lourdement apprêtées dans leurs saris de cérémonie, couvertes de bijoux et portent tous les signes distinctifs de leur statut : bindi sur le front, et trait de vermillon rouge dans les cheveux permettent d’identifier les femmes mariées au premier coup d’œil.
Smiti Jayekar sur le tournage de Ghar Aaga Pardesi
Depuis quelques années, cependant, les chaînes tentent de rompre avec le moule des sagas familiales traditionnelles dans l’espoir d’attirer un public plus jeune. Colors TV, particulièrement, s’est distinguée avec plusieurs séries au contenu plus « régionalisé » et touchant à des sujets de société. Ainsi, le soap
Balikha Vadhu aborde le sujet des mariages d’enfants depuis 2008. Après plus de 1 200 épisodes, son succès ne se dément pas et il continue à afficher les meilleurs taux d’audience pour une série télévisée (
4,7 % en mars 2013). Dans un pays où 50 % des filles sont mariées avant l’âge de 18 ans, les producteurs estiment avoir une responsabilité sociale et diffusent, à l’issue de chaque épisode un message à l’attention des téléspectateurs pour rappeler quelles sont les coutumes régressives qu’il faudrait abandonner. Mais le public ne suit pas toujours, et les taux d’audience forcent les chaînes à recentrer leurs séries vers la «
kitchen politics », voire à adopter des choix scénaristiques rétrogrades. Ainsi, dans
Pratigya, une série diffusée sur la chaîne Star Plus, l’héroïne commençait par gifler celui qui la harcelait – une pratique indienne répandue nommée «
eve-teasing », littéralement « taquiner Eve » – envoyant un message fort aux Indiennes : celui de ne plus accepter d’être harcelées dans la rue. Mais les scénaristes conclurent la série en lui faisant épouser son tourmenteur. Quant au producteur de
Saubhagyavati Bhava, une série diffusée sur Life OK et qui visait à dénoncer les violences conjugales, il fut surpris de recevoir des appels téléphoniques de téléspectatrices conseillant à l’héroïne de rester avec son mari violent, parce qu’il était riche et qu’il l’aimait. Pour reprendre
la comparaison d’Alessandra Stanley, journaliste au
New York Times, les
soap operas sont comme une jeune mariée indienne : ils testent parfois leurs limites mais finiront par rentrer dans le droit chemin sans faire de vagues.
Le baiser de la série Bade Achhe Lagte Hain
Reste la question de l’intimité. Que peut-on montrer, à la télévision indienne en
prime time ? Des mariages d’enfants, oui, des scènes de violence conjugales également, mais surtout pas de scènes « romantiques ». Sony a pourtant créé la surprise et le scandale en faisant s’embrasser ses deux héros – mariés – dans
Bade Achhe Lagte Hain en mars 2012. Ce baiser est le tout premier à apparaître dans une série télévisée indienne et pour le moment,
il reste le seul.