L’histoire mouvementée de l’édition française

L’histoire mouvementée de l’édition française

Jean-Yves Mollier retrace l’histoire de l’édition française, du XVe siècle à nos jours.

Temps de lecture : 9 min

Acteur majeur de l'édition indépendante critique(1) , La Fabrique s’était signalé par la publication d’une série de courts essais d’André Schiffrin portant sur l’industrie du livre et des médias, dont le premier, L’édition sans éditeurs (1999), avait attiré l’attention sur les dangers des dynamiques économiques et financières qui affectaient alors l’édition contemporaine. Avec Une autre histoire de l’édition française, la maison d’édition fondée par Éric Hazan publie cette fois-ci un texte moins polémique et plus savant, qui permet de comprendre comment un secteur culturel voit le jour, prend de l’envergure et évolue en traversant les époques.  


Cette somme historique, nous la devons à Jean-Yves Mollier, professeur d’histoire contemporaine à l’université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines, spécialiste du monde du livre. La réflexion qu’il propose s’inscrit dans un cadre chrono-thématique et prend en compte les aspects économiques, politiques, techniques et sociologiques de l’édition. Malgré son titre, l’ouvrage n’aborde pas l’histoire de l’édition sous un jour fondamentalement différent mais il présente l'intérêt d’embrasser et de faire tenir ensemble toutes ces problématiques. Il prolonge et renouvelle un champ de connaissances historiques qui n’a cessé de progresser depuis les travaux fondateurs menés il y a trente ans sous la direction d’Henri-Jean Martin et de Roger Chartier (2) .

La naissance d’un secteur d’activité

À la suite de l’invention de l’imprimerie par Gutenberg au XVe siècle, les premiers livres imprimés apparaissent et se diffusent, sous une forme au départ proche de celle du manuscrit et en réponse à des commandes. Dans le contexte des Réformes protestante et catholique qui agitent le XVIe siècle, le livre religieux est principalement concerné, mais également le domaine littéraire, avec l’édition des œuvres des humanistes (Montaigne, Rabelais) et des poètes de la Pléiade (Ronsard, Du Bellay). À la censure exercée par l’Église, s’ajoute celle du pouvoir royal tout au long de l’Ancien Régime. Jean-Yves Mollier explique que les « instances chargées d’attribuer les privilèges, de lire les manuscrits et d’accorder l’autorisation demandée avant que les exemplaires imprimés ne soient apportés, pour contrôle, au dépôt légal et à la bibliothèque royale » sont à l’époque installées à Versailles, ce qui fait que l’édition va vite devenir « une profession essentiellement parisienne ».
 
Il faut attendre la fin du XVIIIe siècle et le début du XIXe  pour que naisse le secteur de l’édition à proprement parler. La reconnaissance de la propriété littéraire par la loi de 1793 reconnaît à l’auteur un régime juridique particulier afin de protéger ses œuvres et de lui permettre d’en vivre. Le succès phénoménal que connaît l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert participe également à l’émergence d’un marché du livre en tant que tel. Avec Charles-Joseph Panckoucke, à l’origine de la parution d’une Encyclopédie méthodique en plus de 200 volumes, nous assistons même à l’apparition de la figure de l’éditeur moderne, que Jean-Yves Mollier décrit comme un « schumpetérien de tempérament avant la lettre, toujours sur la brèche, innovateur à l’affût du moindre indice pouvant laisser espérer l’ouverture d’un marché », « sans cesse à la recherche d’auteurs capables de satisfaire un public de plus en plus nombreux ». Ce qui est finalement observé, c’est le passage d’une économie de la demande à une économie de l’offre, où l’éditeur lance des projets, invente lui-même un marché et génère un lectorat pour ses publications. 

Le sacre des éditeurs

Le XIXe siècle joue un rôle capital dans le développement de l’édition française. Les différentes fonctions du commerce du livre (imprimerie, édition, librairie), jusque-là réunies au sein d’une même entité, se séparent progressivement, phénomène que l’historien qualifie « d’autonomisation des métiers du livre ». Portée par les différentes réformes destinées à généraliser l’instruction publique(3) , l’édition scolaire constitue le moteur des bouleversements à l’œuvre dans l’industrie du livre. Pour équiper les écoles et accompagner le mouvement qui se dessine en faveur de l’alphabétisation et de la diffusion de la connaissance, des maisons d’édition adaptent leurs catalogues.
 
Dans ce contexte, Louis Hachette tire son épingle du jeu à partir des années 1830 en obtenant des commandes importantes de la part du Ministère de l’Instruction publique, en publiant le Dictionnaire de la langue Française d’Emile Littré et en constituant un répertoire élargi de collections liées à l’éducation et à la jeunesse. La concurrence est incarnée par Pierre Larousse, qui mise davantage sur le dialogue avec le corps enseignant, mais aussi par d’autres maisons d’édition qui voient le jour à ce moment-là, comme Armand Colin (1870), Vuibert (1876), Hatier et Nathan (1881). Selon Jean-Yves Mollier, la montée en puissance de l’édition scolaire a été fondamentale « dans la mise en place d’un réseau national de librairies chargées de mettre le livre à la portée du public ». Avec l’apparition des professions médicales et juridiques, on observe également la naissance de maisons d’édition spécialisées dans ces disciplines (Dalloz, LGDJ, Dunod, Masson, etc.).
 
À la même époque, le marché de l’édition est frappé de plein fouet par une révolution affectant le prix du livre et son format. Confrontées à une contrefaçon massive de leurs publications, notamment depuis la Belgique, les maisons d’édition réagissent en revoyant leurs prix à la baisse. Dans le sillage des collections crées par Gervais Charpentier, des éditeurs comme Michel Lévy se lancent dans la commercialisation de livres à bas prix et au format réduit, qui rencontrent aussitôt l’engouement du public : « compacté, standardisé, fabriqué industriellement, à la vapeur, le roman de nouveauté avait vu ses tirages grimper ». S’inspirant de ce qu’il avait vu au Royaume-Uni, Louis Hachette réussit un tour de force en imaginant dès 1853 des kiosques de gare, ancêtres des magasins Relay actuels, et une série de collections attractives destinées aux voyageurs. Ce positionnement majeur d’Hachette dans la distribution sera par la suite renforcé par la constitution de Messageries de la presse et du livre.

Le développement d’une culture de masse

Au début du XXe siècle, une culture de masse se développe, entraînant une augmentation importante des tirages et des ventes. Les premiers prix littéraires sont mis sur pied, avec le Goncourt en 1903 et le Femina en 1904. Structuré autour de grandes maisons d’édition historiques, au premier rang desquelles Hachette, Calmann-Lévy, Plon, Hetzel, Garnier, Flammarion et Fayard, le monde de l’édition littéraire enregistre l’arrivée de nouveaux venus comme Albin Michel (1900) et Grasset (1907). En réaction au pôle commercial de l’édition, une avant-garde se met en place autour de revues, notamment Le Mercure de France (1890) et La Nouvelle Revue Française (1909), la première donnant naissance à la maison d’édition du même nom, la seconde aux éditions Gallimard, qui vont dominer le champ de la littérature tout au long du siècle qui commence. Après la Première Guerre mondiale, l’inflation galopante paralyse l’activité des éditeurs, désormais incapables de mener des politiques de prix.
 
Le contexte de l’entre-deux-guerres n’est pas favorable au marché du livre et les conséquences de la crise de 1929 se font durement sentir. Sur le terrain de la distribution, Hachette est engagé dans un bras de fer avec une société concurrente, la Maison du Livre Français, fondée en 1920 à l’initiative de Larousse, sans pour autant jamais parvenir à rivaliser avec les Messageries. Du côté de l’édition scolaire, peu de mouvements se produisent, même si quelques éditeurs techniques se distinguent par leurs initiatives (Eyrolles, Magnard). L’édition jeunesse, en revanche, est plus dynamique, en témoignent la création de la « Bibliothèque verte » chez Hachette, de la collection « Père Castor » chez Flammarion, mais surtout quelques phénomènes remarquables en bandes dessinées, comme Les Aventures de Tintin (Casterman, 1930) ou le Journal de Mickey (Hachette, 1934). Enfin, Jean-Yves Mollier attire notre attention sur la présence de plus en plus frappante d’« éditeurs fortement politisés à l’extrême droite de l’échiquier politique », qui « préparent les renoncements de 1940 ».

Les compromissions de la Seconde Guerre mondiale

En s’appuyant notamment sur les archives du Syndicat national de l’édition qui ont été ouvertes récemment, l’historien montre que pendant la Seconde Guerre mondiale « les éditeurs français ont bien collaboré, dans leur majorité, avec les autorités allemandes afin de pouvoir continuer à publier des livres ». Plus précisément, il s’agissait d’expurger de leurs catalogues les œuvres qui posaient problème à l’occupant, de traduire des auteurs germanophones, d’écarter les membres de leur personnel qui étaient juifs@ Comme Jacques Schiffrin ou Louis-Daniel Hirsch chez Gallimard.@ ou de piller le fonds d’une maison d’édition comme Calmann-Lévy. Parmi eux, Bernard Grasset, Robert Denoël et Victor Bassot se sont particulièrement compromis avec les Allemands. Quant à Hachette, le ministère de la Propagande du Reich voulait l’intégrer à un réseau européen de distribution du livre et de la presse, mais les négociations traîneront et le projet ne verra jamais le jour.
 
S’il existe une autre facette de l’édition, résistante, incarnée par les éditions de Minuit fondées en 1941 par Vercors et Pierre de Lescure, comment est-il possible d’expliquer la collaboration des principaux dirigeants des structures éditoriales françaises ? Jean-Yves Mollier invoque « leur admiration sans bornes pour la personne du maréchal Pétain et l’approbation de son programme de “révolution nationale”  ou encore la longue soumission de cette profession aux impératifs de la censure depuis plusieurs siècles, obéissance ayant engendré une sorte d’habitus de servilité ». À la Libération, les Messageries Hachette, contrôlées par les Allemands pendant la Guerre, sont réquisitionnées par le gouvernement provisoire qui entend briser la situation de monopole en les confiant à un organisme coopératif. Devenue les Messageries Françaises de Presse, l’organisme commet de nombreuses erreurs de gestion, si bien qu’Hachette, qui contre-attaque rapidement en relançant une société de distribution concurrente (L’Expéditive) et en activant des soutiens politiques de poids (4) , reprend le contrôle de la structure de distribution dès 1947.

L’époque des concentrations

La seconde moitié du XXe siècle est marquée par une croissance du secteur de l’édition, ainsi que par un mouvement de concentration, qui s’est accéléré au cours des années 1990, aboutissant à une structure d’« oligopole à frange », où quelques grands groupes captent l’essentiel des revenus, tandis qu’une multitude d’éditeurs de taille réduite se partagent le reste du marché.
 
Au lendemain de la guerre, après avoir renforcé sa position dans la distribution de la presse, Hachette investit dans ses Messageries du livre, lance avec succès le « Livre de poche », reprend des journaux et des magazines (France-soir, Elle, Le Journal du dimanche, Télé 7 jours, etc.), ainsi que des maisons d’édition comme Grasset (1954), Fayard (1958), Fasquelle (1959) et Stock (1961). Perdant son ancrage familial en 1980 lorsque l’industriel Jean-Luc Lagardère, dont les activités se déploient dans le domaine militaire et aéronautique, devient l’actionnaire de référence, le groupe fait l’acquisition en 1993 d’Hatier et de ses filiales Didier et Foucher, avant de racheter son principal concurrent, Vivendi Universal Publishing (VUP). À l’époque, des éditeurs s’alarment du risque de monopole que fait peser cette opération et demandent à la Commission européenne d’intervenir, si bien qu’Hachette ne gardera finalement que 40 % de VUP, ce qui permettra au groupe de conserver notamment Larousse, Dunod, Dalloz, Armand Colin et Nathan. Aujourd’hui, Hachette apparait comme le premier groupe éditorial français, très loin devant la concurrence, avec un chiffre d’affaires s’élevant à 2 milliards d’euros. L’entreprise est également présente à l’international, en particulier au Royaume-Uni, en Nouvelle-Zélande et en Australie, où elle occupe une place de leader.
 
Derrière Hachette se trouve d’abord le groupe Editis, dont la trajectoire mouvementée est significative des évolutions économiques qui traversent la filière pendant la période contemporaine. Grâce au succès des romans de Georges Simenon dont il a la charge, l’éditeur Sven Nielsen constitue autour des Presses de la Cité un groupe éditorial qui s’enrichit durant les années 1960 des éditions Juillard, Plon, Perrin, Solar et Fleuve noir, puis de France Loisirs en 1970 en partenariat avec l’allemand Bertelsmann. Quelques années après la mort de leur fondateur, les Presses de la Cité sont rachetées par l’homme d’affaires James Goldsmith, qui les revend l’année suivante à la Compagnie générale d’électricité (CGE), qui se désengage à son tour en 1995 au profit du groupe de communication Havas. Peu de temps après, Havas devient une filiale entièrement détenue par Vivendi, l’ancienne Compagnie générale des eaux qui tend à se recentrer sur l’industrie des médias. L’échec cuisant de la stratégie menée par son P-dg Jean-Marie Messier conduit à la cession au groupe Hachette de 40 % des activités liées à l’édition. Les 60 % qui restent sont repris par le fonds Wendel Investissement et prend le nom d’Editis en 2004. Jean-Yves Mollier souligne à quel point l’édition se trouve alors confrontée à la montée en puissance des financiers : « entrée dans une logique industrielle lorsque les maisons familiales ont cédé la place à des conglomérats, elle vient de basculer dans une logique financière où seule compte la rentabilité du capital investi, et même, de plus en plus, la valorisation du cours de l’action ». En 2008, Editis est revendu au groupe éditorial Planeta, leader dans le monde hispanophone, avec une plus-value de 350 millions d’euros.
 
Au-delà d’Hachette et d’Editis, d’autres structures connaissent une trajectoire ascendante durant cette période. À la troisième place de l’édition française en termes de chiffre d’affaires se trouve aujourd’hui Gallimard, avec les acquisitions successives de Denoël, La Table Ronde, Le Mercure de France, Futuropolis, P.O.L, mais surtout du groupe Flammarion en 2012 et de ses différentes maisons (Casterman, Arthaud, Delagrave, J’ai lu, etc.). Interviennent ensuite les éditions Lefebvre-Sarrut, positionnées dans les domaines juridique et professionnel, et le groupe Media Participations, crée en 1985 par Rémy Montagne et rassemblant des marques phares en bande dessinée (Dargaud, Dupuis, Le Lombard, Blake et Mortimer, etc.). D’autres pôles éditoriaux de taille moyenne se sont constitués au fil du temps, tels que Le Seuil/La Martinière, Albin Michel, Bayard, Actes Sud, etc. Comme l’explique Jean-Yves Mollier, en une vingtaine d’années la plupart des maisons d’édition familiales historiques ont été absorbées par de grands groupes, alors que les nouveaux éditeurs qui apparaissent font souvent l’objet de rachats dès qu’ils se confrontent à la problématique du succès. En dehors de ces cas de figure, « les difficultés à faire connaître son catalogue, à obtenir des librairies un peu de visibilité pour ses livres sur leurs tables ou dans leurs vitrines sont telles que beaucoup renoncent ou végètent. »

Un avenir incertain

Ce que Jean-Yves Mollier éclaire avec justesse, ce sont les stratégies des entrepreneurs, les innovations technologiques et commerciales, les rapports qui se tissent immanquablement avec le pouvoir, les évolutions des pratiques culturelles, tout en les situant dans leur contexte historique. La figure de l’éditeur y apparaît dans toute sa complexité, avec ses réussites et ses échecs, ses audaces et ses frilosités, ses engagements et ses compromissions.
 
À l’heure de faire le bilan et d’envisager l’avenir, l’historien considère que la « course historique » de l’éditeur touche à sa fin, non pas que cette profession soit amenée à disparaître, mais insistant plutôt sur les dangers de censure qui « émanent des forces économiques et financières qui enserrent l’édition contemporaine dans des liens toujours plus forts ou des puissances nées de l’exploitation d’Internet ». Toutefois, Jean-Yves Mollier reste prudent et souligne l’incertitude qui entoure le monde de l’édition et l’impossibilité de faire des prédictions solides, compte tenu de la vitesse à laquelle les changements se produisent aujourd’hui.
    (1)

    Voir à ce propos l’ouvrage de Sophie Noël, L'édition indépendante critique : engagements politiques et intellectuels (Presses de l’Enssib, 2012), qui analyse la vague de maisons d’édition contestataires qui apparait au tournant des années 1990. 

    (2)

    Histoire de l’édition française, 4 volumes, 1982-1986, réédition chez Fayard

    (3)

    La loi Guizot de 1833, les lois Ferry de 1881-1882. 

    (4)

    Gaston Defferre, Robert Bichet, Jacques Chaban-Delmas. 

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