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L'innovation passe-t-elle par le porno ?

Piratage, streaming, vidéo mobile, interactivité : l’industrie du porno semble à la pointe de l’innovation pour s’adapter aux défis du numérique. Les industries créatives doivent-elles s’en inspirer ?

Temps de lecture : 8 min

Une idée largement répandue veut que le porno stimule les avancées technologiques. Il semble en effet que, depuis des décennies, voire depuis des siècles, les contenus pour adultes favorisent l'adoption de nouveaux formats médiatiques et se prêtent très volontiers au jeu des innovations technologiques. Au moment de l'avènement de la presse papier en Europe, alors que la majorité des textes étaient empreints de religieux, des publications d'un genre plus douteux (à l'image des Postures de Pierre l'Arétin, qui datent de 1527) se sont rapidement fait connaître, auprès d'un public plus large, augmentant ainsi la demande pour la presse.

 Les contenus pour adultes favorisent l'adoption de nouveaux formats médiatiques 

Pendant les conflits qui ont marqué le XXe siècle, le goût des soldats pour la photo érotique et les romans à sensation ont donné un coup de pouce à chacun de ces deux genres, ce qui a contribué à l'adoption massive du livre broché. À la fin du XXe siècle, les technologies des télécommunications ont été intimement liées, dans leur développement, à la consommation de contenus pour adultes, qu'il s'agisse du téléphone ou de la télévision par câble, sans oublier les premiers ordinateurs. Lorsque magnétoscopes et cassettes vidéo ont fait leur apparition dans les foyers, Betamax, le format qui détenait initialement la plus grande part de marché, a fini par être évincé par la VHS, le format privilégié par l'industrie du divertissement pour adultes. Dans les bras de fer plus récents opposant le DVD aux HD DVD et Blu-ray, les experts sont restés très attentifs aux choix opérés par les producteurs pornographiques. Enfin, à l'heure d'Internet, les contenus pour adultes ont favorisé l'adoption du haut débit et ont même représenté un terrain précurseur dans des domaines comme le paiement sécurisé en ligne et le visionnage de vidéo en streaming.

En raison de la très forte demande existant sur le marché et grâce à des consommateurs toujours à la recherche d'expériences plus fortes, l'industrie du porno a réussi à s'imposer comme une force vive impliquée directement dans les succès et les échecs des technologies de la sphère médiatique. En contrepartie, la technologie a contribué à la prolifération des contenus pour adultes. À l'heure numérique, ces derniers sont passés d'une palette de quelques publications papier – pour l'essentiel des magazines –, à quelque 900 sites Web en 1997, pour atteindre plusieurs millions de sites aujourd’hui. Nombre de ces sites sont des mastodontes, enregistrant chaque jour des centaines de millions de pages vues et hébergeant plus de téraoctets de contenus que la plupart des grands sites médiatiques. Une étude conduite par ExtremeTech en 2012 estime que 30 % de l'ensemble du trafic Internet concerne des contenus pour adultes.

 30 % du trafic Internet concernerait des contenus pour adultes

À l'image de toutes les révolutions technologiques antérieures, Internet a ouvert de nouvelles opportunités pour l'industrie du divertissement pour adultes, tout en bouleversant ses modèles économiques existants. Une structure pensée pour copier et partager des fichiers numériques facilite grandement la diffusion de contenu non autorisé. Tout comme les autres industries du contenu, le divertissement pour adultes en ligne a donc fait l'expérience d'une vague inédite de piratage, tout d'abord sous la forme du partage de fichiers en peer-to-peer(1), puis par le biais de plateformes de plus en plus populaires, faisant intervenir des contenus publiés par les utilisateurs eux-mêmes(2), les fameux sites de type « tube ». Suivant le schéma de YouTube, ces sites permettent à tout utilisateur ayant créé son compte de mettre ses propres vidéos en ligne et les sites ne sont à cette heure pas tenus pour responsable en cas d'infraction au droit d'auteur, tant qu'ils répondent effectivement aux demandes de retrait des contenus qui peuvent être formulées par les détenteurs des droits de diffusion.

Comme leurs homologues dans les industries musicale et cinématographique, certains producteurs de contenus pour adultes sont entrés dans une bataille où chacun redouble de mesures et marquages techniques pour identifier ses contenus et pouvoir réclamer leur retrait de sites qui les publieraient sans accord préalable. Certains sont allés jusqu'à menacer d'engager des poursuites judiciaires contre tous ceux participant au partage illégal de contenus, parfois avec l'intention ferme de toucher des dommages et intérêts. Les intéressés ont vu leurs problèmes avec la justice se multiplier, les notifications de retrait de contenu restant par ailleurs d'une efficacité variable. Mais c'est ailleurs que réside la principale menace qui plane sur le modèle économique de la production de contenus pour adultes : pour de nombreux utilisateurs, le contenu pornographique est davantage perçu comme une « marchandise » que la musique par exemple. En d'autres termes, si un utilisateur n'est pas en mesure de regarder une vidéo précise, il choisira tout simplement d'en regarder une autre. Et, avec autant de contenus disponibles gratuitement et très faciles à trouver en ligne, il est devenu très difficile de les vendre.

 Si un secteur est capable de survivre à la révolution technologique qu'est Internet et de trouver de nouvelles voies de rentabilité, c'est bien celui de la pornographie

En conséquence, de nombreuses sociétés spécialisées dans le contenu X se sont démenées pour préserver le modèle économique traditionnel consistant à créer et vendre des contenus sur Internet. Plusieurs d'entre elles n'y sont à l’évidence pas parvenues. Un fait qui n'a pas échappé à la presse, laquelle s’est empressée de prédire la mort de cette industrie. Mais en y regardant de plus près, cette analyse semble oublier une constante historique : le marché du porno a toujours montré une grande capacité d'adaptation et d'innovation. Il faut reconnaître que, si un secteur est capable de survivre à la révolution technologique qu'est Internet et de trouver de nouvelles voies de rentabilité, c'est bien celui de la pornographie.

Si l'on observe de plus près ce qui est réellement en train de se passer, l'application du droit d'auteur apparaît comme une méthode insuffisante pour rentrer dans ses frais et générer des profits. Les producteurs de contenus pour adultes sont effectivement allés chercher ailleurs de nouvelles sources de revenus, et il semblerait même que certains soient sur le point de réussir. Qu’il s’agisse de sociétés existantes restant suffisamment flexibles pour s'adapter au changement, ou de nouveaux entrants faisant preuve d'innovation pour gagner leur place, on observe une tendance généralisée à se tourner vers de nouveaux modèles économiques.

D'une part, il semble que certains acteurs du secteur ont rapidement reconnu le potentiel qui se cachait derrière les technologies innovantes et n'ont pas hésité, par exemple, à faire l'acquisition de sites de diffusion populaires (de type « tube »), mettant à profit l'importance du trafic pour réaliser des recettes publicitaires. D'autre part, nombreux sont ceux à développer et à expérimenter de nouveaux modèles qui reposent sur la vente de services ou d'expériences aux consommateurs – lesquels ne sont pas aussi faciles à pirater que les contenus numériques eux-mêmes.

À titre d'exemple, un domaine qui, récemment, a beaucoup gagné en popularité et en rentabilité (en termes de revenus) est celui des shows en direct via webcam(3). Mettre en place la possibilité d'une connexion directe entre le spectateur et le performeur – qu'il s'agisse d'un show réalisé pour un groupe de personnes connectées ou dans le cadre d'une session privée – est une expérience qui implique fortement les utilisateurs. Si le contenu d'un show live en webcam peut être enregistré et distribué par ailleurs, l'expérience de l'interaction avec le performeur est quelque chose d'unique, qui ne peut être capté. Par conséquent, les opérateurs de plateformes spécialisées dans le show en direct sont en mesure de vendre de l'interaction. Les utilisateurs apprécient la connexion directe aux performeurs, dans la mesure où ils entrent dans une expérience très personnelle, où ils sont bien plus impliqués que lorsqu'ils choisissent un contenu fixe. Pour un public qui est toujours à la recherche de nouvelles façons de rendre la consommation de contenus plus intense, l'interactivité est un grand plus. Outre les shows live en webcam, les producteurs de contenus pour adultes explorent volontiers les nouveaux modes de consommation de produits média et les nouveaux supports de diffusion, à mesure qu'ils font leur apparition, avec l'objectif de proposer des expériences allant toujours plus loin dans l'immersion et dans l'interaction. Des plateformes communautaires les plus osées aux applications Google Glass, des jeux en ligne aux technologies tactiles, en passant par les clubs de striptease virtuels, il n'est pas seulement question de consommateurs en attente de nouvelles expériences. Il s’agit aussi de créer un modèle économique adapté au numérique, sans dépendre uniquement des revenus issus du droit d'auteur.

 Trois mots-clés : interactivité, commodité, intimité 

En plus de l'interactivité, deux autres aspects auxquels les consommateurs de contenus X semblent accorder beaucoup d'importance sont l'intimité et la commodité. Cela ouvre des pistes pour développer des services autour des contenus. Si aucun individu n'aurait l'idée de payer pour des grains de café s'il lui était possible de les avoir gratuitement, une grande majorité de personnes continuerait probablement de payer pour qu’on lui prépare une tasse de café. De la même façon, certains consommateurs de porno sont prêts à payer pour des outils leur proposant un accès immédiat et confidentiel à un contenu qui répond à leurs attentes. Ces outils peuvent être variés : des formules d'abonnement extrêmement bien pensées (particulièrement utiles pour les contenus de niche) aux applications pour téléphones mobiles et tablettes, en passant par les services en cloud(4) pour un stockage sécurisé des contenus, en dehors des disques durs personnels, tout en permettant un accès immédiat, à la demande, à partir de n'importe quel support.

Il est intéressant de noter que, si ce sont les services et autres expériences privilégiées qui devraient continuer à tirer les revenus vers le haut, les contenus classiques ne devraient pas disparaître complètement. Dans cette industrie, la production de contenu est peu coûteuse, et approvisionner l'offre peut constituer un modèle économique alternatif. Par exemple, les contenus peuvent servir de produits d'appel pour d'autres produits et services. Avec Internet, la diffusion vers un public large est devenue une opération simple et généralement sans frais. L'objectif premier consiste donc à construire et défendre une marque. On peut ici mentionner le cas de la maison Playboy qui, au début des années 1990, s'est rendu compte que ses photos étaient diffusées en ligne sans autorisation préalable. Au lieu d'essayer de stopper le phénomène, Playboy a commencé à marquer ses photos avec un logo. Playboy a contacté les sites faisant usage de ses images et leur a proposé de toucher une part des bénéfices s'ils acceptaient d'ajouter un lien redirigeant vers le site de Playboy, pour encourager les utilisateurs à souscrire un abonnement. En utilisant Internet comme un outil marketing rapide et sans frais, Playboy a réussi à augmenter la visibilité de sa marque de façon considérable et à faire de l'exploitation de ses contenus sur le Web sa première source de revenu.

Dans le paysage actuel, les producteurs de contenu diffusent gratuitement des vidéos courtes sur des sites de type « tube », en espérant retenir l'attention et faire connaître leur marque, pour diriger à terme les utilisateurs vers leurs services, dès qu'en apparaît le besoin. Non seulement la production ne coûte pas cher, mais les vidéos courtes sont par ailleurs plus faciles à produire que des longs métrages. Il est intéressant d'observer que, s'il est probable que la qualité soit un peu négligée pour donner la priorité à l'amélioration des services, la production dans cette industrie ne devrait pas pour autant être stoppée, et ce même s'il est difficile de faire respecter le droit d'auteur.

Avec une industrie qui s'adapte à de nouveaux modèles économiques et se réinvente, le paysage change de façon radicale. Les acteurs du secteur qui se sont attachés aux anciens modèles ont dû lutter et ont fini par disparaître, alimentant de fait l'impression – erronée – que l'industrie du X toute entière serait en train de sombrer. De grandes références du secteur laissent la place à des noms moins connus, de nouveaux entrants sur le marché. Il n'y a pas de place pour tout le monde : les acteurs les plus fragiles sont évincés et ceux qui restent sont en général ceux qui proposent des formats plus intelligents, plus inventifs, plus professionnels. On note de façon claire un autre développement sensible, qui passe par un phénomène de consolidation. Les sociétés productrices et les propriétaires de plateformes s'appuient les uns sur les autres, conscients que les nouveaux impératifs stratégiques requièrent une collaboration accrue, de la prise de risque, des investissements en amont et un financement croisé des services et contenus. De nouveau, si l'on considère l'histoire du divertissement pour adultes, il semble que nous soyons en train d'assister non pas à la mort, mais à l'évolution d'une industrie.

 Il y a une orientation générale vers les services, tandis que la production de contenus est freinée par la crainte du piratage

Au vu de ces développements, il est possible d'établir des parallèles avec d'autres industries qui aujourd'hui s'adaptent à l'ère numérique. Si les stratégies individuelles ne s'appliquent pas à tous les marchés, pas plus que leur efficacité n'est une loi constante pour tous les domaines, il semble qu'il y ait une tendance générale à se diriger vers les services, tandis que la production de contenus se trouve dissuadée par le défaut de protection des droits d'auteur.

Chaque industrie de contenu est unique et les stratégies efficaces ne peuvent reposer que sur une prise en compte des spécificités de chacune. Mais, s'il s'agit d'observer les choses dans une perspective large, il faut reconnaître que l'industrie du divertissement pour adultes représente un cas d'étude tout aussi important qu'intéressant. Elle reste un très bon indicateur des effets qu'ont les changements technologiques sur les industries du contenu. Dans la mesure où ils ne peuvent se reposer sur les forces du lobbying ou de la loi pour sauver leurs modèles économiques, les producteurs de contenus pour adultes sont habitués à s’adapter rapidement au changement, sous peine de disparaître. Et, si l'on considère l'importance de la demande pour de tels contenus, une demande qui ne faiblit pas depuis que le secteur existe, ce marché semble ne pas devoir sombrer de sitôt.

Traduit de l'anglais par Kévin Picciau

Références

Sebastian ANTHONY, Just How Big Are Porn Sites?, ExtremeTech, Avril 2012
 
Kate DARLING, « IP Without IP? A Study of The Online Adult Entertainment Industry », Stanford Technology Law Review, n°17, à paraître en 2014
 
Peter JOHNSON, « Pornography Drives Technology: Why Not To Censor The Internet », Federal Communications Law Journal,vol. 49, 1996
(1)

Pair à pair ou P2P. 

(2)

User-generated content. 

(3)

Live camera shows. 

(4)

En nuage. 

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