Virginie Sonet, jeune chercheur au Carism-IFP et post-doctorante au sein de la Chaire Audiovisuel & Numérique de l’université Paris II – Panthéon-Assas, est la lauréate du prix Ina THEQUE 2015 pour sa thèse « Les usages sociaux et les logiques économiques de l’audiovisuel sur smartphone ».
Pourquoi avoir privilégié, pour votre thèse, le smartphone à d’autres terminaux connectés comme la tablette ?
Virginie Sonet : Quand j’ai commencé ce travail de recherche, la tablette venait à peine d’être mise sur le marché. L’iPad avait seulement quelques mois de commercialisation. En avançant dans le temps, j’aurai pu effectivement intégrer la tablette dans la problématique mais j’ai conservé le smartphone pour une raison un peu particulière : c’est le seul terminal véritablement hybride en termes de communication, de divertissement et d’information.
Comment consomme-t-on de l’audiovisuel sur smartphone ? Quelles sont les contenus les plus regardés ?
Virginie Sonet : C’est assez variable. Concernant les contenus, on retrouve majoritairement des petites vidéos sur YouTube, des extraits d’émissions de programmes télés mais aussi des vidéos générées par les utilisateurs. Ce qui est vraiment intéressant, ce sont les modalités de cette consommation. Mon travail de recherche a permis de montrer qu’au moment où j’ai étudié les usages, il n’y avait pas de portabilité entre les préférences audiovisuelles sur les terminaux fixes et la consommation d’audiovisuel sur les terminaux mobiles. On était pourtant parti de l’hypothèse que les fans de sports, de séries ou d’informations allaient reporter leur consommation audiovisuelle sur les terminaux fixes vers les terminaux mobiles. On pensait qu’ils essaieraient d’en étendre la consommation or ça ne s’est pas vérifié du tout.
La rencontre avec un contenu audiovisuel s’effectue donc dans le cadre d’une autre pratique
Il a donc fallu trouver quelle était l’autre entrée, l’autre modalité qui fait qu’on consomme de l’audiovisuel sur smartphone. J’ai travaillé avec des carnets de bord où une colonne demandait aux enquêtés de renseigner la provenance des contenus qu’ils avaient regardés. Je me suis rendu compte que c’était un critère très important puisque 50 % des contenus qui étaient visionnés pendant l’enquête provenaient des réseaux sociaux, des mails ou des SMS. La rencontre avec un contenu audiovisuel s’effectue donc dans le cadre d’une autre pratique. Notre entrée en contact avec des contenus audiovisuels relève majoritairement de la rencontre fortuite. C'est-à-dire que le contenu est rencontré dans un fil d’actu Facebook ou Twitter, dans un mail ou en lisant un article de presse par exemple.
Deux autres modalités se sont aussi dégagées. Premièrement celle de la recherche. J’ai eu des enquêtés qui allaient chercher un contenu en particulier sur YouTube mais, dans ce cas, l’utilisateur sait que le contenu existe. Il y a donc quelque chose d’assez opportuniste. C’est pour le montrer à quelqu’un d’autre, le partager ou le revoir, mais l’utilisateur a conscience de l’existence du contenu. Deuxièmement, la plus marginale, voire anecdotique, c’est celle que j’ai baptisée « préméditation ». C’est le seul cas où la pratique peut être véritablement qualifiée d’audiovisuelle. On a des utilisateurs qui vont par exemple télécharger un film intégralement dans leur smartphone avant de voyager ou alors qui, dans leur emploi du temps quotidien, savent qu’à tel moment de la journée ils pourront regarder en direct leur série. C’est quelque chose de très ancré dans un emploi du temps, prémédité. La consommation d’audiovisuel est donc prévue, engagée à l’avance. C’est une application beaucoup plus forte mais c’est un registre qui s’est avéré réellement marginal.
Un smartphone peut-il alors se substituer à un téléviseur ?
Virginie Sonet : Aujourd’hui, on a des écrans plus grands, des débits supérieurs et des fonctionnalités comme
l’AirPlay qui font que, dans certains contextes, on peut avoir de plus en plus un écran qui se substitue à un téléviseur puisque les offres commerciales se sont adaptées. Mais ce qui est ressorti de cette étude, c’est que la partie des pratiques qu’on peut réellement qualifier d’audiovisuelles, avec une implication, un engagement, une véritable volonté de regarder un contenu est marginale. On est beaucoup plus dans quelque chose de l’ordre de la sérendipité.
Comment le secteur de l’audiovisuel s’est-il positionné dans cette évolution des usages ? Quels sont les investissements, les stratégies ?
Virginie Sonet : Je me suis concentrée exclusivement sur les chaînes de télévision historiques, pour voir comment elles se sont implantées dans ce nouvel environnement. Au début, les chaînes avaient pris le pari que la télévision sur téléphone portable serait forcément un succès. Elles ont donc tenté d’intégrer leurs bouquets de chaînes aux opérateurs mobiles. Les chaînes ont été très déçues. Les audiences étaient ridicules et les chaînes ne pouvaient pas proposer autre chose que leur live. Leur offre était de facto assez limitée. Elles ne pouvaient pas non plus valoriser leurs espaces publicitaires dans ce dispositif-là.
Avec la possibilité de créer des applications et d’avoir des libertés éditoriales plus importantes, les chaînes ont, à partir de décembre 2009, lancé leurs propres applications. Au départ, c’était simplement une volonté de suivre les usages. Les chaînes essayaient de suivre les usages pour ré-agréger une audience qui s’était fragmentée. Elles voulaient aussi suivre le mouvement qui a été impulsé par le monde de la publicité sur smartphone. Il y avait cette volonté de pouvoir proposer aussi aux annonceurs ce type de dispositifs et donc de vendre plus de publicité.
Une des premières a été le player de TF1, une application qui était payante au départ. Un véritable fiasco puisqu’en fait, ils ne proposaient là encore que l’antenne et que la chaîne n’avait pas l’intégralité des droits de diffusion sur ce nouvel écran. On pouvait donc tomber en milieu de journée sur un écran noir pendant une demi-heure car la chaîne n’avait pas l’autorisation de diffuser telle ou telle série. Ils ont mis quelques mois à abandonner cette application pour en refaire une en même temps que M6, France Télévisions et Canal+ avec un accès au direct (les chaînes ont réussi à convaincre les ayant-droits de pouvoir étendre leurs droits sur ces nouveaux terminaux) et une partie dédiée aux programmes en replay.
Il y a eu ensuite tout un mouvement de surenchère, toujours sensé répondre à l’évolution des usages, avec des informations pratiques telles que le trafic, la météo, des jeux, l’accès à d’autres applications, des liens vers les sites des émissions… Mais les audiences étaient toujours aussi faibles et donc les tarifs publicitaires aussi.
Et aujourd’hui ? Où les chaînes se dirigent-elles ?
Virginie Sonet : Les chaînes ont fini par réduire la voilure de leurs applications et le nombre de fonctionnalités. Les coûts sont énormes pour développer des applications qui supportent de la vidéo. Il y a donc une volonté d’épurer leurs applications et même de sortir de ce système. Les chaînes imaginent maintenant passer par des systèmes de
responsive design ou de
web app. Elles veulent utiliser du code HTML pour éviter de développer des applications natives sur les plateformes mobiles disponibles, pour réduire leurs coûts.
Pour les chaînes, quels sont les problèmes posés par le fait de développer des applications sur ces plateformes ?
Virginie Sonet : Les marques de télévision, qui sont des marques très fortes dans l’univers fixe, ne le sont pas dans l’univers du mobile
Les chaînes ont cru à un moment donné que passer par ces
walled garden leur ferait gagner en liberté éditoriale. Qu’elles pourraient proposer ce qu’elles voulaient comme application, à la fois aux utilisateurs et aux annonceurs. Il s’est avéré que, notamment pour l’App Store, le dispositif est en réalité très contraignant d’un point de vue éditorial. Le fait que les plateformes de Google et Apple donnent des outils d’écriture pour développer des applications a été perçu d’abord comme une aubaine. Sauf que ça a contraint les chaînes à rentrer dans un calibrage, un formatage des applications, ce qui a réellement limité leur liberté éditoriale puisqu’il faut intégrer l’ensemble des outils qu’Apple, par exemple, suggère très fortement d’intégrer. Une application chez Apple passe aussi par toute une phase de validation contrairement à Google. À tel point que les développeurs des chaînes ont qualifié d’Apple de « boîte noire ». C'est-à-dire qu’ils envoyaient leurs applications et récupéraient un résultat qui leur disait qu’il fallait enlever telle chose sans savoir pourquoi. Parmi les outils rédhibitoires, il y a aussi l’intégration de petits modules qui permettent de collecter les données personnelles et les habitudes de navigation des utilisateurs.
Les chaînes, pour être référencées au sein de ces boutiques et être visibles, sont donc obligées de se plier à tout un panel de contraintes au cours desquelles elles cèdent de la liberté éditoriale et où elles cèdent la connaissance de leurs utilisateurs car une partie des données ne leur revient pas.
Au final, les chaînes payent très cher le fait d’être dans ces boutiques car, si elles ne sont pas référencées dans les bonnes catégories, elles sont rarement téléchargées ou utilisées. Les marques de télévision, qui sont des marques très fortes dans l’univers fixe, ne sont pas des marques fortes dans l’univers du mobile.
En quoi le fait de passer vers des web app va-t-il changer quelque chose ?
Virginie Sonet : L’idée est de gagner en liberté éditoriale, de gagner la possibilité de recueillir les données des utilisateurs avant que celles-ci ne soient confisquées ou détournées par les plateformes mobiles. Le principal avantage est aussi la réduction des coûts puisque le développement d’une application peut coûter plusieurs centaines de milliers d’euros. Puis, à partir du moment oùon est sur du code HTML, on peut être présent sur tous les smartphones sans avoir à développer une application à chaque fois pour Android (Google), iOS (Apple) ou Microsoft.
Mais les usages sociaux du smartphone ne privilégient-ils pas d’abord les applications ?
Virginie Sonet : Si, tout à fait. Plusieurs études ont montré que les utilisateurs d’iPhones téléchargeaient énormément d’applications et les utilisaient beaucoup. C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles Apple exerce un contrôle assez drastique sur ses applications, pour qu’elles soient de bonne qualité et très stables, donc plus à même d’être utilisées fréquemment. On a effectivement une propension un peu plus importante à utiliser les applications quand on est sur ce type de terminaux.
Le fait d’aller chercher une web app demande un degré de technophilie supérieur que de simplement télécharger une application native. Il faut aller la chercher sur son navigateur via un moteur de recherche, installer l’app sous forme de raccourci, etc. Cela demande un nombre de manipulations qui ne sont pas forcément simples et intuitives pour une grande partie de la population.
Ces nouvelles stratégies économiques développées par les chaînes de télévision vont donc au contraire des usages sociaux sur smartphone. Est-ce une stratégie gagnante ?
Virginie Sonet : C’est très difficile à dire. Je pense que les chaînes de télévision sont de toute façon obligées d’être sur ces terminaux-là quoiqu’il arrive. Elles sont donc obligées de développer leurs applications. Même si elles essayent de se « webiser », elles ne peuvent pas complètement supprimer l’application derrière. Il faut qu’elles continuent d’exister dans ces boutiques-là parce que leurs marques ne sont pas suffisamment fortes sur mobile. Après est-ce qu’il y a une bonne solution pour les médias comme les chaînes de télévision pour être présents sur les smartphones… Aujourd’hui, j’en doute beaucoup.
Vous pensez que le secteur de l’audiovisuel classique ne peut pas rattraper son retard sur les médias nativement numériques ?
Virginie Sonet : Je ne pense pas que ça soit une question de retard. Le smartphone favorise des usages qui sont bien particuliers. Notamment sur le fait de consommer des contenus médiatiques. On parle de la télé mais on peut étendre la problématique à d’autres médias comme la radio ou la presse. On rencontre désormais le contenu médiatique via les réseaux sociaux, on ne va plus forcément le chercher. Les usages sur ce type de terminaux sont dans l’instantanéité et ne sont pas forcément dans le registre intentionnel. On est sur de la micro-consommation.
Les chaînes de télévision ne sont simplement pas en mesure d’occuper cet écran
Les chaînes de télévision ne sont simplement pas en mesure d’occuper cet écran. Sur le téléviseur, les chaînes de télévision sont en concurrence avec des médias de leur propre espèce. Les moyens de la concurrence sont connus et gérables. Les applications des chaînes de télévision sur smartphone sont en concurrence avec une multitude d’autres applications. On est face à des usages et des pratiques très liés au contexte d’utilisation, à la fois géographique et temporel. Les modalités d’utilisation même du terminal font qu’on ne va pas forcément se diriger vers une chaîne de télévision parce que, si on a dix minutes à occuper, on va se rabattre sur une autre pratique plus compatible avec le temps qu’on a, la qualité du réseau, l’endroit où on est… Et la télévision rentre très peu dans ces critères.
Après il y a des tactiques pour se rappeler au souvenir des utilisateurs, je pense au système des alertes et notifications. Mais tous les médias font la même chose et les réseaux sociaux aussi. Du coup, le centre de notifications ou la série d’alertes finit par encombrer l’écran de l’utilisateur.
Si j’ai bien compris, le secteur de l’audiovisuel est donc dans une impasse sur smartphone…
Virginie Sonet : C’est triste à dire mais je ne suis personnellement pas très optimiste sur la viabilité à long terme de l’audiovisuel traditionnel, la télévision telle qu’on la connaît, sur ces dispositifs-là.
Youtube et Netflix vont-ils remplacer les chaînes classiques ? La télévision va-t-elle devenir uniquement une télévision à la demande ?
Virginie Sonet : Des offres comme Netflix, avec des applications très bien faites, peuvent fonctionner sur smartphone. On est dans la logique du catalogue, on va chercher un contenu qu’on a envie de regarder, on n’est pas forcément devant la télé.
Une partie des usages fait qu’on est déjà dans une télévision à la demande et ça fonctionne très bien. Selon moi, la carte à jouer des chaînes traditionnelles doit se faire sur ce qui concerne l’événement. Tout ce qui touche au direct, au sport, aux grands événements comme Miss France, les débats politiques ou éventuellement la télé-réalité. Ce genre de choses est encore capable de réunir des gens et d’être consommé de manière collective. C’est quelque chose d’assez puissant de la part de la télévision. Concernant les contenus en eux-mêmes (fiction, documentaires), on va vers la demande, forcément.
Les médias deviennent matières
Sur la fin de mon travail de recherche, ce qui m’a le plus marquée et qui je pense est quelque chose d’assez grave pour les chaînes de télévision et l’ensemble des médias traditionnels, c’est le fait de devoir se décliner en applications ou sous forme de comptes sur les réseaux sociaux. J’ai appelé ça la « commoditisation » des médias, qui me semble assez dramatique. Les médias deviennent matières.
Les médias traditionnels, dont les chaînes, sont bien sûr obligés de suivre ce mouvement-là. Ce sont des marques tellement fortes dans leur domaine originel qu’elles ne peuvent pas ne pas y être. Donc elles se déportent, elles se dupliquent et se multiplient un peu partout. Sauf que les plateformes mobiles et sociales aspirent leurs contenus pour leur propre profit. Elles transforment le contenu de ces médias pour leurs propres modèles d’affaires car elles doivent proposer un volume de contenus le plus important possible pour attirer les utilisateurs et derrière, éventuellement les annonceurs. Mais elles ont, grâce à leurs rapports de force et leur pouvoir sur le marché, la possibilité de réduire aussi la valeur du média qui propose ce contenu. C'est-à-dire qu’elles ont la possibilité d’imposer aux médias un certain formatage, une certaine modalité de mise en écran que ce soit Facebook, Twitter ou quelles que soient les applications. Ce qui fait que, finalement, la valeur même du média en tant que médiateur, de sélectionneur de l’actualité, de sa mise en forme, finit par devenir matière et pas seulement son contenu. C’est un mouvement assez profond et je ne sais pas comment les médias peuvent sortir de ça. Ils sont face à des plateformes qui sont hyper-capitalisées, hyper-mondialisées et qui ont un pouvoir de marché tellement important que le rapport de forces est tout à fait inégal.