Denis Masseglia ne sait plus très bien quel était son programme pour le premier week-end de janvier 2023. En revanche, il a le souvenir très net d'avoir dû tout annuler, puis d'avoir enchaîné « des nuits de quatre heures ». « On m'a fait un cadeau empoisonné », plaisante-t-il.
Vendredi 6 janvier, ce député (Renaissance), rapporteur spécial d'une mission sur l'économie des médias, a reçu un appel d'un conseiller de Matignon. Le « deal » était limpide : l'élu disposait du week-end pour déposer une proposition de loi, et de deux semaines pour mener à bien les auditions nécessaires. Il s'agissait de trouver une astuce pour aider en urgence la presse, asphyxiée par la hausse vertigineuse du prix du papier. Le gouvernement le soutiendrait.
En octobre 2022, Denis Masseglia avait défendu le mécanisme suivant : soulager la trésorerie des journaux en leur permettant d'offrir des pages de pub à la filière de recyclage plutôt que d'y contribuer financièrement. Mal arrimé à la loi qui devait le porter, son amendement n'a pas survécu et Denis Masseglia pensait la partie perdue. D'où sa surprise, trois mois plus tard, en recevant ce « cadeau » de Matignon : la résurrection de sa proposition, adoptée dans la foulée.
Cette deuxième chance — dénoncée par les écologistes — n'est pas tombée du ciel. Depuis des mois, en coulisses, un homme multipliait les démarches auprès de Matignon, du ministère de la Culture et des parlementaires : Pierre Petillault, le lobbyiste chargé de défendre les intérêts des médias réunis au sein de l'Alliance de la presse d'information générale (Apig). Méconnu du grand public — et de la plupart des 15 000 journalistes employés par ses membres — ce syndicat patronal représente les quotidiens nationaux, les quotidiens régionaux, ainsi que de très nombreux hebdomadaires locaux.
Parler la même langue
Trop myope pour devenir pilote de chasse (première vocation), pas assez bon pour s'imposer comme snowboarder professionnel (seconde vocation), Pierre Petillault, 46 ans, a laissé la vie faire de lui un spécialiste des affaires publiques. Habitué à roder les arguments, il jongle entre quatre registres pour décrire son métier. 1) Une vanne : « Le lobbying, c’est pas des trucs illégaux ou des valises de billets. » 2) Une comparaison : « On est un peu le traducteur entre deux mondes qui ne parlent pas la même langue, la sphère publique et l'organisation qu'on représente. » 3) Un mode d'emploi : « On n'est pas là pour avoir raison ou pour battre des gens ; on est là pour trouver des compromis et des accords. » 4) Un secret : « Évidemment, il faut convaincre des décideurs politiques, et obtenir des résultats qui se voient dans les textes, mais ce qu'on ne dit jamais, c'est qu'il faut aussi faire évoluer sa propre organisation. »
Certains soirs, quand sa petite équipe a déserté les locaux fonctionnels et sans grâce du XIIIe arrondissement parisien où est installée « l'Alliance » (il n'emploie jamais l'acronyme Apig, « trop moche »), Pierre Petillault écoute de la musique très fort — du punk rock, du jazz ou du métal eighties. Ainsi retombe la pression.
Il faut le regarder travailler, piquouzé au café, au cours des heures qui précèdent : sur chaque sujet, le lobbyiste cherche à avoir une vision très claire de ses intérêts et des cadres juridiques qui les servent au mieux. Puis, au-dessus d'un cendrier vintage de La Manche Libre (« le journal de chez moi »), il reformule des désirs égoïstes en arguments qui ont l'apparence de la justice et de l'évidence. Enfin, il soigne ses relations. Il est économe du temps des autres et rédige ses demandes de rendez-vous avec une politesse de gendre idéal.
« Le lobbying est nécessaire à la démocratie moderne »
Avant d'être directeur général de « l'Alliance », Pierre Petillault a fait carrière chez Orange, couvé par Pierre Louette, l'actuel patron des Échos et du Parisien. Parmi ses collègues de l'époque, certains sont devenus cadres chez Google ou conseillers ministériels — « ça aide ». Pierre Petillault ne doute pas un instant que « le lobbying est nécessaire à la démocratie moderne ». Selon lui, le monde est devenu bien trop technique pour que les parlementaires et les administrations soient capables d'accoucher de textes adaptés aux réalités.
Depuis qu'il a été recruté à ce poste, en 2020, Pierre Petillault a dû négocier des dérogations et des aides pour que les journaux poursuivent leur activité pendant le confinement. Il a dû mener à bien les négociations sur les droits voisins avec Facebook et Google. Il a dû faire face à l'explosion du prix du papier et au concours de solutions simplistes (« Chez les politiques, on entend beaucoup "Passez au 100 % numérique", rapporte-t-il. La presse fait sa transition, mais la mamie du Cantal a encore besoin de son journal papier dans sa boîte aux lettres ! ») Il semble voler d'une urgence à l'autre. Pourtant, professe-t-il, « le vrai bon lobbying, c'est le travail d'influence très en amont ».
Il voit des intérêts économiques et des « contre-lobbies » partout. Il sent « monter » un puissant désir de soumettre la presse à des obligations comparables à celles qui s'imposent à l'audiovisuel. Le Haut Conseil à l'égalité entre les femmes et les hommes appelle ainsi de ses vœux des mesures pour renforcer « la place, le rôle et l’image des femmes » dans les contenus publiés. Certains parlementaires jugent que la presse écrite devrait s'engager à ne plus accepter de publicités d'entreprises polluantes. « La régulation des médias, ça n'a jamais concerné que l'audiovisuel ! », martèle Pierre Petillault. Mais comment maintenir cette distinction historique dès lors que la presse écrite publie des vidéos et des podcasts et que les médias audiovisuels mettent en ligne des articles ? (Petit piment : lui-même est passé par le CSA, l'ancêtre de l'Arcom, où travaille toujours son épouse.)
En cas de difficulté, les éditeurs disposent, pour leur défense, de digues incontestables : la liberté de la presse et la liberté d'expression. Mais Pierre Petillault voudrait réhabiliter une autre notion « dont tout le monde se fout » : le pluralisme. Et rappeler que la presse française se caractérise par « une très grande diversité d'actionnariats et de lignes éditoriales ». Il s'échauffe : « Quand on nous explique que la presse est entre les mains de trois milliardaires, c'est juste faux ! » Derrière ce discours, il entend « l'envie de cesser d'aider certains éditeurs — puisqu'ils seraient aux mains de milliardaires ».
Casse-têtes techno-légaux
Beau joueur et distributeur de compliments vénéneux, il reconnaît la souveraine efficacité du lobbying des géants du numérique. « Quand je me plonge dans les textes européens qui nous concernent, j'ai vraiment l'impression qu'ils ont été dictés par Facebook. » Sur le Media Freedom Act rédigé par la Commission européenne, les éditeurs ont échoué à se faire entendre. Ils considèrent que ce projet fait peser un risque pénal sur les journalistes (alors que jusqu'à présent, en France, c'est le directeur de la publication qui est pénalement responsable de ce qu'il publie) et que l'immense latitude laissée aux plateformes pour modérer les contenus recèle un risque de censure. Pierre Petillault dégaine une formule : « Les gens dont le business model est de propager la désinformation vont évaluer la fiabilité des gens dont le business model est de produire de l'information. C'est lunaire. » Pour rattraper le coup, il a entrepris de « proposer des amendements » aux parlementaires européens qui vont à présent se pencher sur ce projet…
Mais déjà, comme dans ces restaurants japonais où les plats se succèdent sans répit sur un tapis roulant, un nouveau dossier se présente, truffé de sigles barbares et de casse-têtes techno-légaux. « Il faut aiguiller la DGE sur le DMA », soufflent ses collègues, et pour eux tout est clair : la transposition prochaine dans la législation française du Digital Market Act pourrait être l'occasion de mieux réguler la publicité en ligne ; il serait donc judicieux que « l'Alliance » suggère à la Direction générale des entreprises des mesures clés en main. Encore faut-il, pour cela, synthétiser les désirs des 285 journaux que Pierre Petillault défend. L'admettra-t-il un jour ? De tous les combats qu'il mène, celui qui consiste à faire émerger des intérêts communs entre des éditeurs rivaux est sans doute le plus complexe.