Le « liver » écrit à fond de train ce qui se passe pendant un match.

« Je regarderai de toute façon la plupart des matchs sur lesquels je travaille, donc autant bosser dessus. »

© Illustration : Lucille Farroni

Qui sont les « livers », ces petites mains qui décrivent les matchs en direct ?

Leur métier : raconter par écrit et en direct, sur les sites web des médias, les compétitions sportives. Au clavier de ces « lives », lus par des millions de personnes, on retrouve souvent des hommes jeunes, passionnés et précaires. En période de Coupe du monde, leur mission prend une place inversement proportionnelle à la faible considération qu’elle peut parfois susciter.

Temps de lecture : 6 min

« Quel but de Rafael Leao ! Lancé côté gauche, le joueur de l’AC Milan se joue de Xhaka, et décoche une merveille d’enroulé du droit, qui ne laisse aucune chance à Sommer, 6 – 1 ! » S’il lui arrive de s’emballer sur des touchés de balles particulièrement soyeux, Vincent Roussel (Eurosport) commente ce Portugal - Suisse du 6 décembre 2022 d’un style sans chichi et descriptif, loin des envolées de Jean-Michel Larqué et de Thierry Roland. 

Le jeune journaliste est l’un des nombreux livers qui parsèment les services sports de la presse française par temps de Coupe du monde. À l’image du légendaire duo de TF1, leur rôle est de faire vivre les matchs en direct. À deux différences majeures près : le faire sans que les spectateurs aient nécessairement accès aux images et à l’aide d’un clavier, à défaut d’un micro.

L’Équipe, unique quotidien sportif de France, joue la sobriété, en restant très factuel. « C’est une ligne éditoriale que nous avons adoptée dès le lancement de ce format et à laquelle nous n’avons pas dérogé, détaille Cyrille Le Guyon, responsable de l'équipe dédiée aux directs. Si nous changions ce ton désincarné pour un autre, peut-être que cela attirerait moins de monde. Chacun a son créneau. Ailleurs, d’autres médias cherchent peut-être une communauté en quête de croustillant. » L’expertise et le ton de lequipe.fr, proche d’une dépêche AFP, lui confèrent un rôle central. Pour commenter, les livers de tous horizons ont un œil rivé sur le match… et l’autre qui traîne, bien souvent, sur le direct tenu par le journal, dont la fiabilité fait référence en cas de doutes après une action litigieuse. « Quand je regarde une chaîne d’info continue ou que j’écoute la radio, je reconnais parfois mes formulations dans le lancement des journalistes », sourit Thomas Federici, auteur de plus d’un millier de lives pour L’Équipe.

« On commente sérieusement, mais en déconnant »

Ailleurs — au Monde, chez So Foot ou encore chez 20 Minutes — le ton est plus décalé. Chez 20 minutes, par exemple, les lives sont assurés par des journalistes salariés. « On commente sérieusement, mais en déconnant, insiste le journaliste Nicolas Stival, pour qui le live fait aussi partie de l’ADN de son journal. Bien sûr, on travaille le match en amont pour être le plus pertinent possible. Mais à côté de ça, on dispose d’une grande liberté de ton et on peut se permettre de faire des blagues. On écrit sur du foot, du biathlon, du rugby ou même du vélo. Ce n’est pas la guerre en Ukraine. Les enjeux sont réels, mais ça reste du sport. » Nicolas estime que ce ton est aussi, d’une certaine façon, une opportunité de marché. À défaut de disposer des moyens humains et techniques du quotidien sportif, sa rédaction essaie de se distinguer par l’humour. Cette liberté lui offre une plus grande palette pour faire vivre le match… et user, voire abuser, d’onomatopées en tous genres. Le match France-Angleterre avait compté, nous dit-on, plusieurs centaines de milliers de vues.

Chez France 24, qui s’adresse prioritairement à un public francophone à l’international, les lives sont d’ordinaire plus rares, et privilégient le foot africain. Pour cette Coupe du monde, le ton se veut équilibré, mais sans être aussi pointu et détaillé que L’Équipe. « On ne commente pas nécessairement toutes les actions chez nous et on ne verse pas dans l’humour, explique Cassandre Toussaint, journaliste sur le site de la chaîne d’information. On donne une ambiance générale du match et on n’a pas peur de ne rien mettre s’il ne se passe rien, ou de dire que l’on s’ennuie. »

Coquilles

À 38 ans, Thomas fait déjà figure de vieux briscard au sein du pôle de livers de L’Équipe, qui compte une grosse trentaine de pigistes, tous sports confondus. Le plus souvent masculin et occupé par de jeunes pigistes, le poste est risqué. Lors des lives, et contrairement aux autres publications, il n’y a pas le « filet de sécurité » d’une relecture préalable. « Je ne sais pas si j’ai déjà fini un live sans coquille, avoue Vincent. On a vite fait d’écrire un "s" de trop, mettre un "a" à la place d’un "e". Comme il faut être rapide, on laisse forcément passer des erreurs, mais le principal c’est, même après-coup, de corriger une faute si on la voit. » Pour Cyrille Le Guyon, responsable du pôle « données » de L’Équipe, le triptyque orthographe/connaissances sportives/rapidité rend l’exercice particulièrement exigeant et ne convient pas à toutes les plumes.

Trois ans après avoir quitté L’Équipe et leurs directs, William Buzy estime que la rigueur acquise lui sert toujours aujourd’hui. S’il écrit désormais plus de livres que de lives, cet ancien liver n’a pas seulement appris à affiner sa plume durant ses sept années à travailler pour le quotidien. « Il faut être réactif, car on a peu de temps pour décrire l’action le mieux possible et la partager avec l’audience », résume-t-il. Une gymnastique d’autant plus difficile qu’il faut aussi mettre régulièrement à jour le titre du direct, en trouvant la formule la plus juste et la plus incitative, en fonction du déroulé du match. « Ce n’est vraiment pas évident, mais ça a aussi certains avantages, note le journaliste. Derrière un écran, on a moins de chances de dire une bêtise qu’en commentant à la télévision ou à la radio. Si je doute, après avoir commencé à écrire, que le joueur qui vient de marquer est un ancien de tel club, je peux le vérifier rapidement. » 

« Tu es dans la lessiveuse le temps d’un match »

Comme William, Vincent Roussel porte un regard lucide sur sa profession. « Même si aujourd’hui je fais aussi du long format et du desk, ça reste chouette d’être payé pour regarder un match, s’enthousiasme le pigiste. Je regarderai de toute façon la plupart des matchs sur lesquels je travaille, donc autant bosser dessus. Mais c’est usant à la longue. C’est deux heures durant lesquelles il faut être à fond, sur chaque action. Tu es dans la lessiveuse le temps d’un match. Pour peu qu’il soit animé, tu te retrouves vite sous l’eau. » Autre bémol de ce métier-passion : peu de salariat et des horaires décalés, les compétitions sportives étant souvent programmées le soir, et le week-end. La pénibilité et le travail en amont pour préparer le direct ne sont pas toujours pris en compte dans la rémunération des pigistes, qui oscille entre 30 et un peu moins de 70 euros bruts le match selon les rédactions, pour une petite dizaine de milliers de signes au total. 

Ces tarifs n’ont pas rebuté Vincent Roussel, pour qui le live a été une manière de se jeter dans le grand bain journalistique. Mastère de l’Institut européen de journalisme en poche, c’est en assurant les commentaires de compétitions sportives en direct qu’il rejoint, à la pige, la rédaction d’Eurosport en 2018. « C’est une porte d’entrée pour intégrer de nombreuses rédactions sportives. Ça permet, par la suite, de proposer des articles plus longs. » Ou, pour les plus passionnés, de continuer à « liver » des années durant. « On m’a déjà proposé de faire du desk, mais ça m’intéresse moins que de commenter en direct, raconte Thomas Federici, onze ans de piges au compteur. Refuser cette place, c’était quelque chose qui n’était pas très bien compris par les personnes chargées d’organiser les plannings de la rédaction. Pour eux, le live c’est un sas d’entrée, donc le desk, c’est un peu perçu comme une promotion. » Seulement voilà, Thomas aime mieux faire vivre les matchs que de réagir, à chaud, sur l’actualité sportive. Peu friand des à-côtés du sport, qu’il regrette voir occuper autant de place, il préfère se concentrer sur le jeu, les actions et la tactique. 

Forte audience, reconnaissance minime ?

Palettes graphiques, réalisation de matchs toujours plus travaillée, consultants célèbres… Les chaînes de télé et de radio rivalisent pour être toujours plus attractives. En face, les directs écrits peuvent sembler un peu fades. Mais entre la diffusion payante (BeIn Sport diffuse l’intégralité des 64 matchs, quand TF1, chaîne gratuite, n’en retransmet que 28), les horaires de rencontres de la Coupe du monde en pleine journée de travail ou la recherche d’une analyse supplémentaire, le live répond à de nombreux besoins qui expliquent son succès. « Lors de l’opposition entre le Maroc et l'Espagne en huitième de finale de cette Coupe du monde, nous avons enregistré 1,6 million de visiteurs uniques. C’est le live le plus suivi de notre histoire ! » annonce fièrement Cyrille Le Guyon à l’approche des demi-finales. Ce match à suspense diffusé en pleine journée et uniquement sur des chaînes payantes avait tout pour être un « hit ». Parfois, ce succès peut être amplifié par un petit coup de pouce de la part des diffuseurs. Lors de France – Tunisie (30 novembre 2022), TF1 n’a pas diffusé les dernières minutes de la rencontre… à cause d’un lancement prématuré de page publicitaire. Les fans de foot qui n’étaient pas abonnés à beIN Sport, diffuseur principal de la Coupe du monde avec TF1, ont alors pu finir la rencontre sur les lives.

Alors que l’écrit peine parfois à se rendre attractif face à la vidéo, le succès et la persistance des commentaires en quelques caractères sonnent presque comme une anomalie dans le monde des médias. Pour dynamiser leurs directs, les livers s’arment de sondages, de quiz ou répondent aux messages des internautes. Une recette qui fonctionne et qui donne à ces directs une place particulière. « C’est une porte d’entrée gratuite vers le reste de notre contenu, argue Cyrille Le Guyon, de L’Équipe. Cela nous permet de capter de nouveaux lecteurs qui peuvent, par la suite, s’intéresser aux articles payants. Le live est une partie importante de notre démarche marketing. » Aussi essentiels soient-ils et bien qu’ils génèrent des millions de clics, les livers n’ont pas toujours le sentiment d’être reconnus à leur juste valeur. « C’est tout un paradoxe : il s’agit d’un poste clef et qui souffre pourtant d’un manque de considération, avance William Buzy. Tu peux en souffrir quand tu te donnes beaucoup. »

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