Photographie de la bouche du président des Etats-Unis Donald Trump. On voit le col de sa chemise blanche avec une cravate rouge et un costume bleu.

Aux États-Unis, la presse accorde plus de 20 % de sa couverture médiatique à la parole du président américain Donald Trump.

© Crédits photo : Drew Angerer / Getty Images North America / Getty Images via AFP.

« Les médias américains doivent se demander s’ils ne reproduisent pas le schéma de 2016 »

Aux États-Unis, l’épidémie de Covid-19 a affecté très fortement l’actualité et son traitement, et ce alors que l’élection présidentielle doit se tenir dans moins de six mois. Que risque-t-il de se passer, et que peuvent concrètement faire les médias et les journalistes ? Discussion avec Ethan Zuckerman.

Temps de lecture : 9 min
Ethan Zuckerman est enseignant et chercheur au Massachusetts Institute of Technology et blogueur. Cette interview a été réalisée le 15 mai, soit 10 jours avant la mort de Georges Floyd au cours de son interpellation.

Vous avez publié en 2017 une étude, menée conjointement par le Medialab de Sciences Po et le MIT, sur la polarisation des médias aux États-Unis et en Europe. Vous y souligniez, outre-Atlantique, la primauté d’un clivage entre les médias de droite et les médias de gauche. Cela a-t-il changé avec la crise du coronavirus ?

Ethan Zuckerman : Au cours des deux derniers mois, en recourant à Media Cloud, outil de capture des actualités qui apparaissent dans les médias — déjà utilisé avec Sciences Po —, nous avons observé que 70 % de tous les contenus d’actualité vus sur le web aux États-Unis concernaient le coronavirus, qu’il s’agisse de sites classés à gauche, à droite, des médias mainstream ou plus extrêmes. Le coronavirus domine l’actualité. Nous avons travaillé avec certains de nos partenaires européens, en particulier Fernando Bermejo, basé à Copenhague, qui a regardé les médias en Italie, en Espagne, en France et au Royaume-Uni. Fondamentalement, nous avons trouvé la même chose à tous les niveaux : une fois que le coronavirus frappe le pays et qu’une centaine de personnes meurent à cause de lui, il devient le plus gros sujet d’actualité et ne disparaît pas.

Nous nous attendions à voir une différence gauche/droite au niveau de la couverture aux États-Unis, parce que nous savons que le président Trump était réticent à reconnaître publiquement le coronavirus comme un problème. Mais ce n’est pas ce que nous avons observé. Le seul moment où nous avons pu voir quelque chose s’approchant est lorsque nous avons comparé Fox News — solidement pro Trump — et CNN — beaucoup plus neutre. Début mars, quelques semaines avant que le coronavirus ne frappe sérieusement les États-Unis, alors que les gens commençaient à s’inquiéter mais qu’il n’y avait pas beaucoup d’hospitalisations, Fox News a beaucoup moins parlé du coronavirus que CNN. Ils l’ont abordé comme un événement qui concernait principalement la Chine et l’Europe, l’étranger, mais pas les États-Unis, à l’inverse de CNN.

Cet écart d’attention au sujet a disparu. Désormais, la différence a plus à voir avec la façon dont les gens parlent du coronavirus. Bien entendu, il y a des voix à droite qui argumentent que Donald Trump a géré la situation avec brio et que ce sont juste les démocrates qui essaient de le décrédibiliser. Mais le reste des commentateurs s’accorde sur le fait que les États-Unis se trouvent dans une situation terrifiante, la pire épidémie du virus actuellement dans le monde, sans beaucoup de clarté sur la façon dont nous pourrons en sortir.

Quel impact a eu le coronavirus sur le traitement médiatique du reste de l'actualité ?

Ethan Zuckerman : Nous venons de faire une étude, encore non publiée, dans laquelle nous observons quelque chose d’intéressant : lorsque 70 % de votre couverture concerne le coronavirus, cela signifie que les autres sujets actualités vont disparaître des médias. Nous sommes à six mois de l’élection présidentielle. Cela serait habituellement la plus grosse actualité aux États-Unis, mais pas dans le contexte actuel.

Voici quelques données : en 2016, 10 à 15 % des articles et reportages mettaient en vedette Donald Trump — il était très fort pour apparaître dans les médias. Entre 6 % et 12 % des contenus s’intéressaient à Hillary Clinton. Trump avait donc un avantage sur Clinton en termes de présence dans les médias, de l’ordre de 50 %. Pour l’élection à venir, Trump reçoit cinq fois plus d’attention que Joe Biden. C’est en partie lié au mandat : en 2016, alors même que Barack Obama ne se présentait pas aux élections, il apparaissait dans environ 9 % des contenus d’information, ce qui est la norme pour un président en activité. Aujourd’hui, Donald Trump est plus proche des 20-25 %, et pendant ce temps il ne parle quasiment que du coronavirus, pratiquement pas de politique ou de l’élection. Joe Biden, lui, n’occupe que 4 à 5 % des reportages ou articles. Ce déséquilibre pourrait s’avérer très dangereux sur le long terme pour le système démocratique : il se pourrait bien que nous n’entendions pas beaucoup parler du candidat de l’opposition.

Est-ce la responsabilité des médias, qui ne comprendraient pas vraiment ce qui se passe ?

Ethan Zuckerman : J’ai proposé un article à ce sujet un journal américain très en vue. Et leur réponse a été : « Pensez-vous que nous sommes des idiots, bien sûr, nous savons que nous ne couvrons pas bien Biden. Mais vous devez considérer le public ainsi. La seule chose sur laquelle les gens cliqueraient en ce moment, c’est la couverture du coronavirus. Donc, nous publions tout ce que nous pouvons autour du coronavirus, nous comprenons qu’à long terme cela va être un problème, mais nous ne pouvons pas amener les gens à lire autre chose. » En ce moment aux États-Unis, il y a tellement de peur et d’incertitude, de dissension et de protestation autour du confinement, que cela semble être la seule chose dont les gens parlent.

Déjà en 2016, le déséquilibre de la couverture médiatique de l’élection présidentielle a soulevé des questions. Pensez-vous vraiment que les médias répètent exactement les mêmes erreurs ?

Ethan Zuckerman : Mes collègues Yochai Benkler, Robert Faris et Hal Roberts ont publié en 2018 un livre intitulé Network Propaganda (Oxford University Press, 2018). Ils y avancent l’argument que l’énorme quantité d’attention que nous avons donnée à Donald Trump au détriment de Hillary Clinton, avait tout à voir avec le résultat de l’élection en 2016.

En général, on pense qu’un candidat devrait redouter une couverture médiatique négative. Seulement, cela n’affecte pas Donald Trump. En ce moment, il reçoit cinq fois plus d’attention que Joe Biden, et comme je l’ai dit, c’est en partie logique car il y a chaque jour quelque chose à écrire sur Donald Trump. Parce qu’il a dit quelque chose qui semble fou, ou parce qu’on lui reproche la gestion de la crise. Alors que Joe Biden ne dit pas grand-chose. Le problème est donc le même, mais pour des raisons différentes. Et il est tout à fait possible que, si Donald Trump est réélu, les gens blâment les médias pour leur couverture déséquilibrée des candidats.

Comment expliquez-vous cette amnésie ? Et s’il ne s’agit pas d’une perte de mémoire, quels éléments peuvent pousser les médias américains à répéter les mêmes erreurs ?

Ethan Zuckerman : Plusieurs explications sont possibles. La première serait que les États-Unis, dans une bien plus grande mesure que la France et la plupart des nations européennes, ont des médias « commerciaux ». Ils sont peut-être plus réactifs aux attentes et aux envies des lecteurs, et moins disposés à essayer de donner forme aux discussions que dans d’autres pays.

La deuxième, c’est que de nombreux grands médias aux États-Unis licencient des journalistes — regardez ce qu’il se passe chez Quartz, Vice, Condé Nast… Il y a probablement un réel désespoir dans les médias à assurer une production de contenus auxquels les gens prêtent attention dans un contexte de diminution des financements et de l’espace disponible.

Une dernière théorie enfin, serait que la réalité est mise entre parenthèses. La situation à laquelle nous faisons face étant sans précédent, il est difficile pour les gens de penser au quotidien, et notamment à une élection présidentielle. Peut-être qu’il s’agit d’une espèce de dissonance cognitive, tout paraît si étrange. Cette élection est vraiment bizarre, Joe Biden ne peut pas sortir, faire de discours en public, de rassemblements, ou même exister dans l’actualité.

Je vais ajouter une chose, même si cela semble un peu fou : je suis sérieusement préoccupé par le fait même que les États-Unis puissent garantir la tenue des élections en 2020. Il y a toutes sortes de scénarios dans lesquels, soit en raison de craintes légitimes au sujet des pandémies, soit en raison de controverses sur le vote par courrier ou d’un certain nombre d’autres choses, l’élection pourrait être reportée. Je me demande si une partie de ce qu’il se passe actuellement, c’est-à-dire que nous ne nous préparions pas à la couverture d’une élection prochaine, tient dans une certaine mesure à notre incertitude sur sa tenue. C’est pessimiste, mais c’est une éventualité à prendre au sérieux.

Mais les journalistes peuvent-il vraiment faire les choses différemment ?

Ethan Zuckerman : Le New York Times a fait un article très intéressant se basant sur de nombreuses données tirées des Coronavirus briefings quotidiens de Donald Trump. Ils ont épluché tout ce qu’il avait pu y dire ces deux derniers mois. Ils ont déterminé qu’il n’y avait pas beaucoup d’informations, une bonne partie de désinformation, beaucoup d’éloges de sa personne, et presque aucune sympathie pour les victimes.

Après lecture de cet article, vous pourriez légitimement vous demander si nous avons vraiment besoin d’entendre parler tous les jours de ces points d’information. Une des propositions évoquée a été de tout simplement ne plus couvrir ces briefings, car il n’est peut-être pas utile d’avoir les mêmes conversations encore et encore, jour après jour, sur ce que Donald Trump a globalement transformé en rassemblements politiques. Si vous décidez de rapporter ce qu’il s’y dit, vous allez essayer de couvrir Joe Biden de manière équivalente. Le souci, c’est que Joe Biden fait des podcasts très oubliables dans son sous-sol, avec une très mauvaise qualité audio. Il est donc très difficile d’y voir les équivalents des briefings de Donald Trump. Mais peut-être que nous aurions besoin d’essayer une version de la fairness doctrine, où nous donnerions davantage d’attention au candidat Biden et à son équipe.

Vous évoquez la fairness doctrine (ou « principe d’impartialité »), une règle qui imposait aux médias disposant de licences de diffusion de traiter les sujets cruciaux de façon honnête et équilibrée selon les standards de la Commission fédérale des communications américaine (FCC). Pensez-vous que cette règle, abolie lors de la présidence de Ronald Reagan, puisse spontanément revenir ?

Ethan Zuckerman : Non, les médias américains sont totalement foutus. Nous sommes confrontés à une situation très difficile. Le mieux que je puisse faire en tant chercheur est de lancer un appel et de suggérer que les organes de presse examinent très sérieusement ce schéma qu'ils ont fini par adopter en 2016, qui a aidé Donald Trump et nui à Hillary Clinton. Il faut leur demander s’ils ne font pas, par inadvertance, la même chose cette fois-ci.

Le problème, bien sûr, c’est qu’aujourd’hui la situation est bien plus complexe. Ils ont couvert Donald Trump en 2016 de façon aussi frénétique, car il était un candidat extraordinaire, fou, qui faisait vendre. Aujourd’hui, la pandémie aux États-Unis ne montre aucun signe d’arrêt. Vous seriez en droit d’espérer que la nature catastrophique des interventions de Donald Trump domine la couverture médiatique, mais ce n’est pas ce qu’il se passe. À l’inverse, il répète encore à quel point il est formidable et dans le même temps injustement traité. Les médias ne savent tout simplement pas quoi en faire. Que faites-vous quand la personne la plus puissante du pays ment à chaque fois qu’elle ouvre la bouche ? Il n’y a pas de réponse facile et de solutions toutes faites. De nombreux journalistes, théoriciens, chercheurs y travaillent, mais c’est une situation terriblement compliquée.

Je vous ai déjà posé la question pour les journalistes, je vous la repose pour les médias : que peuvent-ils faire, concrètement, pour que la situation s’améliore ? Si c’est encore possible…

Ethan Zuckerman : Mon point de vue à ce sujet est que les médias qui vivent de la publicité, ou des modèles commerciaux en général, sont une exception plutôt que la règle. Ils étaient une anomalie durant une grande partie du XXe siècle. Rien ne dit que les organismes d’information doivent être soutenus commercialement. Le fait que les conversations aux États-Unis aient tendance à ne pas aller au-delà du « comment les médias gagnent-ils de l’argent ? » est un signe de la façon dont notre pensée est limitée. À bien des égards, l’Europe est en bien meilleure posture pour avoir ce genre de débat, car il y a là-bas une tradition de médias publics forts à la radio et à la télévision. Dans certains pays, il existe également une forte tradition de subventions croisées pour le journalisme de qualité.

Nous n’avons rien de tout cela aux États-Unis. Nous essayons de combler ces trous avec la charité, et ce alors qu’un effondrement économique est en train de se produire. La situation est éminemment plus difficile aux États-Unis qu’en Europe. D’après moi, le modèle européen dans lequel des dépenses publiques sont consacrées à l’information, et qui traite les nouvelles dans une certaine mesure comme un bien public, devrait être le sujet d’une réflexion très sérieuse aux États-Unis. NPR et notre système de radiodiffusion publique sont les médias les plus fiables dans le pays, mais ils ne sont pas les plus regardés. Ils sont essentiels à l’écosystème de l’information, et nous devrions en faire davantage cela, et trouver d’autres moyens d’obtenir le soutien du public pour la couverture médiatique essentielle. Nous allons y être obligés, il n’y a aucun moyen de sortir de cette situation.

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