« J’ai peur que l’information aveugle autant qu’elle informe »

© Crédits photo : Aude Paget / Ina.

« J’ai peur que l’information aveugle autant qu’elle informe »

Marc Ferro fut un des historiens majeurs de notre époque, spécialiste notamment de l’histoire du cinéma, auteur d’émissions TV historiques à base d’archives audiovisuelles. Il analysait le traitement de l’histoire dans les médias avec une liberté de ton et un esprit critique acéré.

Temps de lecture : 16 min

Marc Ferro, ancien codirecteur des Annales et directeur d'Études à l'École des hautes études en sciences sociales, fut le premier à prendre le cinéma comme objet d’histoire et à en faire l’étude sous cet angle. Scénariste, enseignant, essayiste, théoricien, il présenta  de 1989 à 2001 l’émission historique à base d’archives Histoires parallèles sur la 7 puis sur Arte.

Ce grand historien est mort ce 21 avril 2021 à l'âge de 96 ans. À cette occasion, nous vous proposons de redécouvrir l'entretien qui suit, initialement publié en 2016.

Diriez-vous que le traitement de l’Histoire a eu suffisamment de place à la télévision et à la radio ?
 

Marc Ferro : L’histoire en tant que récit, et non analyse, continue à dominer la scène, avec les défauts du récit. C’est-à-dire qu’avec les mêmes documents, on peut, comme Chris Marker l’a dit bien avant moi, avoir deux versions des mêmes événements. Le récit se renouvelle pour des raisons esthétiques ou commerciales, depuis qu’on a imaginé le « docu-drama », qui permet de noyer les documents dans l’imagerie qui plaira au plus grand nombre, avec comédiens et stars. Ce qui ne veut pas dire que son principe soit à contester mais les réalisateurs, trop souvent happés par un besoin de diffusion populaire, tournent des scènes attendues par le public qui relèvent de ce que l’on appelait naguère la petite histoire. Il y a eu quand même de l’histoire critique. Elle a plutôt commencé dans l’information par le biais de débats contradictoires.

Lorsque nous avons fait avec la productrice Louisette Neil « Histoire parallèle »(1) , l'idée était de confronter simplement les actualités allemandes, françaises ou autres. Il n’y avait pas d’arrière-pensées théoriques, mais il y avait déjà une tentative de confrontation. Cette émission, qui a bien marché et a marqué un certain nombre de chercheurs, n’a pas eu de suite, les programmateurs ayant estimé que le public était davantage demandeur de distractions...
 
Paradoxalement, c'est le cinéma américain qui, à mon goût, a progressé dans l’analyse. C’est cela que j’interroge en ce moment, le cinéma, non pas comme simple récit, mais comme analyse. Prenons l’exemple de séries télévisées américaines, comme New-York Police judiciaire qui traite de problèmes politiques, historiques et d’aujourd’hui. Que ce soit le racisme, l’adoption des enfants, les faux témoignages, le rapport entre business et politique, tout est abordé avec un talent assez extraordinaire.
 
Cette série donne une compréhension de la société américaine et de son histoire qui n’a pas d’équivalent en France. Elle me semble avoir atteint un sommet, comme naguère le cinéma des années 1940 ou 1950, du temps d’Elia Kazan, quand il examinait successivement le fonctionnement de la justice, de la presse, de l’antisémitisme ou de la délation. C’était de l’histoire très bien faite.
 
Étant de l’École dite des « Annales » (à l’origine de mes travaux), je considère que c’est l’analyse plus que le récit qui constitue le travail d’historien. Cela ne veut pas dire que je n’ai pas fait appel à ce dernier mais il constitue une base, un préalable qui permet l’analyse.
 
Vous avez l’impression que l’histoire-récit prédomine aujourd’hui à la télévision ?
 
Oui, c’est ça qui l’emporte. Mais l’histoire-récit peut être excellente. À condition qu’elle soit polarisée et qu’elle ne soit pas totale. Prenons un film qu'on a pu voir récemment sur François Mitterrand, celui de William Karel(2) , un bon documentariste, qui ne fait pas son procès mais qui repère toutes les contradictions de son comportement. Et il y en avait.

Pour ne pas que ça soit un procès, le film a l’habileté de montrer, au départ, l’attente, la satisfaction de ceux qui ont été de ses partisans ou qui l’ont admiré. Il établit un rapide catalogue de certains de ses succès : comment l’emporter sur la droite en se servant de l’extrême droite, etc. C’était donc analytique, ce n’était pas seulement un récit.
 François Mitterrand cache les exécutions qu’il a ordonnées à cette époque avec la loi contre la peine de mort de 1981 

Et puis le film de William Karel montrait bien que François Mitterrand, qui joue les mages, s’est fourvoyé en politique étrangère. Durant la guerre d’Algérie, alors ministre de l’Intérieur, il a été le pire des massacreurs. Je le savais parce que j’étais en Algérie à cette époque-là, à partir de 1956. Les militants nationalistes du FLN ou d'autres que je connaissais à l’époque me disaient que Mitterrand, c’était le pire, avec quarante ou cinquante exécutions ordonnées : c’est lui qui en a signé le plus. D’ailleurs Benjamin Stora a écrit un livre là-dessus il n’y a pas longtemps(3) . Donc, François Mitterrand cache les exécutions qu’il a ordonnées à cette époque avec la loi contre la peine de mort de 1981. C’est lui qui a fait passer cette loi, mais c’est lui qui a fait le plus de morts. Il faut le dire. Ensuite, on voit bien qu’il se sert de l’extrême droite contre la droite et qu’il fut lui-même anciennement un homme d’extrême droite. Il puisait dans le « vivier » de ses amis de Vichy. Il les trouvait facilement. Il n’avait qu’à piocher, il les connaissait tous. Le documentaire montre ensuite comment il a changé de direction dans sa politique à partir de 1983. Pour le cacher, il avait gardé le même Premier ministre, Pierre Mauroy, qui avait accepté de jouer le dindon de la farce. Pour qu’on se dise que rien ne changeait alors que tout changeait.

Ce film est un procès, mais un procès malin, un procès bien vu. On y parle aussi de sa fille cachée, mais le fait qu’elle l’ait été est parfaitement compréhensible. Tout en disant ça, le film raconte comment Mitterrand a traité ceux qui ont voulu en parler... Le film montre que ce qui dominait chez Mitterrand, même s’il avait du talent politique, c’est qu'il était un forban. C’est donc un film qui a un récit avec un axe. Il ne se borne pas à dire qu’il était né en 1922, qu’il avait épousé Danièle Mitterrand, qu’il avait rencontré une telle auparavant. On fait donc toujours de bons films...

Est-ce que la radio vous semble être un média plus propice pour parler de l’Histoire ?
 
La radio trompe moins. Il y a moins d’artifices. J’ai écrit un chapitre sur le cinéma, « Le cinéma, écran ou interprète de la réalité », dans mon dernier ouvrage(4) , où je montre comment le cinéma nous trompe ou, au contraire, nous instruit méthodologiquement, en montrant des problèmes que l’Histoire officielle ne dit pas. La radio trompe moins, elle instruit plus, sauf si elle tient un discours unique, autoritaire. Il faut qu’il y ait un dialogue. Or, il s’agit souvent de dialogues. J’ai donc plus confiance dans ce que j’entends que dans ce que je vois, même s’il s’agit de documents, parce que je sais ce que c’est de truquer des documents.
 Je sais ce que c’est de truquer des documents 
Le son se prête moins à la manipulation ?
 
Il y a un autre degré de falsification qu’il faut mentionner, c’est la musique. J’ai eu une expérience très instructive chez Pathé, à ce sujet, en 1970. J’avais réalisé en 1964 un film assez long sur la Grande Guerre, La Grande Guerre / 1914-1918(5) , dans la série télévisée de l’ORTF «Trente ans d’Histoire ». Un film de montage d’actualités filmées classique, avec une voix off, très académique. Alors, j’ai voulu faire un autre petit film sur la guerre de 1914 qui ne soit pas académique pour pouvoir dire, en douce, des choses qu’on ne pouvait justement pas dire dans un film dit classique. J'avais fait ce film avec Pierre Renouvin et on avait eu deux idées. La première, c’était de créer le scandale par ce qui paraît le plus fiable, c’est-à-dire l’écrit. Donc, ce film durait treize minutes, et dans ce film de treize minutes, on montrait le maréchal Foch, en 1914 ou en 1913, Raymond Poincaré, des avions et puis un carton qui disait : « L’aviation, ça sert à rien », signé Foch. C’est le carton qui créait le choc. Et beaucoup plus loin, une scène montrait des malheureux soldats en train de tenailler des barbelés pour passer, c’était en Italie. On mettait un carton signé d’un général qui disait : « Il fallait qu’ils prennent des pinces plus grandes ». Ça ridiculisait le commandement. C’était notre manière de dire un peu de ce qu’on pensait, pas vu pas pris. Mais le plus fort, c’était la musique.
 
Car, à chaque fois qu’on montrait une scène sur les abus de la guerre, soit dans la tragédie, soit dans le dérisoire, on avait mis une musique parodique, je dirais à la Buster Keaton s’il avait fait de la musique, ou à la Charlie Chaplin. Et là, cette musique apportait quelque chose de différent par rapport aux cartons : un peu de dérision. On avait donc présenté le film « muet » à M. Thiesset, le président de Pathé de l'époque, et qui m’aimait bien. On avait déjà fait la guerre de 1914 ensemble, si j’ose dire, en 1964…
 
J’avais réalisé pour Pathé un film sur l’année 1917, un autre sur Lénine, Lénine par Lénine. M. Thiesset m’avait demandé, ensuite, de faire une série de petits films de treize minutes pour les universités, dont un sur la guerre de 1914. Nous avions de très bonnes relations. Il voulait voir les films au milieu de leur parcours. Ce qui est normal car c’était le producteur. Il voit donc le film et me dit : « C’est très bien, bravo ». Il me dit qu’il n’y avait plus que la musique à mettre, ce à quoi je dis « Oui ». On met la musique, il revient trois semaines après et là me dit : « Monsieur Ferro, vous m’avez trompé. J’ai vu un film il y a un mois qui était parfait et là, je vois un autre film. Et c’est ça que vous allez donner à la télévision ? Vous ne ferez plus de films chez moi. » Je lui ai répondu : « Monsieur, c’est le même film » ; alors on a retiré la musique et il a vu que c’était bien le même film !
  Souvent, la musique est l’idéologie à la base du film  
Voilà qui m’a révélé que, souvent, la musique est l’idéologie à la base du film. Ainsi, quand il y une scène de passion amoureuse, ou de drame, c’est la musique qui l’annonce, c’est la musique qui la clôt. Mais on n’avait jamais réfléchi au statut de la musique dans les films. Moi non plus, parce que je ne suis pas un théoricien d’origine. J’avais lu des textes sur la musique au cinéma, de Fritz Lang et d’autres auteurs, écrits dans les années 1920, mais ça ne m’avait pas convaincu. Là, subitement j’ai été frappé car la musique disait beaucoup de choses, et pas le commentaire, ni même les cartons. Donc, la radio, « par l’oreille », en dit souvent plus. Et, ce qui compte à la radio, autant que ce qu’on dit, c’est la voix.
 
Le primat de la forme ?
 
À la voix, on sait tout de suite si la personne est sincère, si elle est émue, si elle récite une rengaine, une leçon... Là-dessus, je n’ai écrit qu’une seule fois. Je disais à Sylvie Lindeperg qu’elle devrait maintenant étudier les voix, leur ton, etc. C’est intéressant mais ce n’est pas évident.
 
Vous avez été le premier, à notre connaissance, à prendre le cinéma comme un document d’archive, source historique…
 

Ah oui, ça, évidemment. Et je l’ai théorisé. Mais je l’ai théorisé par inadvertance, parce que je ne suis pas théoricien d’origine. Je le deviens tout doucement, il est temps. J’ai 91 ans après-demain(6) . Mais je suis devenu théoricien par l’observation. D’autres le sont avant d’observer. Et le premier document qui m’a fait un choc, comme je le raconte dans mon dernier livre, c’est celui que j’ai trouvé aux archives de Koblenz en 1964, sur les Allemands qui pensent avoir gagné la guerre en 1918(7) . C’est cela qui m’a fait comprendre que les images disent des choses particulières.

 Le premier document qui m’a fait un choc, c’est celui sur les Allemands qui pensent avoir gagné la guerre en 1918 
Le second choc, toujours relatif à la guerre de 1914 concerne le télégramme Zimmerman trouvé également en 1964. Dans ce télégramme, les Allemands demandaient, en douce, aux Mexicains de rentrer en guerre contre les États-Unis. Or, le télégramme passait par le câble via les États-Unis et les Américains l’ont intercepté. D’où la déclaration de guerre. Je savais ça, car j’étais déjà un historien de la guerre, mon diplôme portait là-dessus. Or, dans les archives américaines, je vois un sujet dénommé : « Départ des diplomates américains de l’ambassade, au lendemain de la déclaration de guerre d’avril 1917 ». On n’avait pas ces documents en France, ni nulle part. Je regarde donc, c’était un petit document de deux minutes. On voyait un beau bâtiment, l’ambassade d’Allemagne à Washington, et des gens en haut de forme, gantés, très élégants, qui attendaient. En sortait la délégation allemande avec l’ambassadeur portant un haut de forme très chic. Et en se voyant, ils se donnaient du cher ami, évidemment on ne comprenait pas, mais c’était des minauderies du genre : « À quand le prochain bridge, la guerre sera bientôt finie, etc. ».
 
 L’histoire linéaire ne peut pas donner la complexité d’une situation  
D’un seul coup, les images en disaient long sur la mentalité des diplomates. L’affrontement, voire l’insulte, faisait partie de leur travail mais, au fond, ils étaient amis, ils appartenaient au même groupe social, vivaient ensemble, couchaient ensemble peut-être... C’est là que j’ai compris que l’histoire linéaire, un seul récit, ne peut pas donner la complexité d’une situation. Il existe une pluralité de l’Histoire. C’est ça qui m’a rendu pluraliste, si j’ose dire, en histoire. J’ai toujours multiplié les points de vue : « Histoire parallèle », c’était ça. Cinquante ans après, c’est un peu ma ligne de crête.
 
Il n’y a jamais eu autant de sources d’informations. Pour autant, cela permet-il de dissiper ou de réduire le risque d’aveuglement ?
 
J’ai peur que l’information n’aveugle autant qu’elle informe. Je vais vous donner quelques exemples récents. Quand un djihadiste tue quelqu’un, on dit que c’est un crime, c’est normal, c’est effectivement un crime, puis on le condamne. Mais quand un drone tue quelqu’un, on ne dit pas que c’est un crime, pourtant c’en est un. Mais ce n’est pas identifié comme tel. Un autre exemple, Vladimir Poutine, je n’ai rien ni pour ni contre lui. Mais on ne peut pas citer Poutine, sans dire qu’il était au KGB au temps de l’Union soviétique: « Poutine, l’ancien du KGB ».  Mais George Bush père a été directeur de la CIA. Et personne ne dit : « George W. H. Bush, l’ancien directeur de la CIA », jamais. Vous voyez comment fonctionne l’information, elle nous trompe aussi par des petits qualificatifs, des petits lapsus, ou des omissions. Je pourrais vous en dresser un catalogue. Nous avons affaire à la construction d’un récit qui est connoté, que des journalistes construisent idéologiquement avec des mots dont ils ne donnent pas la définition. 
 
Autre exemple dans notre actualité récente, quand notre ministre de la Défense, Jean-Yves Le Drian, a refusé toute alliance avec les écologistes aux dernières régionales en Bretagne, au risque de perdre les élections, les journalistes n’ont pas vraiment insisté sur le fait qu’il puisse s’agir d’une bêtise. Il l’a emporté mais en refusant sur sa liste le nombre d’écologistes demandé par leur parti, il risquait de ne pas être élu et ça aurait fait une région de plus qui aurait basculé dans l’autre camp. Tout le monde l’a pensé, peu l’ont dit, alors que pour le moindre frôlement de cils de l’un ou de l’autre, on en faisait des paquets. Mais le ministre de la Défense, personne n’ose y toucher. Lui, que j’estime par ailleurs, n’est pas en cause mais la façon dont les médias parlent de lui...
 
Est-ce que la pluralité des médias induit forcément une plus grande compréhension des événements ?
 
Non, mais ça donne une plus grande capacité de se « contre-informer », ça permet d’aller d’un type d’information à l’autre, et c’est important. Quant à Internet, il a certainement ses vertus mais il charrie aussi son lot d’erreurs, de mensonges et de malveillances. J’en ai fait les frais. On a mis six mois à faire retirer d’un site que j'ai été un général de l’armée soviétique, alors que j'étais deuxième classe au sixième bataillon de chasseurs alpins dans l’armée française ! Ou que j’ai transporté des bombes en Algérie. C’est totalement faux ! Mais ça a été écrit… Et je ne vais pas m’attarder sur toutes les âneries qui circulent sur des événements historiques.
 L’apport véritable d’Internet, c’est que la connaissance par l’information est multiple, et que ça donne aux gens un certain sens critique 
L’apport véritable, c’est que la connaissance par l’information est diffuse, multiple, et que ça donne aux gens, sans qu’ils le veuillent, un certain sens critique. Je vais prendre un exemple. Il y a quatre ans, les éditions du Seuil m’ont demandé un livre dans la collection « l’Histoire racontée à mes petits-enfants ». Mon petit-fils avait environ 17 ans à l’époque. Il avait passé le bac mais je ne l’avais jamais vu avec un livre ni avec un cahier. Sa connaissance de l’Histoire était imprévisible et je me disais que jamais je ne pourrais faire un livre où il me poserait des questions sur le vingtième siècle. Alors, je me suis dit que j’avais un préjugé, qu’il fallait que je commence par lui poser la question et qu’après on verrait. Je lui ai dit : « Gwendal, on m’a proposé de faire un bouquin ensemble, tu me poserais des questions sur le vingtième siècle, et moi je te répondrais, est-ce que ça t’intéresse ? » et il m'a dit oui. Au bout de quinze jours, on avait convenu d’un rendez-vous où il me demande : « Marc, pourquoi, dans notre génération, les personnes qui sont les plus appréciées sont-elles Mandela, Gandhi et Martin Luther King ? » C’était une très bonne question. C’est ceux qu’il admirait le plus, la non-violence, les droits civiques, dans les trois cas.
 Cette génération a un savoir diffus alors que nous avions un savoir construit 
Moi, j’aurais commencé par la guerre de 1914… et lui me posait une bonne question. Huit jours après, il me pose une autre question : « Pourquoi ce sont les Allemands et les Arabes qui détestent le plus les Juifs ? » C’est une bonne question, actuelle et réelle. L’une dans le passé et l’autre dans le présent. Et il m’a posé six ou sept bonnes questions sur dix ou douze. Au Seuil, ils m’ont dit que c’était le meilleur livre qu’ils avaient sur le sujet et j’ai dit que ça ne tenait pas à moi, parce que le livre, je l’ai composé selon l’ordre de ses questions. Or, lui regarde les médias, pratique Internet, n’a pas un processus de connaissance classique, il n’est pas le seul... Cela m’a alerté sur tous les jugements négatifs que j’avais pu porter sur Internet, notamment. Lui a plusieurs sources d’informations : un peu la télé, un peu le journal, un peu Internet. Il a un savoir diffus alors que nous avions un savoir construit. Pour nous, il y avait d’abord ce qu’on enseigne au lycée, et puis à la fac, le reste c’était de la camelote, surtout les images. Pour sa génération, le contexte a changé.
 
Vous soulignez également qu’il y a une information qui a été occultée, sous-estimée, c’est la menace islamiste…
 

C’est un aveuglement central. Cette menace se caractérise par le fait qu’à la fois on ne l’a pas venue venir et qu'on n’a pas voulu la voir. Il y a les deux éléments. Rappelez-vous, il y a moins de trois ou quatre mois, quand la menace de Daech s’est manifestée, on a entendu dire : « Ce n’est pas un État ». Pour minimiser, on aborde toujours le problème par le biais des individus. On en fait des faits divers. Du coup, on accroît le fait qu’ils ont pu être des délinquants avant d’être des extrémistes musulmans ou pas. En faisant de la chasse à l’homme, on les identifie à des brigands. Et par conséquent, toute la dimension idéologique et théorique de la conquête du monde qui est derrière ces actions armées, ces attentats, n’est pas dite. Elle n’est ni pensée, ni théorisée. Alors qu'il s'agit d'un point central.

 Pour minimiser la menace de Daech, on aborde toujours le problème par le biais des individus. On en fait des faits divers 
Pourquoi, selon vous ?
 

Cela signe la faillite du développement de nos sociétés. Et pas seulement en France. Il faut prendre conscience du fait qu’une révolution libérale en Égypte ne peut créer rapidement du travail pour les millions de chômeurs qui existent. En Tunisie non plus, ils seront, au mieux, toujours serveurs au restaurant. En Afrique subsaharienne, ils n’auront toujours pas d’eau. Donc, le réservoir d’hystérie colérique contre ce monde qu’on voit tous les jours à la télévision et qui, à l’écran, est merveilleux d’opulence et de beauté, ce réservoir de colère est immense. Cela ne peut que multiplier les terroristes dans de très nombreux pays. Même des Français le deviennent maintenant. Ce sont des déracinés, y compris par rapport à leur famille, et l’on voit que leurs familles sont rarement au courant. Alors qu’en Palestine, les familles le sont. Ici, le déracinement est au deuxième degré. Ces jeunes ont des parents qui sont déjà déracinés. La génération d’après est plusieurs fois déracinée, de leur famille, de leur milieu, de leur pays. Donc, ça explose.

 Cela signe la faillite du développement de nos sociétés  
Par ailleurs, on n’a pas voulu découvrir le problème. On l’a toujours évacué. J'étais au Maroc début 2000, j’avais été invité à faire une conférence sur la colonisation à l’université d’Oujda. Il y avait là des centaines d'étudiants et ça s’était très bien passé. Les organisateurs étaient tellement contents qu’ils m’invitent chez eux. On était une dizaine. On parlait d’Islam, du monde arabe, du roi du Maroc, de tout, très librement, et de la France. Une grande liberté de ton, à tel point que j’en étais ébaubi. Et je leur dis : « C’est merveilleux, vous êtes d’une liberté totale, mais il y a quelque chose que je ne comprends pas. » Ils me disent : « Quoi ? » Je leur dis : « Où sont vos femmes ? » Oh-la-la, qu’est-ce que je n’avais pas dit ! Alors le professeur qui m’avait invité, et qui était le maître des lieux, me dit : « Écoutez, Marc Ferro, je vais vous expliquer ». Il sort, revient avec un paquet cadeau et me dit : « Ne l’ouvrez pas avant d'être en France ». Il m'avait offert un livre que j’ai découvert à mon retour et je vois le titre : Islamiser la Modernité(8) . Non pas : « Moderniser l’Islam » mais bien « Islamiser la modernité ».
 
Vous en parlez dans votre livre Le Choc de l’islam(9) .
 
Bien sûr, ce livre d’Abdessalam Yassine a été pour moi un choc, d’autant que la page de couverture représente un gratte-ciel avec, en haut, le croissant de l’Islam. La domination du monde, donc. Et de quand date le livre ? 1997, quatre ans avant les attentats contre le World Trade Center. Voilà qui m’a ouvert les yeux sur la théorie selon laquelle l’Occident est pourri et qu’il revient à l’Islam de gouverner le monde. Les êtres, il faut donc les transformer, par la violence s’il le faut, ce qui aboutit à toutes les horreurs que nous voyons maintenant. Presque tout était contenu dans ce livre que personne ne cite…
 Ce livre d’Abdessalam Yassine m’a ouvert les yeux sur la théorie selon laquelle il revient à l’Islam de gouverner le monde
Vous avez dit : «  Le droit à l’information et sa défense doivent s’accommoder d’un devoir par le citoyen de s’interroger de la façon dont il est informé »…
 
Ce que je veux dire par là, c’est que les informateurs, c’est-à-dire le journalisme, est un des rares métiers qui n’a aucune instance de contrôle. Il pourrait exister une association professionnelle de journalistes qui joue ce rôle-là… Donc, il faudrait que les journalistes aient une instance auprès de laquelle on pourrait se plaindre s’il y avait un abus. Parce que très souvent, ils disent n’importe quoi et après disparaissent dans la nature parce qu’ils savent qu’au nom du droit à l’information, qui prend souvent des formes abusives, il n’y aura pas de sanction, puisqu’il n’y a pas de contrôle !
 Le journalisme est un des rares métiers qui n’a aucune instance de contrôle 
Vous dites aussi au citoyen, c’est-à-dire à chacun d’entre nous, de faire son travail de citoyen, de ne pas être dupe.
 
Oui, mais ça, c’est différent : on est tous des citoyens, on n’est pas tous des journalistes. Si un professeur gifle un élève, sa hiérarchie intervient. Les journalistes, eux, peuvent écrire n’importe quoi impunément, trop d’entre eux en abusent au nom de la liberté d’information. Ils brandissent ça comme une épée.
    (1)

    L’émission est consultable à l’Inathèque à Paris et en régions. , diffusée chaque semaine sur Arte de 1989 à 2001, ce fut la première tentative de faire une histoire critique à la télévision, à travers les actualités filmées des différents protagonistes. Ce n’était pas un récit, et les actualités, qu’elles soient allemandes, italiennes, grecques ou turques, etc. étaient l’objet de critiques. Et même d’une double critique : celle faite d’un événement par plusieurs sources d’images (les actualités françaises, allemandes, russes, japonaises, etc.), et une critique externe, par un témoin ou un historien que je choisissais. Par exemple, un médecin ayant fait la campagne de Birmanie, un témoin de la première explosion atomique, etc. Il y avait donc, l’histoire par en haut et l’ histoire par en bas. C’était une étape nouvelle. Cela n’avait pas été conçu comme une étape nouvelle mais ça s’est trouvé l’être, je crois.

    (2)

    François Mitterrand, que reste-t-il de nos amours ? diffusé en 2015 sur Arte.

    (3)

    Benjamin Stora, François Mitterrand et la guerre d’Algérie, Paris, Calmann-Lévy, 2010.

    (4)

    Marc FERRO, L’Aveuglement. Une autre histoire du monde, Paris, Tallandier, 2015.

    (5)

    Consultable à l’Inathèque à Paris et en régions. 

    (6)

    L’entretien a été réalisé le 22 décembre 2015.

    (7)

    Chapitre « 11 novembre 1918 », in Marc FERRO, L’Aveuglement. Une autre histoire du monde, Paris, Tallandier, 2015.

    (8)

    Abdessalam Yassine, Islamiser la modernité, Al Ofok impressions, 1997.

    (9)

    Marc FERRO, Le Choc de l‘Islam, XVIIIe-XXIe siècle, Paris, Odile Jacob, 2002.

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