la chaîne youtube livre noir

Capture d'écran d'une vidéo de Livre Noir publiée sur YouTube le 7 mars 2022. 

© Crédits photo : Capture d'écran Livre Noir/YouTube.

Guerre en Ukraine : opérations de manipulation en cours dans la sphère de la « dark information » française

La guerre en Ukraine est récupérée par les producteurs français de désinformation. On y croise des apprentis journalistes qui jouent aux pieds nickelés en Ukraine pour y déverser leur rejet de l'immigration. Des groupes Telegram qui crient à la « censure » après l'interdiction de RT (ex-Russia Today) en France. Et même Booba et ses 5,6 millions d'abonnés sur Twitter. Récit.

Temps de lecture : 10 min

Dans la voiture, ils sont trois. Érik Tegnér, Jordan Florentin et David van Hemelryck. Sur le tableau de bord, au niveau du siège passager, ils ont déposé un petit panneau « press ». Ce dimanche 27 février, après avoir franchi la frontière entre la Pologne et l'Ukraine à Medyka, Erik, 28 ans, Jordan, 28 ans, et David, 42 ans, cherchent à rejoindre Kiev, à un peu plus de 600 kilomètres de là. Ils n'atteindront jamais la capitale — des forces ukrainiennes leur ont fait faire demi-tour à un barrage, à plus de cent kilomètres de leur objectif.

Tous les trois sont venus « couvrir » la guerre en Ukraine pour la chaîne YouTube Livre Noir, créée par Érik Tegnér en février 2021. De jeunes et fougueux journalistes désireux de raconter la guerre en prise directe ? C'est l'apparence qu'ils voudraient se donner. La réalité est nettement plus compliquée. Ils ne sont que deux à être réellement des contributeurs de Livre Noir. David van Hemelryck, présenté comme le « guide » sur place de l'équipe Livre Noir, est de son côté surtout connu pour avoir été un des opposants les plus visibles et les plus jusqu'au-boutistes au mariage pour tous, en 2013, avec son mouvement « Hollande démission ». 

En réalité, si les trois pieds nickelés de l'info ont enfilé des parkas toutes neuves et des gilets pare-balles, c'est pour mieux exporter leur agenda, leurs préoccupations éminemment franco-françaises, et les calquer sur le terrain de la guerre en Ukraine. En la matière, Érik et ses acolytes sont, on va le voir, particulièrement cash. 

Livre Noir

Mais avant de retrouver nos Tintin reporters dans leurs œuvres, petit zoom arrière. « Livre Noir », c'est une chaîne YouTube qui a un an d'existence tout juste — elle a diffusé sa première vidéo le dimanche 14 février 2021. Elle propose, selon son pitch initial, de longs entretiens, à la bienveillance revendiquée, d'acteurs politiques. Avec un fort tropisme pour ceux de la droite dite « hors les murs ». Toutes ces vidéos sont tournées au domicile d'Érik Tegnér, dans un studio qu'il a aménagé dans sa chambre. De février à juin 2021, le projet est undercover — autrement dit : sans que l'on sache qui l'édite. La chaîne réunit quelques dizaines de milliers d'abonnés en quelques mois. Le dimanche 6 juin 2021, elle décroche son premier scoop : les confidences d’Éric Zemmour qui, pour la première fois, esquisse un pas vers une candidature à l'élection présidentielle. Les audiences s'envolent, la vidéo déclenche un premier sondage testant la candidature d’Éric Zemmour, Érik Tegnér sort de l'ombre. Dans les nombreux médias qui s'intéressent alors à lui, il présente son projet comme une entreprise 100 % éditoriale. Un véritable média.

Dans le cadre d'un livre-enquête sur la « dark information », intitulé Voyage au pays de la dark information (Robert Laffont, février 2022), j'ai eu l'occasion d'interroger assez longuement, et à plusieurs reprises, Érik Tegnér, éphémère militant Les Républicains, partisan de « l’union des droites », exclu du parti à l'automne 2019 (ainsi que le racontait Le Monde à l'époque).

Tegnér et Livre Noir sont pour moi emblématiques de la sphère de la « dark info » que je définis comme produisant une information qui, sur la forme, peut ressembler en tout point à de l’information traditionnelle, à ceci près qu’elle a été faussée dans un but politique, économique ou bien encore sociétal rarement explicité. De l'information « Canada Dry », en somme, qui a le goût de l'info traditionnelle, la saveur de l'info traditionnelle, mais qui n'est pas de l'info. 

Au cours de nos échanges, en juillet 2021, entre deux considérations sur le développement de son média embryonnaire, Tegnér m'a raconté son agenda ultime. Qui n’a plus rien à voir avec une quelconque ambition éditoriale, et tout à voir avec la politique. Érik, des étoiles dans les yeux, m’avait parlé d’une éventuelle campagne de Marion Maréchal Le Pen en 2027, qu'il adorerait conduire. Et expliqué : « Je suis d’abord un “marionniste”, et je pense que c’est en 2027 que se présentera notre chance politique. [Et] moi, je suis bien sûr fait pour, un moment donné, descendre dans l’arène… » Il me confiait également son élément clef de la grille d'analyse de l'actualité : l'immigration.  « Le vrai sujet, pour nous, c’est l’immigration », me racontait-il.

Retour en Ukraine, février 2022. C'est précisément cette grille de lecture qu'Érik va calquer sur la guerre en Ukraine, à travers les productions qu'il va diffuser sur les réseaux sociaux depuis le pays où il a passé une petite semaine. Lundi 28 février un peu après midi, heure française, soit moins de vingt-quatre heures après son arrivée, Tegnér diffuse ainsi, sur Twitter et sur l'application Telegram, une vidéo dans laquelle il rebondit sur un sujet diffusé la veille par le média AJ+, titré : « Expatriés africains bloqués en Ukraine ». Extrêmement virale, la vidéo a été vue près de 1 million de fois en une semaine. Le média qatarien cherchait à documenter, à partir d'images diffusées sur les réseaux sociaux, les difficultés des ressortissants de différents pays africains à quitter Kiev par train. Foutaises, pour Érik. « Les médias comme AJ+, leur objectif (...) c’est d’ouvrir une nouvelle porte d’entrée vers l’Union européenne ! », s'insurge-t-il, harnaché dans son gilet pare-balles. Avant de s'en prendre à ces « immigrés qui viennent du Maghreb et qui viennent d’Afrique, qui sont parfois des immigrés récents, qui parfois se prétendent étudiants mais qui ne le sont pas et qui vont profiter de l’ouverture des frontières polonaises aux Ukrainiens pour exercer une pression sur la frontière (...) » 

Deux jours plus tard, mercredi 2 mars, rebelote, revoilà Tegnér et son obsession migratoire. De manière encore plus explicite, Tegnér partage, bonnet sur la tête et sur fond d'aquarium, un « sentiment qui [le] dérange beaucoup » après les quelques jours qu'il a passés en Ukraine. « À la télévision, on entend des journalistes, on entend des experts, dire qu’il y a une guerre totale en Ukraine, qui expliquent que la majorité des Ukrainiens sont en danger, que les villes subissent des bombardements perpétuels… Alors que nous, sur 1 600 kilomètres (…) on n’a pas vu la guerre ! », débute Tegnér. Qui poursuit, en accusant le gouvernement ukrainien d'organiser sciemment une improbable campagne de terreur vis-à-vis de son peuple : « Il y a une sorte de manipulation (...) de la part du gouvernement ukrainien qui exerce une tension et une pression sur les populations pour leur faire peur. (...) Des nuits, on a été obligés d’aller dans le bunker organisé, quatre ou cinq fois, alors qu’il n’y avait aucun bombardement. Pourquoi ? Parce que dès qu’il y a des missiles ou des avions qui décollent de Biélorussie, l’alerte est donnée sur tout le pays, et elle est levée uniquement quand on sait où va le missile, où va l’avion. » À partir de cette accusation de manipulation, que rien ne permet d'étayer si ce n'est une observation hors-sujet sur les alertes aériennes, Tegnér extrapole sur les risques d'une vague migratoire qui serait, à ses yeux, totalement injustifiée : « En expliquant que c’est la guerre totale, on est jusqu’au-boutiste dans notre position vis-à-vis des Russes [et] on justifie une immigration de masse. Aujourd’hui, c’est 500 000. Demain ça peut être un million d’étrangers sur le territoire européen. Est-ce que c’est justifié si jamais on voit qu’en fait il y a des zones aujourd’hui en Ukraine qui ne sont pas en danger ? »

Les contenus diffusés par Livre Noir sont régulièrement contestés, questionnés, critiqués. Ils n'en restent pas moins extrêmement visionnés — jusqu'à plusieurs centaines de milliers de vues sur les vidéos des apprentis journalistes en Ukraine. Ils racontent, jusqu'à l'absurde, un cadrage médiatique de la guerre en Ukraine selon des considérations politiques franco-françaises, à l'image de l'obsession pour la couverture du conflit par AJ+. Ils montrent aussi la manière dont des acteurs de la « dark information » se saisissent de la guerre en Ukraine pour tenter de manipuler l'opinion au nom de considérations politiques… 

Silvano Trotta

Sur Telegram, la boucle de discussion « Silvano Trotta Officiel Chat » est une plaque tournante de la « dark info », ouverte 24 heures sur 24. Une salle de chat, accessible à tous, jamais modérée, où se côtoient plus de 9 000 utilisateurs qui échangent en continu. Une journée normale, sans actualité particulière, voit la circulation effrénée d’environ 9 500 messages. Une moyenne de près de sept messages à la minute. 

Au cours de l'année 2021, j'ai observé ses membres organiser des manifestations contre le pass vaccinal. Et participer, plus récemment, au relai des actions du « convoi de la liberté », qui entendait bloquer Paris le samedi 12 février dernier — c'était il y a quelques semaines, c'était il y a une éternité. 

Depuis le jeudi 24 février, les membres du groupe sont passés en édition spéciale pour échanger des liens, des vérités, des informations autour de la guerre en Ukraine. Et parmi les liens que le maître des lieux, Silvano Trotta, un entrepreneur strasbourgeois des télécoms, l'un des principaux animateurs de la sphère de la désinformation en France, a envie de partager, ce mercredi 2 mars… il y a la vidéo postée depuis la Moldavie par Érik Tegnér pour Livre Noir, que Trotta a manifestement a-do-ré. « Encore un reporter sur place (...). Encore une fois, très loin de ce que racontent les médias mensongers. Il met le doigt sur la duperie du comédien comique qui sert de président à l'Ukraine, et que les Occidentaux vénèrent ! Pour moi à ce niveau de mensonge on comprend pourquoi la censure fait rage ! », s'enflamme-t-il dans un message vu plus de 80 000 fois. Et qu'il termine en enjoignant les abonnés de la boucle à s'abonner au compte de Tegnér… 

capture d'écran de la boucle telegram de silvano trotta
Capture d'écran d'un message posté par Silvano Trotta sur la boucle Telegram « Silvano Trotta Officiel Chat » le 2 mars. Crédit photo : capture d'écran Antoine Bayet.

Mais à vrai dire, plus que la défense acharnée de Poutine, qui clive, ce qui va unanimement cristalliser la colère des utilisateurs du chat, c'est la suspension de RT France. En sept jours, ce sont plus de 1 800 messages contenant le mot clef « RT France » qui ont été échangés par les participants à la chaîne. « Être contre la ligne rédactionnelle est une chose, interdire la chaîne comme si on était en Corée du Nord, ça non », s'agace Hixon, jeudi 3 mars, alors que la chaîne a cessé d'émettre quelques heures plus tôt. « La chaîne YouTube RT France n'est plus accessible en France que via VPN. Une censure à la chinoise », vitupère « Christophe Flamingo, Soins Chamaniques » le même jour. La veille, mercredi 2 mars, Aurélie Aba racontait sa pause déjeuner devant RT : « Aujourd’hui, sur le temps du déjeuner, j’ai mis RT France. Il y avait des rediffusions de reportages. Et subitement plus rien : écran noir. J’ai vu en direct la censure. Disparition de la chaîne subitement. Même si je savais que la censure existe et sévit depuis 2 ans, c’est néanmoins extrêmement choquant de le vivre en direct, c’est la confirmation d’un basculement dans quelque chose de très inquiétant... » C'est un message posté par Silvano Trotta appelant ses 150 000 fans à « éteindre » leur télé à 20 heures, dupliqué sur la boucle, qui avait déclenché le récit de la jeune femme... Cette mobilisation, présentée comme celle de la défense d'une liberté, rappelle celle à l'œuvre lors des mobilisations contre le pass vaccinal. 

Booba

Le rappeur Booba, c’est vingt ans de carrière, des albums à succès, une marque de fringues, des polémiques à répétition. Et plus de cinq millions d'abonnés sur Twitter. L'un des comptes les plus suivis en France — brièvement suspendu au début du mois de janvier par la plateforme. Twitter est d'ailleurs l'une des dernières plateformes sociales dont le rappeur et homme d'affaires n'a pas encore été, un jour, totalement banni. Instagram, par exemple, avait exclu le rappeur « pour avoir violé les standards de la communauté » en décembre 2020. Il y est depuis revenu sous des identités à peine maquillées par des pseudos.

Depuis le début du mois de mars, Booba a un nouveau leitmotiv : il est parti en guerre contre les accusations qu'il juge injustes contre Vladimir Poutine et la Russie. Son opposition peut prendre des formes inattendues. « Vous rompez je romps », poste Booba ce samedi 5 mars sur Instagram. Le message s’adresse à son sponsor Puma, accompagné de la capture d'écran d'un article du Figaro annonçant que « Puma suspend ses activités en Russie » en raison de la guerre en Ukraine. Ça, c'est pour le levier économique. D'un point de vue nettement plus politique, Booba poste aussi des stories sur son compte Instagram relayant les montages de Volodymyr Zelensky, le président ukrainien, alors qu'il n'était encore qu'un acteur, et participant à des émissions de télé réalité ukrainiennes — un gimmick constant chez tous les zélateurs de Vladimir Poutine. 

capture d'écran du post instagram de booba sur puma
Capture d'écran du message posté sur Instagram par Booba via son compte « OKLM » le 5 mars 2022. Crédit photo : Capture d'écran Instagram.

Mercredi 2 mars, sur son compte Twitter, Booba décide de partager une vidéo qu'il a likée sur TikTok. Intitulée « Il n'a pas », elle est une relecture éhontée, mensongère, de plusieurs épisodes récents de l'histoire mondiale dont l'unique objectif est de relativiser la guerre en Ukraine et le rôle de Vladimir Poutine. En choisissant de diffuser « en natif » sur son compte un extrait de la vidéo, Booba sait qu'il va lui donner une très grande visibilité. Son contenu est extrême : « Il n’a pas brûlé la Syrie, il n’a pas détruit l’Irak, il n’a pas affamé l’Afrique, il n’a pas pillé les richesses des pays faibles, il n’a pas lancé de bombe nucléaire sur le Japon (…). RFI, France 24, CNN, BBC, BBC Afrique, BFM, ne servent qu’à nous manipuler. Ils essaient de nous faire croire qu’il est le premier ennemi de l’humanité ! », énonce, face cam', l'auteur de la vidéo, qui a été dépubliée de TikTok mais y circule encore sous forme de copies. L’auteur termine même son court clip… en démentant carrément toute guerre en Ukraine. « Il ne s'agit que d'une leçon donnée par les Russes, qui ne cherchent pas à atteindre la population française », poursuit ainsi l’auteur de la vidéo diffusée par Booba.

Ce rôle des « people » dans l’amplification de la désinformation est tout sauf une surprise. J'ai documenté, dans Voyage au pays de la dark information, le rôle d'un autre rappeur, Akhenaton, dans la diffusion d'informations, plus ou moins vérifiées, liées à l'opposition au pass vaccinal. Ou bien la manière dont Mickaël Vendetta, ancienne et éphémère star de téléréalité — que l'on retrouve également dans les rangs des zélateurs de Vladimir Poutine depuis quelques jours — s'était découvert un rôle d'opposant au pass vaccinal. Anecdotique ? Au-delà des analyses quantitatives, la réception qualitative des sorties de Booba montre que c'est loin d'être le cas. Un exemple, parmi mille autres, illustre cela. « #Booba incroyable de ce dire qu’il informe mieu que 99 % des médias français », commente sobrement ce lundi 7 mars une jeune femme de 22 ans sur son compte Twitter. Un post que Booba s'est évidemment empressé de partager… 

Mise à jour du 09/03/2022 à 9h04 : ajout de la date de l'échange avec Érik Tegnér.

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