« Bonjour à toutes et à tous, nous pouvons commencer. » Lénaïg Bredoux, codirectrice éditoriale de Mediapart, lance la réunion de rédaction. Dix heures. Tous les employés de l’entreprise peuvent y prendre part. Beaucoup se trouvent dans les bureaux à Paris. Un certain nombre la suivent chez eux, en télétravail. Et d’autres — c’est moins connu — depuis les locaux de Mediapart à Poitiers.
Damien Gauvin prend des notes sur son ordinateur, devant une grande télévision équipée d’une caméra. Il fait partie de la dizaine de salariés de l’entreprise localisés dans la capitale de feu la région Poitou-Charentes. Toutes et tous dépendent du service abonnement du média. Trois équipes le composent. L’une dédiée à la relation avec les particuliers. L’autre se concentre sur les abonnements collectifs et les offres professionnelles — un axe de développement pour Mediapart. Damien Gauvin appartient, lui, au troisième groupe : le « pôle éditorial ».
Entre 500 et 800 courriers électroniques par jour
Composé de trois personnes — Damien Gauvin donc, mais aussi Marianne Roux et Emmanuelle Sammut —, ce pôle remplit quotidiennement trois missions. Un fil rouge les relie : transmettre et synthétiser de l’information. La première de ces tâches : lire, répondre et transférer des mails. Une fonction triviale mais essentielle, car certains messages sont particulièrement précieux. Entre 500 et 800 courriers électroniques parviennent chaque jour au service abonnement, situé dans le centre de la ville. Entre 200 et 300 arrivent dans les boîtes du pôle éditorial, via l’adresse contact. Une part qui augmente lorsque l’actualité s’emballe.
« Nous lisons tout, explique Marianne Roux, mais sur tout ce que l’on reçoit, la moitié va à la poubelle. » Une partie des messages part automatiquement dans les spams. Dans le reste : beaucoup de critiques, de questions, d’insultes, de menaces. Pour les critiques ou les questions, les trois membres du pôle peuvent prendre du temps pour répondre. Expliquer la ligne du journal, rappeler ses valeurs, son intérêt pour la défense de l’intérêt général. Une sorte de médiation discrète. Les menaces remontent systématiquement à la police. Pas de réaction aux insultes.
« Au moment de l’affaire Benalla, nous avons reçu des informations décisives »
Après ce tamisage chronophage, seuls restent les messages les plus intéressants, à destination des journalistes. « Parfois, des gens contactent le pôle en sous-entendant vouloir nous transmettre des éléments, explique Cédric Lepecuchelle, chef du service abonnés. Ce peut être assez évasif, et nous leur demandons d’étayer, de transmettre des documents si besoin » — le site de Mediapart rend possible le transfert sécurisé de documents sensibles, avec un outil dédié.
« En 2023, j’ai écrit quatre ou cinq papiers basés sur des mails reçus, puis plus rien pendant six mois », se remémore Camille Polloni, journaliste police justice pour Mediapart. La reporter accorde entre 15 et 20 % de son temps chaque semaine à la lecture des mails envoyés par le pôle éditorial. « Au moment de l’affaire Benalla, nous avons reçu des informations décisives via le pôle édito, ajoute Antton Rouget, du pôle enquête. Des choses brutes, à vérifier, mais utiles. » Après un premier article du journaliste sur les affaires de la famille Vendroux au Variétés Club de France, des messages détaillant les mécanismes internes parviennent au service abonnement. Et si les mails ne donnent pas lieu à des articles 100 % du temps, ils peuvent alimenter une réflexion.
Une quinzaine d’appels par jour
« L’édito » ne donne jamais directement les coordonnées des journalistes. Leur mission se limite à transmettre le message à la rédaction, au bon journaliste ou au service idoine. À eux de juger ensuite s’il faut entrer en contact avec la source potentielle. La réunion de rédaction permet aux trois membres de l’éditorial d’identifier les désirs et intérêts des journalistes. Ils doivent y participer, d’ailleurs, pour leur deuxième mission : produire un compte-rendu détaillant, en plus du planning de publication, les questions, discussions et propositions qui en émergent. Une initiative au départ destinée au service de Poitiers, qui profite aujourd’hui à l’ensemble de la rédaction.
Le pôle éditorial répond aussi à une quinzaine d’appels par jour, ce qui correspond à sa troisième mission. Souvent, les appelants demandent une mise en relation avec la rédaction. Impossible. Sempiternel refrain : il faut envoyer un mail à l’adresse contact. « Prendre les appels n’est pas inintéressant mais ça devient très personnel, très vite, explique Emmanuelle Sammut. C’est compliqué à cadrer et rarement qualitatif. Souvent les gens attendent une aide, mais nous ne pouvons pas la donner. »
L’affaire Woerth-Bettencourt, un tournant
Mais pourquoi ces tâches incombent-elles au juste à une équipe du service abonnement ? Et pourquoi Poitiers ? Pour mieux comprendre, il faut remonter en 2009. Marine Sentin travaille à la communication de Mediapart, site lancé à peine plus d’un an auparavant. « Il fallait tout inventer, on découvrait tout, personne n’avait de modèle », se remémore-t-elle. En l’occurrence, personne ne s’occupe des mails des abonnés. Elle commence à y répondre. Pas sa prérogative, mais quelqu’un doit s’en occuper. Des collègues de l’informatique l’aident. L’activité prend de plus en plus de place. Jusqu’à devenir un mi-temps à part entière.
Car au fil des révélations de Mediapart, l’audience croît et la quantité de messages reçus augmente en proportion. L’affaire Woerth-Bettencourt, en juin 2010, marque un tournant. « On passe de 40 courriels par jour à 2 000 », détaille Marine Sentin. Veille des vacances d’été, le temps presse : d’autres collègues prennent du temps pour l’aider ; recrutement en urgence pour pallier le manque de bras ; achat d’un outil de suivi des demandes dans la précipitation. Pour des raisons personnelles, Marine Sentin souhaite partir à Poitiers. Le service abonnement prendra donc forme là-bas.
En 2014, Nicolas Lefol arrive, aujourd’hui vétéran du service — Marine Sentin a depuis quitté Mediapart. Le média atteint alors ses 100 000 abonnés — il en compte aujourd’hui deux fois plus, et communique un chiffre d’un million de personnes ayant été, un jour ou l’autre, abonnées au site. Durant deux ans, tout reste, selon lui, « très artisanal » : « Il y avait peu de liens avec la rédaction à l’époque, on transmettait moins les choses de manière individuelle aux journalistes », détaille le « fossile » — le terme vient de lui.
Un bond inédit de 50 000 abonnements
2020, tournant : l’épidémie de Covid. « Nous avons à l’époque un afflux de mails, explique Nicolas Lefol. Les gens ont peur, regardent YouTube, nous transmettent des documents secrets, connaissent des remèdes… » Un bond inédit de 50 000 abonnements en quelques mois force à revoir le fonctionnement du service. Encore une fois. « On s’est rendu compte que si tout le monde répondait à tout, c’était inefficace », expliquent en chœur Éa Péricat et Fanny Jean, aujourd’hui à la relation client. L’importance d’identifier les messages ayant un intérêt pour la rédaction devient évident. Le pôle éditorial voit alors le jour. Des échanges réguliers entre ses membres et les journalistes permettent d’ajuster les attentes et la méthode. « Nous demandons ces retours, ils nous aident à nous former, à savoir ce que donnent les informations que l’on transmet, pour mieux cerner notre activité », explique Damien Gauvin.
« On apprend en avançant »
Dans de nombreux médias, les relations avec l’extérieur se retrouvent gérées par des services externalisés. Avec de la perte d’informations à la clé. « Il est très fertile d’avoir ces équipes dans l’entreprise même, dédiées à ces tâches », estime Antton Rouget. Face au trop-plein d’information (« un problème de riche », convient-il), opérer un tri dans les messages s’avère indispensable.
Antton Rouget et Camille Poloni ont fait le déplacement au printemps. Les deux journalistes essaient, autant que possible, de tenir le service au courant de l’utilisation des informations transmises. Ils ont connu des fonctionnements similaires lors d’expériences passées. Pour l’un au Canard enchaîné, pour l’une à Rue 89. Mais pas à ce niveau d’organisation et de réflexion stratégique.
Le pôle éditorial constitue aujourd’hui une véritable pierre angulaire de Mediapart. Une somme de missions hétérodoxes, pour un service atypique dans le paysage médiatique. Le résultat d’expérimentations consécutives. « On apprend en avançant », résume Nicolas Lefol.