Couverture du live The Arte of Immersion par Frank Rose

L'expérience immersive du deep media

Rédacteur chez Wired, Frank Rose rend compte des changements que connaissent les industries culturelles en matière de narration interactive et d’engagement des lecteurs, spectateurs, téléspectateurs. 

Temps de lecture : 4 min

Frank Rose, rédacteur dans le journal américain consacré aux nouvelles technologies Wireddécrit des expériences immersives dans le domaine du divertissement ou de la publicité et retranscrit des conversations qu’il a eues à ce sujet avec les acteurs et créateurs de ces nouvelles formes d’industries culturelles. En 13 chapitres, Rose propose un panorama des expériences deep media les plus significatives dans le domaine du cinéma (The Dark Knight, Tron : Legacy, Avatar, Star Wars), de la télévision (Lost, The Office, Chuck et sa campagne de sauvetage Subway), des jeux vidéos (Gears of war, Myst) ou des jeux de rôle (Dungeons and Dragons), de la musique (Nine Inch Nails avec l’expérience year zero), ou encore de la publicité (MacDonalds, Coca-Cola). Dès l’introduction du livre, l’auteur met en avant l’importance des jeux vidéos et de leurs stratégies interactives dans le développement de ces expériences immersives. Pour lui, les jeux vidéos portent en eux toutes les caractéristiques nécessaires à une expérimentation interactive et engageante : la narration non-linéaire, les différents univers et personnages, l’implication du joueur dans la continuité narrative. Il souligne également l’importance de la cohérence de la narration afin de créer des univers unifiés et complets. 

Deep Media vs. Transmedia

L’ouvrage de Frank Rose repose sur la notion de deep media, qu’il différencie de celle de transmedia, proposée par Henry Jenkins. Henry Jenkins a évoqué la notion de transmedia storytelling pour la première fois dans The Technological Review (2003) pour décrire les stratégies narratives multi-plateformes mises en place autour de la franchise Matrix. Pour lui, le transmedia storytelling est « un processus dans lequel les éléments d’une fiction sont dispersés sur diverses plateformes médiatiques dans le but de créer une expérience de divertissement coordonnée et unifiée ». Tout comme Henry Jenkins, Frank Rose reconnaît l’importance des nouvelles technologies dans la création de ces processus immersifs et interactifs et loue les capacités d’adaptation des industries culturelles face aux changements des pratiques culturelles. Toutefois, son livre se concentre sur les expériences des publics et le deep media met l’accent sur le but du procédé immersif, c’est-à-dire comment faire pour que les publics s’engagent dans un projet multi-plateformes. Toute expérience immersive deep media doit inclure les publics dans son procédé de narration. Ici, il souligne que le terme « public » n’est plus approprié du fait des nouvelles pratiques culturelles et des nouveaux usages. Il propose de reprendre l’expression « les gens anciennement connus sous le nom d’audience » (« the people formerly known as the audience »). Ces « nouveaux » publics s’engagent donc de plus en plus dans des expériences étendues, immersives et interactives grâce à leurs nouvelles pratiques culturelles et à une appropriation ainsi qu'un usage plus performant des nouvelles technologies.

Les publics du deep media

Ce phénomène d’immersion intense et de participation sophistiquée ne date pas d’aujourd’hui. Frank Rose retrace son origine aux Otakus, ces publics japonais ultra-fans, voire obsessionnels, et au développement d’une stratégie du « media-mix » apparus dans les années 70 au Japon et bien connus des amateurs de Mangas. Pour Frank Rose, les Otakus portent en eux « le désir d’expérimenter des univers à travers autant de médias que possible. Un besoin d’étendre et d’embrasser l’univers en racontant de nouvelles histoires qui s’en inspirent » (p. 40). Les Otakus sont donc, selon lui, les précurseurs de ces publics immergés, participatifs et experts.

Frank Rose souligne également l’importance de la communauté et du travail collectif dans les pratiques culturelles liées aux narrations immersives. En effet, les récepteurs acteurs ne sont pas isolés dans leur réception et s’engagent collectivement dans les univers narratifs créés. Il rapporte la création du Wiki de Lost, nommé LostPedia, qui est né d’un désir de Kevin Croy, son fondateur, de rassembler les fans de la série en un même lieu pour discuter et partager leurs connaissances. L’auteur utilise les termes « foraging » et « sense-making » (p. 153) pour décrire les activités des fans. Ce portail de fans est composé des données récoltées par ces derniers sur les différentes plateformes que constitue l’expérience Lost. Les publics du deep media représentent en effet ce que Pierre Lévy appelle « l’intelligence collective », c’est-à-dire cette capacité à utiliser les potentialités des nouveaux médias pour partager les connaissances. Le meilleur exemple que donne Frank Rose dans son ouvrage est celui de la campagne transmedia lancée avant la sortie du film The Dark Knight. Les producteurs ont créé un jeu en réalité alternée (ARG ou Alternate Reality Game) qu’ils ont intitulé Why so serious?. Pour Frank Rose, un ARG est « une forme hybride entre le jeu et l’histoire. L’histoire est racontée en fragments ; le jeu sert à rassembler ces fragments. La tâche est alors trop compliquée pour une seule personne. Mais grâce au pouvoir de connexion d’Internet, un groupe intelligent apparaît pour rassembler les éléments, résoudre les mystères, et dans ce processus, raconter encore et encore l’histoire en ligne » (p. 14). C’est ce qu’ont réalisé les joueurs avec Why so serious? : ils ont agi ensemble pour percer les mystères du jeu et comprendre ainsi la narration délinéarisée et multi-plateformes qui leur était proposée.

La plateforme de jeu en réalité alternée Why so serious?

Mais les fans utilisent surtout les réseaux sociaux pour profiter de ces expériences immersives. Avec Facebook, Twitter ou encore YouTube, ils peuvent être « hyper connectés ». De plus, à l’image des chaînes de fast food Carl’s Jr. ou Burger King, ou encore de Coca-Cola, les entreprises utilisent ces réseaux pour lancer des campagnes de publicités impliquant les récepteurs dans la conception des spots publicitaires. Dans ces trois exemples, les entreprises demandaient aux usagers de se mettre en scène et de raconter une histoire en lien avec un produit (un sandwich, une boisson) et de poster leurs vidéos sur le site de partage YouTube. Non seulement, les campagnes ont été un succès, mais elles sont devenues virales grâce à leur propagation sur différents réseaux sociaux par les internautes. 

La crise de « l’auteur »

Les publics s’impliquant de plus en plus, Frank Rose note que la frontière entre production et réception, auteur et récepteur, se brouille de plus en plus. Avant l’introduction des nouvelles technologies, les médias étaient linéaires et unilatéraux, le public était un simple consommateur dans cette équation. Aujourd’hui, les fans veulent participer à l’élaboration de l’histoire, tout en demandant aux producteurs de construire une histoire cohérente. Frank Rose a mené un entretien avec Damon Lindelof et Carlton Cuse, les producteurs de Lost, dans lequel on apprend que Niki et Paulo, deux personnages apparus lors de la saison 3, ont été tués à la demande des fans qui les détestaient. L’auteur montre également comment les fans de Mad Men se sont appropriés les personnages principaux de la série en créant des comptes Twitter pour poursuivre la narration, et comment AMC, qui diffuse la série, n’a pas apprécié ce geste, invoquant les problèmes de droits d’auteur. Pour les fans, cela symbolisait simplement une démonstration d’admiration. Il évoque également la « Potterwar » qui a fait rage entre Warner Brothers et les jeunes fans de Harry Potter qui avaient créé des sites Internet en reprenant des images des personnages des films. Quant à la franchise Star Wars, George Lucas admet de lui-même que, même s’il a créé la saga, « elle appartient désormais aux fans ». Les fans se réapproprient donc les narrations pour en recréer eux-mêmes, à la manière des écrits de fanfictions.

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Crédits illustration : site officiel de l'éditeur, W. W. Norton & Co.

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