Le 6 mai 2015, la Commission européenne présentait un vaste plan d’action pour mettre au point un marché unique numérique porté par les commissaires Günther Oettinger (Économie et société numériques) et Andrus Ansip (Marché unique du numérique). Les détails de ce projet ne seront connus progressivement que d’ici la fin de 2016… Parmi les grands axes, on trouve notamment l’amélioration de l’accès aux services sur internet. Cela soulève le problème du « blocage géographique » (geoblocking), qui permet à des vendeurs en ligne d’empêcher des consommateurs d’accéder à un site Web depuis le lieu où ils se trouvent. Cela concerne notamment la consommation de biens culturels – audiovisuels – en ligne. Par exemple, il est impossible de regarder la BBC depuis la France. Que pensez-vous d’une telle mesure ?
Jean-Baptiste Soufron : L'urgence est de faire de l'Europe une puissance industrielle du numérique, mais la démonstration n'a nullement été faite que la réforme du droit d'auteur en serait une condition première et nécessaire. Les homologues américains des startups européennes font aujourd'hui parfaitement leur affaire des règles existantes. La question de la territorialité des droits n'a jamais empêché ni
YouTube, ni
Facebook de se développer. Et ce n'est pas non plus la demande des startups européennes, dont certaines comme Dailymotion ou Spotify ont très bien su s'adapter à ces contraintes. On peine à comprendre ce que serait cet hypothétique « marché unique du numérique » qui n'est réclamé ni par les startups, ni par les usagers.
Au final, on se demande s'il ne s'agit pas plutôt d'une façon de justifier « l'uberisation » du droit d'auteur, c'est-à-dire de faire une réforme libérale pour retirer aux ayants droit le pouvoir de négociation qui leur était offert grâce à la possibilité d'accorder leurs autorisations territoire par territoire.
Mais même dans ce cas, il reste à en comprendre l'utilité. Un Français qui souhaite rendre sa production audiovisuelle disponible pour le monde entier peut déjà le faire facilement en exploitant le cadre contractuel fourni par des plateformes comme YouTube ou Dailymotion.
Le numérique sert de prétexte à la remise en cause des règles du droit d'auteur
À lire en creux, il s'agirait donc d'imposer des obligations aux acteurs traditionnels de l'audiovisuel bien plus qu'à ceux du numérique. Mais il y-a-t-il vraiment tant de français qui souhaitent regarder
la BBC en France ? Comment cela se traduirait-t-il sur le marché publicitaire déjà sous forte tension ?
Avec cette proposition, le numérique donne surtout l'impression de servir de prétexte à la remise en cause des règles du droit d'auteur.
L’harmonisation du droit d’auteur sur le territoire européen, prévue par le marché unique numérique, est un élément qui a fait polémique, notamment en France. En effet, certains s’inquiètent de la disparition des systèmes actuels de financement de la création culturelle. Est-il possible de trouver un équilibre entre l’intérêt des consommateurs et celui des créateurs de contenus (journalistes, développeurs, compositeurs, etc.) ?
Jean-Baptiste Soufron : Le vrai problème de l'Europe c'est plus l'investissement que le droit d'auteur. L'équilibre entre le public et les créateurs semble se dessiner tout seul au fur et à mesure où les plateformes investissent le champ de la production. Le seul Netflix prévoit par exemple de produire non pas deux ou trois, mais vingt
séries triple A en 2015. À cette échelle, on comprend que le risque est de voir l'industrie audiovisuelle française et européenne provincialisée à court terme. Mais là encore, on a du mal à voir l'intérêt de remettre en cause le système actuel du droit d'auteur et on ne perçoit pas bien quel serait le lien de cette réforme avec le numérique.
Le vrai problème de l'Europe c'est l'investissement
La recette du succès commence pourtant à être connue : plus de créativité, plus d’argent, plus de moyens de distribution… plus d'investissements.
Le point commun de la plupart des succès de la vidéo en ligne tient à ce qu’ils sont tous bâtis sur la production d’oeuvres originales, qu’elles soient créées par les usagers (YouTube, Twitch), ou qu’elles soient financées et produites par leurs propres services (Netflix, Amazon).
Sans même aborder les questions de souveraineté culturelle et numérique, l'importance de cette démarche est démontrée par le fait que YouTube est aujourd'hui valorisé 70 milliards de dollars alors que la société avait été rachetée seulement 1,75 milliard de dollars par Google il y a moins de dix ans.
Mais qui serait prêt à investir 1,75 milliard d'euros pour créer une plateforme de vidéo en ligne en Europe aujourd'hui ? Et en quoi l'harmonisation du droit d'auteur changerait cette timidité des investisseurs ?
Pour prendre pied dans le numérique, il faut s’en donner les moyens. La vraie réforme serait sans doute d'aider les startups à prendre des risques et à annoncer des financements importants dans ce secteur, autant en termes de développements techniques que de production.
Le drame français et européen du numérique tient sans doute beaucoup à cette volonté acharnée de tout aborder sous l'angle de la réglementation plutôt que sous celui de l'investissement. C'est ce qui a probablement poussé Critéo à aller se coter aux États-Unis où les analystes savaient valoriser la société. L'objectif est d'abord de savoir correctement exploiter le cadre juridique actuel plutôt que de réclamer des transformations aux conséquences incertaines et sans rapport évident avec les usages.