Nouveaux médias et technologies de l'information en Asie centrale
Lorsque se sont produits, à la mi-juin 2010, les affrontements mortels entre Ouzbeks et Kirghizes, dans la ville d'Osh, au sud du Kirghizstan, de nombreux analystes ont fait le lien avec le conflit qui a opposé les deux ethnies en juin 1990. En effet, les similarités sont frappantes. Le conflit de 2010 reste cependant marqué par une dynamique différente, qui doit être expliquée en prenant en considération l'existence de nouveaux modes de communication. L'un des contributeurs de diesel.elcat.kg, le plus gros forum en ligne au Kirghizstan, une femme qui craignait pour la sécurité de ses proches et observait les événements depuis Bishkek, a fait référence aux changements en mettant en avant le rôle des téléphones portables dans le conflit. Selon elle, les téléphones portables ont transformé l'environnement social, modifiant les attentes vis-à-vis des flux d'information. En effet, la population a commencé à paniquer durant les événements, lorsque le gouvernement a réagi "à la soviétique" et a mis en veille les chaînes de télévision locales pour restreindre l'accès à l'information. Mais, les téléphones portables étant restés utilisables, les nouvelles ont pu malgré tout se répandre, sans passer par les filets des organes étatiques. Au final, les citoyens ont trouvé la motivation de se mobiliser pour sauver ceux qui leur étaient chers, défendre la nation ou saisir l'opportunité de piller et saccager – en d'autres termes, de permettre au conflit de se poursuivre, par tous les moyens. Les téléphones mobiles et Internet ont relayé les rumeurs et ont permis de maintenir la communication avec les proches, pour faire part du meilleur comme du pire, comme l'ont relaté les forums. Par-dessus tout, ils ont initié un nouveau rythme pour le flux d'information. Le gouvernement provisoire n'a, au final, pas réussi à se faire à cette nouvelle donne.
On peut étendre à toutes les autres nouvelles technologies le commentaire concernant l'importance des téléphones portables dans les sociétés d'Asie centrale. Au Kirghizstan, comme dans la plupart des républiques d'Asie centrale (à l'exception du Turkménistan, qui constitue un cas isolé), l'infrastructure nécessaire aux nouveaux médias et aux nouvelles formes de communication s'est considérablement développée. Depuis 2004, le Kirghizstan, le Kazakhstan, et même l'Ouzbékistan et le pays appauvri qu'est le Tadjikistan, ont connu un développement considérable de l'usage des téléphones portables et de l'accès à Internet. Selon des statistiques fournies par l'Union internationale des télécommunications (rattachée à l'Organisation des Nations Unies), le Kirghizstan, par exemple, a atteint un taux de pénétration Internet de presque 40 % en 2010. Le Kazakhstan se situe à environ 35 %, et même l'Ouzbékistan, qui connaît un régime autoritaire, obtient un pourcentage surprenant de 16,8 %. Une large part des accès Internet se fait par téléphone mobile, un marché qui est devenu considérable pour les opérateurs locaux. Selon une agence de presse locale, spécialisée sur les sujets business, plus d'un million d'utilisateurs, au seul Kirghizstan, ont accès à Internet par le biais d'un appareil de communication mobile. Le marché des nouvelles technologies, dans sa globalité, se développe rapidement dans la région, et les nouvelles formes de communication laissent leurs marques sur les affaires sociales et politiques.
Les événements d'avril 2010 sont largement suffisants pour donner raison aux observations précédentes. Sur
Registan.net,Sarah Kendzior a qualifié les événements d'avril de “
révolution Twitter”, et a posé la question de savoir dans quelle mesure ces événements seraient archivés sur la sphère Internet. Il est vrai que les premières nouvelles concernant les manifestations sont apparues sur Twitter, suivies par de courtes vidéos postées sur YouTube et, plus tard, postées à nouveau sur des sites vidéo plus régionaux. Il était possible de suivre les événements en consultant Twitter, où des tags de suivi comme #freekg and #newskg ont organisé le flux d'information pour les “suiveurs” (“followers”). Les services d'information professionnels comme Russian RT se sont rapidement accrochés au mouvement et ont utilisé le matériel mis en ligne pour couvrir les événements. Une production de l'information décentralisée, par les participants aux événements, s'est ajoutée aux processus classiques de couverture de l'actualité, créant une sorte de règne de l'information qui a rapidement dépassé les capacités de suivi de l'observateur quotidien. Afin de canaliser la diffusion des rumeurs, certains participants d'un chat via Skype, qui impliquait plusieurs centaines de contributeurs, ont décidé de créer un site Internet dédié,
inkg.info. Sur ce site, l'information a été centralisée, vérifiée, et postée en donnant la référence des sources. De telles initiatives ont contribué à donner un sens au traitement des nouvelles – en plus d'accroître encore le volume d'informations fournies.
Vidéo: Les manifestations anti-gouvernement à Bichkek au Kirghizistan, le 7 avril 2010.
Vidéo: la police tire sur des manifestants à Bichkek où les émeutes prennent un tour violent.
Depuis les événements d'avril, la communauté numérique, au Kirghizstan, a influencé les développements politiques du pays, tout simplement en faisant augmenter le nombre d'utilisateurs. D'une part, les agences de presse existant sur le Web, comme
Akipress ou
24.kg, ont élargi leur lectorat. D'autre part, des sites d'information comme
Atameken.kg (Le site Internet du parti politique Ata-Meken, ou "patrie"),
Centrasia.ru et
Fergananews.com ont repensé leurs structures ou proposé leurs travaux sous de nouvelles formes. Ces développements connaissent leur forme la plus aboutie avec la mise en place de plateformes de discussion et de cercles d'experts comme
Expertkg.info. Le développement le plus fascinant, cependant, reste l'utilisation des nouveaux médias sociaux par un groupe en constante expansion de Kirghizes et d'autres citoyens d'Asie centrale. Les utilisateurs de
Twitter au Kirghizstan ont très tôt fait preuve d'une bonne organisation et d'un traitement critique des développements politiques, contribuant de fait à diffuser les nouvelles des derniers changements. Facebook aide à mettre en contact les nombreux jeunes Kirghizes qui étudient à l'étranger, et qui ont découvert de nouveaux moyens pour suivre les développements politiques et sociaux de leur pays. Selon une étude récente réalisée par Kloop.kg, on compte encore plus de Kirghizes connectés via les outils
Moi Mir et
Odnoklassniki, en langue russe. La blogosphère se développe rapidement. Cela contribue à unir les activistes à travers le monde, ceux qui s'intéressent aux problématiques d'Asie centrale et qui font part de leurs commentaires sur les événements, souvent tortueux, qui touchent le Kirghizstan.