Marvel vs. DC Comics, ou le jeu payant de la concurrence
Depuis sept décennies, l'édition américaine de bande dessinée est dominée par deux mastodontes : DC Comics, créé en 1935 et aujourd'hui partie intégrante du conglomérat Time Warner, et Marvel.
Au-delà du pur combat commercial opposant les super-héros des deux maisons, la relation entre Marvel et DC Comics semble marquée par une composante plus positive : se manifeste, à sens unique, une certaine logique de stimulation et d'inspiration. À plusieurs reprises, l'éditeur Martin Goodman, fondateur de la maison Marvel, a considéré les expériences – et les succès – de DC Comics comme un curseur pointant le chemin de la réussite pour ses propres projets. En 1934, Martin Goodman avait créé la société Timely Publications afin de publier des bandes dessinées conçues exclusivement par une société externe, Funnies Inc. C'est en constatant, à la fin des années 1930, que Superman, personnage développé et détenu par DC Comics, connaît une vague de succès sans précédent que Martin Goodman décide de profiter de l'engouement pour des personnages à mi-chemin entre l'humain et le divin, évoluant dans des mondes situés entre le réel et l'imaginaire futuriste, pour lancer sa propre palette de super-héros. Superman a prouvé que le lecteur aimait la récurrence et les comic books (magazines de bandes dessinées) qui exploitent sans relâche l'univers d'un personnage, jusqu'à offrir au héros son propre magazine. En 1939, inspiré par cette recette gagnante, Martin Goodman lance « son » propre comic book de super-héros, qu'il baptise Marvel Comics (« marvel » signifiant « merveille » en anglais et se référant à l'univers du fantastique) : Marvel, qui créera dès lors ses « stars » de planches à dessin en interne, vient de lancer sa marque. Apparaissent bientôt Iron Man, Daredevil, Hulk, Captain America, Ghost Rider ou encore Thor.
Au début des années 1960, DC Comics inspire à nouveau les évolutions de l'univers Marvel. La maison de Malcolm Wheeler-Nicholson vient de lancer un concept original : dans plusieurs comic books, les héros DC les plus fameux sont regroupés pour combattre le mal. Leur armée prend le nom de Ligue des Justiciers d'Amérique (Justice League of America ou JLA dans la version originale) et le succès en kiosques est immédiat. Marvel reprend l'idée, et c'est à Stan Lee, le père de très nombreux personnages Marvel, qu'est confié le développement du pendant de la Ligue. Le 1er novembre 1961, Mr. Fantastique, la Femme Invisible, la Chose et la Torche Humaine, autrement connus sous le nom des Quatre Fantastiques, voient le jour et trouvent un public tout aussi conséquent que celui de la JLA.
Si le jeu de mimétisme est évident et reconnu par les équipes dirigeantes de Marvel, la maison de Martin Goodman travaille également au développement d'une identité propre. Nombreux sont les spécialistes à noter une différence « d'âme » entre les héros Marvel et ceux de DC Comics : contrairement aux héros de DC qui seraient « uniquement et simplement » des surhommes, sur le modèle de Batman et de Superman, les protagonistes Marvel seraient empreints d'une psychologie plus complexe. Dans l'univers Marvel, les héros se posent les mêmes questions que leurs lecteurs, adultes et adolescents, et rendent compte, à l'occasion, de situations politiques. Le personnage d'Hulk, pensé à la suite d'un incident nucléaire au début des années 1960, dénonce en quelque sorte les excès de la science, tandis que Peter Parker, le jeune homme sous le masque de Spider-Man (créé la même année que Hulk), est troublé par des problèmes existentiels typiquement adolescents, où se bousculent les idées de vocation, de courage et d'engagement. Martin Goodman a validé cette analyse des personnages Marvel dans de nombreux entretiens accordés tout au long de sa carrière, appuyant l'idée selon laquelle Marvel aurait fait de la profondeur des caractères et des ambiances sa marque de fabrique bien distincte. Cette analyse a cependant le défaut de ne pas étudier en détail les productions de DC Comics, dans lesquelles sont aussi intégrés, à l'occasion, des éléments de réflexion plus poussés, notamment à partir des années 1970. Mais, dans une perspective globale, c'est bien Marvel qui a réussi, très tôt, à s'attacher la réputation glorieuse d'être la maison réussissant à mêler, dans un seul et même temps, divertissement et appel à la conscience individuelle.
L'impact exact de ce choix éditorial sur la réussite commerciale de Marvel est difficile à déterminer. Néanmoins, les ventes et le chiffre d'affaires de Marvel, sur sa seule activité d'édition, dépassent régulièrement les chiffres de DC Comics depuis les années 1970 et l'écart a eu tendance à se creuser depuis les années 1990. La société
Diamond Comic Books, qui possède l'exclusivité de diffusion pour toutes les parutions Marvel et DC Comics, publie tous les mois un rapport statistique du secteur. Les mois de juillet, août et septembre 2010 sont très représentatifs de la répartition des parts de marché pour l'édition de bande dessinée sur la zone Amérique du Nord, pour les années 2000 à 2010.
L'impact des deux maisons est également mesuré au nombre de comic books proposés à la vente et au nombre de bandes dessinées présentes dans les classements « top 10 » et « top 100 » des ventes. Si, sur la période 2005-2010, les deux maisons ont classé approximativement le même nombre de publications dans les tops 10 et 100, Marvel met en vente, en moyenne, 15 bandes dessinées de plus que DC Comics chaque mois. Ce plus gros volume de production n'est pas étranger au chiffre d'affaires plus important que réalise Marvel sur son activité d'édition.
Si l'édition est le premier champ investi par Marvel, le véritable produit sur lequel la société – d'édition ! – Marvel Comics centre sa stratégie n'est pas le comic book en soi, mais le personnage. Il s'agit d'exploiter au maximum la matière brute qu'est le héros. Dans cet esprit, l'activité de licensing se greffa très vite aux affaires Marvel.
À la fin des années 1990, ce sont quatre secteurs qui sont investis et regroupés au sein d'une structure-mère, Marvel Enterprises :
- L'édition papier (à travers Marvel Comics), à laquelle s'ajoute, dès 1996, l'édition numérique (à travers les publications en ligne Marvel Cyber Comics, futur service Marvel Digital Comics Unlimited) ;
- Le licensing ;
- La conception de programmes pour la télévision et de films pour le cinéma (à travers Marvel Studios, Marvel Animation et Marvel Productions) ;
- La fabrication de jouets (à travers Marvel Toys).
À la fin 1996, Marvel Enterprises est déclarée en failite et renonce à la production de ses projets audiovisuels et cinématographiques en interne : Marvel Productions est cédée à Saban Entertainment, rachetée en 2001 par la
Walt Disney Company, qui ne stoppera pas là sa mainmise sur les affaires Marvel. L'impasse financière que connaît Marvel Enterprises entraîne un autre changement dans sa ligne de conduite : c'est le rachat de la compagnie par le fabricant de jouets Toy Biz qui conduit à l'ajout de la branche « fabrication de jouets », confiée à Marvel Toys. Le nouveau modèle entre donc dans le XXIème siècle avec quatre branches et évolue alors sous le nom de Marvel Entertainment.