« L’information, c’est donner à représenter le monde »

« L’information, c’est donner à représenter le monde »

Il y a bientôt dix ans, alors que le web semblait la seule alternative crédible pour la presse, Patrick de Saint-Exupéry a lancé XXI. La revue papier trimestrielle, pionnière du mouvement slow journalism, est née avec une idée cardinale : revenir aux fondamentaux de la narration.  

Temps de lecture : 6 min

Comment va XXI ?

Patrick de Saint-Exupéry : Nous tirons à 45 000 exemplaires et avons 10 000 abonnés. Cela fait neuf ans que XXI existe, le premier numéro est paru en janvier 2008. Pas de publicité. Et la revue est là alors qu’au début tout le monde parlait d’un pari fou et qu’il y avait une surprise par rapport à la proposition.
 
 
Comment se fait le choix de vos sujets ?
Patrick de Saint-Exupéry : XXI traite du monde contemporain. On n’est pas dans l’histoire, le carnet de voyage ou l’analyse. Le deuxième point, c’est la narration : nous racontons une histoire. Le choix se fait aussi sur un principe clair : nous voulons prendre une distance certaine avec l’actualité. D’abord le rythme y oblige puisque nous sommes un trimestriel, ce qui était un élément important de la réflexion. Et puis pour nous l’actualité, c’est l’écume en haut de la vague : elle tourbillonne, elle est blanche, elle attire le regard, mais nous préférons nous intéresser à la vague.
 
 
Quel est le lien avec la creative non-fiction, des articles qui expliquent le réel de manière romancée ?
Patrick de Saint-Exupéry :Je suis toujours un peu gêné par le mot « romancé », parce que certains peuvent y lire un aspect fictionnel. Le mot est ambigu. Mais oui, il s’agit de revenir au récit, de raconter. D’un point de vue historique, c’est de la littérature du réel, quelque chose qui, avant d’être labellisé par les Américains, était très bien pratiqué en France par Joseph Kessel, Lucien Bodard, Albert Londres et de nombreux autres. Je ne suis pas certain qu’il y ait une nécessité, pour l’expliquer, de faire un détour par les États-Unis. C’est le principe du reportage tel qu’il a été et est encore pratiqué. Seulement, vous mettez la barre plus ou moins haut dans cette pratique-là.
 
 
Vous reconnaissez-vous dans l’appellation slow journalism et pensez-vous avoir une mission par rapport au rythme de production de l’information ?
Patrick de Saint-Exupéry : On se reconnaît dans cette volonté de prendre de la distance avec l’actualité. Mais il ne s’agit pas d’opposer les choses : l’actualité a toute sa légitimité, mais on ne peut pas réduire la compréhension du monde d’aujourd’hui à la seule actualité.
 On ne peut pas réduire la compréhension du monde d’aujourd’hui à la seule actualité 
Cette approche que nous avons de revenir à la narration, c’est un moyen d’équilibrer l’ensemble de la sphère de l’information. Il y a une tendance à la focalisation de nombreux médias autour de l’actualité. Les médias empruntent de plus en plus la pente du « news ». Or l’actualité a ses forces, mais elle a aussi un défaut, c’est qu’elle se succède à un rythme absolument effrénéet qu’elle n’est pas gérable. Ça va trop vite aujourd’hui, il n’y a pas de possibilité d’assimiler un certain nombre de choses, le public est comme égaré par des chocs successifs liés à l’actualité qui passe et repasse, et qui s’oublie aussi très rapidement. Il y a une perte de repères, d’orientation dans le public, en raison de ce rythme effréné.
 
Le principe de l’information, c’est de donner à représenter le monde. L’actualité en fait partie bien sûr mais on ne peut pas réduire ce principe de représentation à l’actualité parce que l’actualité ne crée pas de représentation. En revanche, la narration permet de revenir à ces représentations. La narration, ce sont des histoires, un des fondamentaux de l’humanité, c’est ce qui permet de représenter et de se représenter dans le monde. Le slow journalism vient permettre cet exercice fondamental.
 
Est-ce que le rythme de traitement de l’actualité ne crée pas des représentations malgré tout, même fausses, stéréotypées ?
Patrick de Saint-Exupéry : Ça crée plutôt un sentiment de confusion, de désarroi, d’impossibilité de la représentation. Cette série de chocs forts n’amène pas à la réflexion, ne permet pas de poser les choses. Cela crée des attitudes outrancières : parce qu’on n’arrive pas à s’emparer les choses, on va réagir en s’accrochant à des idées ou des points extrêmes parce que c’est ce qui restera au final.
Lorsqu’on est dans l’univers de la narration, on ne peut pas être dans le noir et le blanc, on est forcément dans la complexité des destins, des histoires. Le fait de se détacher de l’actualité permet de revenir à une appréhension humaine des choses. Deux cents morts dans un attentat en Irak, ça ne dit rien à personne. C’est beaucoup. Si vous racontez l’histoire d’une personne, vous traduisez une réalité bien souvent plus complexe que le simple bilan qui lui va disparaître. L’attentat, vous l’aurez peut-être oublié demain. Entretemps vous aurez été frappé, vous vous serez dit « c’est terrible » et effectivement c’est atroce, mais qu’est-ce que ça vous apporte de la compréhension de l’Irak aujourd’hui ? Rien.
 Le travail de la narration est de redonner de la texture aux choses, de les incarner. 
Là où l’on parle d’un bilan désincarné, le travail de la narration est de redonner de la texture aux choses, de les incarner, de faire parler ces figures qui souvent restent virtuelles parce qu’elles se succèdent comme des bombardements électroniques.
 
Quel regard portez-vous aux médias de slow journalism en ligne comme le Quatre-Heures ou Les Jours ?
Patrick de Saint-Exupéry : L’envie de revenir au récit du monde de manière plus distante et travaillée est très partagée. Cela prend différentes formes et je ne sais pas lesquelles vont marcher. Mais il y a une aspiration à cela, c’est très clair.
 
 
Le slow journalism semble se distinguer des autres formes de journalisme en prenant le parti de la subjectivité…
Patrick de Saint-Exupéry : C’est un point important. Il faut sortir de cette idée de l’objectivité qui est pour moi une caricature journalistique. Vous avez sûrement déjà entendu :  « 5 minutes pour les juifs, 5 minutes pour Hitler »(1) .
 L’objectivité est pour moi une caricature journalistique.  
Ça ne veut rien dire, l’objectivité, tel que le propos est défini. En revanche, l’objectivité, est-ce que ce ne serait pas la subjectivité assumée ? Et par subjectivité assumée j’entends un regard, quelqu’un qui raconte et qui ne s’exclut pas forcément du champ, qui fait partie de l’histoire et l’accepte. Les choix, bien entendu, ne sont pas neutres ni objectifs. Dans le monde de la narration, les choix sont des choix d’auteur, donc subjectifs. Le critère essentiel, plutôt que l’objectivité, c’est l’honnêteté. C’est une nuance importante par rapport à l’univers de l’information classique.
 
Quel profil ont vos abonnés ?
Patrick de Saint-Exupéry : On n’a jamais fait d’études de lectorat, je n’ai pas de données objectives. L’énorme partie des abonnés, ce sont des gens qui habitent des petits villages, éloignés d’une librairie, à travers toute la France. On le voit sur les adresses. On s’abonne à XXI lorsqu’on n’a pas de librairie ou de point de vente à côté. On touche des lecteurs dans des endroits que beaucoup trouveraient improbables. D’après les retours que nous avons, et qui vont à l’encontre de ce que l’on pourrait penser, le lectorat est plutôt jeune, c’est-à-dire moins de 35 ans. Ce lectorat est complètement éclaté : ce n’est pas une affaire de niveau social, de géographie, de profession, de sexe, ce sont des itinéraires individuels. Ça va du batelier au banquier, en passant par le marchand de fleurs, l’ouvrier ou le cadre. Il n’y a pas de particularité sociologique. Si nous ne faisons pas d’études de lectorat, c’est parce que nous n’avons pas de discours à tenir au publicitaire. Cette image un peu floue du lectorat nous convient très bien.
 
 
Aujourd’hui, l’information est gratuite pour l’essentiel. Pensez-vous que le modèle payant choisi par les médias de slow journalism peut toucher le grand public ?
Patrick de Saint-Exupéry : L’information gratuite n’est pas nécessairement une grande nouveauté. La radio proposait dès le départ de l’information gratuite. Mais les canaux de l’information gratuite se sont démultipliés. En 2008, lors du lancement de XXI,la promesse que l’avenir serait au gratuit était assénée avec une force absolument stupéfiante. Voici une anecdote. Alors que j’allais présenter le projet de XXI dans une école de journalisme, je parlais à des étudiants. Je n’avais rien en main et je leur ai annoncé que cela coûterait 15 euros tous les trimestres. À ce moment-là, en face, il y avait eu une bronca : « Vous êtes fou, pourquoi on mettrait 15 euros dans votre produit, tout est gratuit aujourd’hui ! » J’avais été complètement désarçonné. Je leur avais répondu : « Très bien, vous voulez être journalistes, je ne sais pas comment vous voulez vivre, mais posez-vous des questions, allez au bout de votre logique. Vous allez voir votre boulanger pour lui demander un sandwich gratuit ? »
 On n’est plus dans l’illusion du tout gratuit. 
Aujourd’hui, la promesse de la gratuité a un peu fléchi. Peu à peu, le public a fini par se rendre compte que tout ne peut pas être gratuit, et les limites de la gratuité commencent à être perçues, avec cette idée : si c’est gratuit, c’est vous qu’on achète. On n’est plus dans l’illusion du tout gratuit.
Est-ce qu’un média payant peut avoir une audience large ? Oui, a priori, rien ne l’exclut. La gratuité n’est pas contre le payant. L’écosystème médiatique est à la recherche de nouveaux équilibres. La publicité fuit les médias traditionnels, est happée par les réseaux sociaux. Je ne pense pas que le gratuit va tuer le payant, je ne pense pas que le payant soit condamné à l’élitisme ou à un certain cercle de gens qui seraient plus avisés que d’autres. Je pense que tout dépend de l’offre. La gratuité est là, le déluge d’information est là, ce qui manque c’est la pédagogie de l’information, l’accessibilité de l’information, qui ont beaucoup souffert de la multiplication des canaux.
 
Le déluge d’informations peut-il se calmer ?
Patrick de Saint-Exupéry : Vous n’allez pas ralentir l’information de manière générale, parce que la technique est là. L’information-déluge va rester. C’est assez neuf, cette possibilité de pouvoir être informé à tout moment sur ce qui se passe sur la planète. C’est une possibilité qui date de 10 ou 15 ans. C’est quelque chose d’assez vertigineux et séduisant. En termes de public, vous finissez par intégrer cette proposition, par l’apprivoiser, et nécessairement vous allez chercher autre chose. Je ne crois pas qu’humainement on puisse ne rester que sur cette proposition. On a déjà fait les premiers pas d’apprentissage du nouvel univers de l’information.
    (1)

    Phrase attribuée à Jean-Luc Godard. 

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