« Un livre, c'est une quête »

© Illustrations : Charlotte Mo

« Un livre d'enquête, c'est du temps, la liberté... Mais ça a un coût »

Pourquoi un journaliste décide-t-il de publier son travail sous la forme d'un livre plutôt que dans un média ? Alice Géraud et Victor Castanet, deux reporters primés, nous expliquent ce qui les a conduits à choisir l'édition.

Temps de lecture : 9 min

Ce sont deux journalistes primés pour la qualité de leurs enquêtes qui ont fait le choix de les publier sous forme de livre plutôt que dans un média. Alice Géraud vient de remporter avec Sambre. Radioscopie d’un fait divers (JC Lattès), le prix du livre des Assises du journalisme de Tours, et celui du polar justice au festival Quai du polar à Lyon. L’ancienne reporter de Libération, co-fondatrice du site Les Jours, aujourd’hui journaliste indépendante et scénariste, restitue dans ce livre l’histoire de plus de cinquante femmes qui ont été agressées et violées par un homme, Dino Scala. Celui-ci s’en prenait à elles au petit matin, sur le chemin de l’usine, et n’a jamais été inquiété, pendant une trentaine d’années, faute d’une écoute réelle de ses victimes.

Victor Castanet a lui obtenu, en 2022, le prix Albert-Londres du livre pour son enquête sur les pratiques du leader mondial des maisons de retraite, Orpea, intitulée Les Fossoyeurs (Fayard). Son livre, qui s’est vendu à plus de 200 000 exemplaires, a entraîné un changement de gouvernance du groupe et contraint la classe politique dans son ensemble à prendre position sur le grand âge.

Une pluie d’articles élogieux a accompagné ces deux enquêtes écrites au long. Mais pourquoi Alice Géraud et Victor Castanet ont-ils fait le choix du livre plutôt que de l’article ? Il arrive fréquemment qu’une enquête journalistique naisse dans la presse écrite et soit finalement publiée et vendue en librairie. Eux sont allés directement au livre. Qu’est-ce que l’édition leur a offert de plus qu’un média ? Nous les avons rencontrés séparément et leur avons posé les mêmes questions.

Pourquoi avoir choisi l’édition plutôt que la presse écrite pour publier votre enquête ?

Victor Castanet : J’ai vite compris que pour enquêter sur un groupe aussi puissant qu’Orpea, pour révéler ses pratiques dysfonctionnelles, systémiques, le livre serait le meilleur média. J’avais essentiellement besoin de temps et de liberté. Je n’avais pas envie qu’un rédacteur en chef me réclame mon papier, considérant que je passais trop de temps dessus. Ou qu’il me demande d’orienter mon enquête dans un sens en particulier. Si j’avais dû enquêter depuis une rédaction, j’aurais été sollicité pour faire beaucoup d’autres choses à la fois, alors que je me sentais happé par mon sujet et que je voulais m’y consacrer totalement. Il fallait le livre et l’écrit. Je suis également réalisateur, mais si j’avais choisi une forme audiovisuelle, des cadres d’Orpea auraient sans doute refusé de témoigner. Il y a une défiance vis-à-vis de la caméra, des propos qui peuvent être montés, coupés, la confiance n’est pas toujours là.

« J’étais dépositaire d’une matière très fragile, je voulais en garder la maîtrise »

Alice Géraud : Il est possible de feuilletonner certaines enquêtes. Mais l’histoire que je raconte dans Sambre n’existait pas. C’était un vaste puzzle, fait des centaines et de centaines de pièces, d’informations parcellaires qu’il fallait reconstituer, assembler. Par exemple, le récit d’un viol tel qu’il est mis en forme dans une plainte diffère de celui qu’en fait la victime quand je la rencontre. Il y avait des faits, oui, mais une absence de récit. Les informations se superposaient, un peu comme des calques. Il fallait prendre le temps de les comprendre pour faire naître cette histoire. Quand on écrit dans une rédaction, notre article appartient à un tout : le journal, qui est un collectif. On ne sait pas toujours comment notre papier sera coupé, titré… J’étais dépositaire d’une matière très fragile : la parole de dizaines et de dizaines de femmes, une parole qui avait été malmenée, mal écoutée. J’ai essayé de déposer tout cela délicatement dans un livre. J’avais l’assurance d’en avoir davantage la maîtrise.

Un média n’est pas en mesure d’offrir le temps d’enquêter ?

Victor Castanet : J’ai enquêté pendant trois ans. J’ai fait le choix d’aller sur le terrain rencontrer les gens, de ne surtout pas me limiter au téléphone : j’ai énormément pris le train ! Le temps long permet un autre rapport aux sources. Si vous leur donnez du temps, elles se livrent plus. Des liens se nouent, une relation de confiance se construit sur la durée.

Alice Géraud : Certaines femmes, au début de mon enquête, ne voulaient pas me parler, et finalement, elles l’ont fait. Et moi, au fil du temps, je nourrissais ma réflexion. J’avais une idée assez précise de ce que je voulais : une démonstration par les faits. J’étais comme en face d’un bloc de marbre, qu’il a fallu tailler. Ça prend du temps.

Quel rôle a joué votre éditeur, par rapport à une rédaction en chef ?

Victor Castanet : J’ai signé un contrat avec Sophie de Closets chez Fayard. Je lui faisais des points d’étape. Quand elle a lu le manuscrit et qu’on a mesuré ensemble qu’on tenait quelque chose de potentiellement explosif, qui concernait beaucoup de monde, une enquête qui avait une portée sociétale, politique, économique, juridique, elle a créé autour de moi une équipe très solide : Gérard Davet et Fabrice Lhomme, deux très grands journalistes d’investigation du Monde, ont relu mon texte, l’avocat Christophe Bigot m’a aidé à nommer les faits en ne les qualifiant pas juridiquement pour qu’ils soient inattaquables. Quand j’ai envoyé mes questions chez Orpea et que le groupe a compris l’ampleur de mon enquête, une entreprise d’intelligence économique a été missionnée pour obtenir des infos sur nous. L’équipe montée par mon éditrice m’a aidé à gérer les coups de pression. Et mon attachée de presse Sandie Rigolt m’a vraiment guidé dans la phase de médiatisation du livre. C’était une dream team, je me sentais épaulé.

Alice Géraud : Rédacteur en chef et éditeur, ça n’a rien à voir. L’éditeur écoute, pendant des heures ! Personnellement, j’avais l’impression de lui déposer beaucoup de choses, un peu comme chez le psy. Mon éditrice m’a accompagnée, mais le livre est resté le mien : le découpage, sa construction, la façon de conduire le récit : c’était mon projet à moi. Le livre nous oblige davantage que l’article : on le porte seule. On est plus libre aussi.

« Une telle enquête, ça nous engage entièrement, ça déborde de partout »

Quel est le coût de cette liberté ?

Victor Castanet : Le journalisme que j’aime pratiquer, c’est de l’artisanat. C’est fastidieux. Ça ne rend pas riche. Pour financer mes enquêtes, j’ai toujours bricolé une économie de la débrouille. Avant d’être père, je mettais mon appartement en location dès que je partais sur le terrain pour plusieurs jours. Pour Les Fossoyeurs, j’ai signé un à valoir de 10 000 euros. Réparti sur trois années d’enquête, ça ne fait pas lourd. Sophie de Closets m’a accordé une enveloppe de frais globale pour mes déplacements qui a varié entre 5 000 et 8 000 euros selon mes besoins. Une telle enquête, c’est un investissement. Ça nous engage entièrement, nos conjoints sont embarqués dans nos discussions, ça a des répercussions sur le rythme familial. Je travaillais tous les soirs, une fois les enfants couchés, et les week-ends aussi. Ça débordait de partout. Financièrement, on n’a pas la même comptabilité lorsqu’on est indépendant et lorsqu’on est salarié d’un média. La précarité du pigiste, l’absence de salaire régulier, l’inconfort matériel, c’est une fragilité, une vulnérabilité. Mais en contrepartie, il y a la liberté, le sentiment profond de faire ce métier comme on a envie de le faire.

Alice Géraud : Écrire un livre, ça veut dire s’autofinancer. Il s’est passé quatre années entre le début de mon enquête et la publication de Sambre. J’ai reçu un à valoir de 10 000 euros de ma maison d’édition. Et une enveloppe de frais de 3 000 euros pour couvrir notamment mes trois semaines à temps plein au procès de Douai. J’ai sollicité une bourse au Centre national du livre (CNL), que j’ai obtenue : 4 000 euros. J’ai mis quatre années pour faire cette enquête et écrire ce récit. Il a donc fallu que je trouve un équilibre financier autrement que par le livre. J’ai fait ce que sont obligés de faire la plupart des auteurs : j’ai bricolé. Avec mon reste de chômage. Mais surtout en travaillant à côté en scénarios, un secteur plus rémunérateur que le livre. C’est cet équilibre avec le scénario qui me permet de financer du journalisme. Autrement dit, c’est la fiction qui me finance le réel. Et en même temps, c’est le réel qui inspire mes fictions… Un livre, c’est un luxe. J’avais besoin d’écrire celui-là. Je me suis organisée pour qu’il puisse exister. La table de mon salon était recouverte de mes notes, de ma carte IGPN annotée… À la maison, tout le monde a été très content lorsque le livre a été publié : la table du salon est redevenue praticable.

« Le livre nous oblige davantage. On est plus seul que dans un journal, mais plus libre aussi »

 

Vous utilisez tous les deux le « je » à l’intérieur de votre récit. Le journaliste-auteur doit-il nécessairement se mettre en scène ?

Alice Géraud : C’est une mode dans le journalisme, on nous invite de plus en plus à dire « Je » dans nos récits. Je ne voulais pas imposer mes états d’âme. À aucun moment je n’ai fait apparaître la journaliste qui enquête. J’ai utilisé le « Je » seulement quand j’ai été engagée dans l’histoire, c’est-à-dire quand le procès a commencé, en juin 2022. Quand j’entre dans la salle d’audience de la cour d’assises de Douai, je sais que ça va mal se passer pour les victimes. Je suis émue pour elles, j’ai peur pour elles. Et je me sens moins journaliste.

Victor Castanet : Utiliser le « Je » permet de mettre en scène l’enquête, comment on s’y prend. C’est aussi un fil narratif qui aide pour les transitions entre les chapitres : le livre n’est pas une succession d’articles. Ça permet aussi de raconter l’impact émotionnel de l’enquête, sa dimension humaine. J’ai entendu une multitude de maltraitances commises sur des personnes âgées. Le « Je » montre mon investissement, mon engagement personnel, ma disponibilité. Après, c’est une affaire de dosage. Je ne suis pas le sujet du livre. 

« C'est assez paradoxal, au pays d’Albert-Londres, de retirer la carte de presse à celles et ceux qui choisissent l’enquête au long comme forme de journalisme »

La reconnaissance que vous avez obtenue de vos confrères, la couverture médiatique, changent-elles quelque chose à votre perception du métier ?

Alice Géraud : L’ironie de l’histoire, c’est que décider de consacrer plusieurs années à une enquête au long cours pour en faire un livre, c’est accepter de se voir retirer sa carte de presse. Pour la commission de la carte, c’est le mode rémunération et non la nature du travail qui détermine si nous sommes ou pas journalistes. Lorsqu’on écrit un livre, on touche des droits d’auteur et pas un salaire. Je trouve dommage, et assez paradoxal, au pays d’Albert-Londres, de retirer la carte de presse à celles et ceux qui choisissent l’enquête au long comme forme de journalisme.
C’est d’autant plus étrange au moment où ce journalisme d’enquête ou littéraire est récompensé par la profession à travers la création du prix Albert-Londres du livre [depuis 2017, NDLR] et du prix du livre du journalisme des Assises du journalisme [depuis 2007]. Et alors que les livres d’enquête au long cours ou de journalisme narratif connaissent un certain succès auprès des lecteurs.

Victor Castanet : J’ai toujours galéré pour obtenir ma carte de presse, alors qu’un chef d’édition dans une chaîne d’info, c’est-à-dire quelqu’un qui ne met jamais les pieds sur le terrain, qui n’est expert d’aucun sujet mais qui en fabrique à tour de bras, obtient la sienne sans discussion… Quand on m’a décerné le prix Albert-Londres, j’ai appelé la Commission, j’ai dû hausser le ton et j’ai finalement obtenu ma carte, mais c’est invraisemblable. Plus globalement, il existe en France un mépris des pigistes, qui ne correspond pas à la réalité de leur travail. Les journaux, les grands médias, fonctionnent grâce aux pigistes. Quand on est pigiste, on ne répond pas à vos mails, on ne vous rencontre pas… Il n’y a aucune considération. 

« L’engagement, ce n'est pas le militantisme. Les faits parlent d’eux-mêmes »

Etes-vous mieux considérés désormais ? 

Victor Castanet : j’ai eu plusieurs propositions d’embauche, mais je les ai déclinées. Je tiens fondamentalement à mon indépendance. J’ai signé pour deux nouvelles enquêtes avec mon éditrice, je suis heureux de me lancer sur de nouveaux sujets. La reconnaissance que j’ai reçue à travers le prix Albert-Londres et la médiatisation des Fossoyeurs a modifié mon rapport aux sources. Les gens me font confiance plus vite. Je suis contacté par des lanceurs d’alerte. Ce qui me rend très heureux, c’est l’impact que le livre a eu dans la sphère publique : les politiques ont dû se positionner, Orpea s’est réorganisée, tout le secteur a été questionné… Je donne désormais des cours à Sciences-po dans un nouveau cursus sur l’investigation. J’enseigne aux étudiants les fondamentaux de l’enquête. J’insiste sur la nécessité du temps long, je les invite à lâcher les ordinateurs pour aller sur le terrain, à être exigeants sur l’écriture. Je leur parle d’engagement. Mais je les invite aussi à ne pas le confondre avec le militantisme. Les faits parlent d’eux-mêmes, sans qu’on ait besoin de connaître le point de vue du journaliste. Plus le récit est neutre, plus il est fort.

Alice Géraud : J’ai écrit une histoire et je me trouve invitée à participer à de multiples débats sur les violences sexuelles, comme si j’avais signé un essai. La médiatisation du livre me place aujourd’hui davantage dans le commentaire que dans l’histoire. C’est bon signe : le livre a servi à quelque chose. Des magistrats et des policiers vont l’utiliser pour des formations, j’en suis très heureuse. Je ne sais pas si les écoles de journalisme enseignent le journalisme narratif. Je n’aurais pas pu écrire Sambre autrement qu’en passant par du récit. Ensuite, il y a un trou noir chez les libraires : où poser nos livres ? Pourtant, le nœud, un peu comme pour le cinéma, c’est la distribution. Pour que le livre trouve son public, il faut qu’il soit mis en valeur, sur la bonne étagère. 

Que vont devenir vos enquêtes ?

Alice Géraud : Sambre devient une mini-série en six épisodes, dont j’ai co-écrit le scénario, et qui sont réalisés par Jean-Xavier de Lestrade. J’ai co-fondé un collectif — « Toute ressemblance » — dans lequel on réfléchit aux façons de raconter des faits réels en passant par la fiction. Elle permet de s’approcher de la réalité autrement. C’est le même combat, la même quête que le journalisme, mais avec des armes différentes. Et ça fonctionne très bien pour tout ce qui touche à l’intime.

Victor Castanet : Les Fossoyeurs ont été adaptés en fiction pour France 2, je n’ai pas écrit le scénario mais j’ai été consultant. Les droits ont également été rachetés pour un documentaire. Et une adaptation en BD sur un des aspects de l’enquête est prévue. Je suis heureux que ce sujet puisse se déployer dans d’autres formats. C’est important aussi de réfléchir à des déclinaisons de notre métier, d’avoir de l’ambition pour le réinventer. 

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