Et si on mélangeait un peu de tous les RS ?

© Illustration : Émilie Seto

À quoi ressemblerait votre réseau social idéal ?

Ils sont à la fois usagers et experts des réseaux sociaux. Quatre journalistes et deux chercheurs nous confient ce qu'ils apprécient et ce qu'il faudrait modifier pour arriver à des plateformes débarrassées de leur nocivité.

Temps de lecture : 10 min

Désinformation, polarisation des opinions, bulles de filtres, harcèlement, surveillance, etc. Les réseaux sociaux font beaucoup parler. Souvent en mal. Depuis sa prise de contrôle par Elon Musk, en octobre 2022, Twitter est plongé dans un chaos opérationnel. Facebook est quant à lui régulièrement critiqué pour avoir négligé les enjeux de désinformation, de vie privée ou de diffusion des contenus haineux. Sans parler de Tiktok, accusé de complicité d’espionnage au profit de la Chine. On a demandé à six témoins, journalistes et chercheurs spécialistes du numérique, à quoi pourrait ressembler le réseau social idéal. 

« Quand un internaute participe à une plateforme, il en prend soin » 

Lucie Ronfaut, journaliste spécialisée dans les nouvelles technologies, autrice de Internet aussi, c’est la vraie vie ! (La Ville Brûle, 2022) :

« Le réseau social idéal doit d’abord être petit. La majorité des problèmes du web aujourd'hui (modération, cyberharcèlement, manipulation de l'opinion, surveillance en ligne) trouvent leur origine dans la centralisation de nos activités en ligne autour de plateformes, beaucoup trop grosses pour être contrôlées. 

Ensuite, il faudrait que les internautes s'investissent directement. Avec les services actuels, nous avons perdu cette proximité avec les architectes de nos plateformes. À l’époque des forums, même les plus grands, il y avait des administrateurs identifiés, dont on connaissait les valeurs. Ils étaient joignables.

Cette implication des utilisateurs peut prendre différentes formes : participation à l’achat des serveurs, mais aussi à la modération. Je crois au volontariat, avec des membres des communautés qui aident les modérateurs professionnels. Quand un internaute participe à une plateforme, il en prend soin, car ça devient son espace à lui aussi, et pas seulement celui de l'entreprise derrière le réseau social. Aujourd'hui, il est inenvisageable de créer un réseau social sans penser à la modération : réfléchir aux règles dès le départ, établir des sanctions claires, bâtir un système de signalement efficace.

Un réseau social devrait proposer un fil avec les messages qui apparaissent au fur et à mesure de leur publication. Les deux réseaux sociaux sur lesquels je passe le plus de bon temps sont Tumblr et Mastodon : ils en sont tous les deux équipés. Le fil de recommandation algorithmique peut avoir un intérêt, mais l’alternative chronologique devrait être proposée par défaut.

Et si ça ne tenait qu'à moi, la publicité ciblée serait interdite. Elle nous enferme dans des cases, et se trouve au cœur de nombreuses questions de manipulation de l'information, comme on l'a vu dans l'affaire Cambridge Analytica. Frances Haugen, lanceuse d’alerte, a soulevé beaucoup de questions avec ses révélations. Par exemple, pourquoi une adolescente mal dans sa peau reçoit-elle des recommandations de comptes de filles fines et musclées ou de stars ? Le ciblage des internautes automatise les défauts de notre société : on ne réglera pas tous les problèmes en le supprimant, mais ce sera toujours une pression de moins, tout en nous permettant de construire autre chose. »

« L'idéal serait d'avoir un tas de petits réseaux interopérables »

 

Romain Badouard, maître de conférences en sciences de l'information et de la communication à l’université Panthéon Assas :

« Il n'y a pas de réseau social idéal aujourd'hui, chacun possède des caractéristiques uniques qui, mélangées à d’autres, pourrait permettre une amélioration. Par exemple, Twitter compte relativement peu d’utilisateurs (556 millions selon les chiffres révélés en janvier 2023 par l’entreprise) si on le compare à ses concurrents (près de trois milliards de personnes sur Facebook, deux milliards sur Instagram), et il génère peu d'argent. Mais on en parle autant en raison de son ouverture et de son accessibilité. La conversation publique est à portée de main. Ce n'est pas le cas de la plupart des réseaux sociaux, où l'on a des groupes d'amis et de connaissances.

À l'origine, le web était, par nature, décentralisé. Mais dans les années 2010, il a été « recentralisé » par les usagers, autour de quelques grandes entreprises. Nous avons toutes et tous eu tendance à utiliser les mêmes services, à aller sur Facebook, à regarder des vidéos sur YouTube. Avec ces quelques plateformes, vous faites le tour de l'essentiel des usages du web.

L'idéal serait d'avoir un tas de petits réseaux interopérables, compatibles les uns avec les autres. Un peu à la manière de Reddit, où les communautés ont chacune leur pouvoir de modération. Sur Twitch aussi vous pouvez déléguer la modération à des utilisateurs. L'autre réseau social dont on parle beaucoup en ce moment est Mastodon. Il est décentralisé, caractéristique très importante pour l'avenir des réseaux sociaux, qui permet de déléguer du pouvoir aux usagers, comme sur les choix de modération.

 «Il faut abandonner l'idée d'organiser la distribution des contenus sur le seul principe de popularité des contenus »

Il serait intéressant que les utilisateurs puissent paramétrer le fonctionnement du réseau social selon leurs besoins. Quelle exposition à la publicité ? Quelles modalités d'échange avec les autres utilisateurs ? Quelle organisation de mon flux d'actualité (chronologique ou algorithmique) ? Il faut abandonner l'idée d'organiser la distribution des contenus sur le seul principe de popularité des contenus : cela crée de la toxicité dans le débat. C’est par ailleurs sur ces principes que jouent les mécanismes de désinformation et de haine en ligne. Avec ces quelques changements, on pourrait régler beaucoup de problèmes liés à la nocivité des débats en ligne, avec toutefois le risque d'avoir des échanges beaucoup plus cloisonnés. 

On pourrait aussi imaginer des réseaux sociaux publics. Ils seraient à but non lucratif, pas nécessairement propriétés de l'État, mais détenus par des associations, des instituts de recherche, des fondations. Les usagers participeraient aux décisions et ces réseaux seraient beaucoup plus transparents sur leur fonctionnement, en particulier sur leurs algorithmes. Ce seraient des plateformes autonomes, tenues à certaines exigences de transparence, de qualité, de relations avec leur public, auditables par l'État sur ces différents points.

Restent deux questions majeures : où trouver l'argent pour les créer et les faire fonctionner, et comment dépasser l'effet de réseau ? En gros : comment faire en sorte que les gens quittent Instagram ou Facebook pour aller sur leur équivalent public et avec quel modèle économique ? »

« Il faut faire le deuil de l’instantanéité »

 

Marie Turcan, rédactrice en chef de Numerama : 

« J’apprécie Reddit : il agrège tout un tas de petits petits forums (subreddit) sur plein de sujets différents, sans avoir cette ambition d'être une énorme plateforme généraliste. Cela limite la taille des communautés et simplifie la modération. Chaque utilisateur peut devenir modérateur de son forum, ce qui développe le sentiment de contribuer au bien commun, à l’entretien d’un espace sain et sans conflit.

Pour avoir envie de donner du temps à la modération d'une plateforme, il faut que le gain derrière soit à la hauteur. Est-ce réplicable pour les grandes plateformes ? Je ne crois pas. Une modération par des pairs bénévoles aurait du sens pour de petites communautés. Dans le cas où le réseau social serait payant, il y aurait le droit de demander des comptes à la fin du mois. Mais en faisant ça, on segmente la population, ce qui est un problème.

Sur Reddit, vous interagissez le plus souvent avec des passionnés sur des sujets culturels, et personne ne va commencer à s'énerver ou à monter les choses en épingle. On y observe moins de campagnes de harcèlement — à l'exception de certaines sous-rubriques connues, très toxiques. L’exposition à des opinions opposées aux nôtres y est aussi moindre que sur Facebook ou Twitter, où les algorithmes entretiennent une ambiance plus propice aux incompréhensions et au buzz.

Une des solutions imaginées pour rendre Twitter plus vivable a été, par exemple, de ne pouvoir tweeter qu'une fois par heure. Ce qui limiterait le volume de messages. Twitter a fait un pas dans ce sens avec un message qui vous demande si vous voulez vraiment retweeter l'article sans l'avoir lu. 

Pour avoir des plateformes réellement différentes, il faut faire le deuil de l’instantanéité. Nous devons accepter qu’on loupe des choses. Mais c'est compliqué, je le reconnais. Passer à Mastodon depuis Twitter, c’est comme regarder uniquement le JT de 20 heures de France 2 après avoir regardé BFM ou CNews en continu pendant des années. » 

« Est-il raisonnable de confier le débat démocratique à ces entreprises ? »

 

Samuel Laurent, journaliste au Monde, auteur de J'ai vu naître le monstre. Twitter va-t-il tuer la #démocratie ? » (Les Arènes, 2021) : 

« Le réseau le moins le moins toxique, selon moi, et probablement le plus intéressant est Reddit et son système de subreddit. Il fédère des communautés, avec leurs propres règles et modérateurs, autour d'un thème. Le Subreddit des fans de Trump n'a pas vocation à aller regarder le subreddit de la gauche américaine : chacun fait sa vie dans son coin. Reddit n'a jamais été pensé comme une plateforme cherchant à maximiser l'interaction et l'engagement des utilisateurs. Aujourd'hui, il y a une façon cynique de pousser les choses choquantes, violentes, pour faire réagir et interpeller. Twitter, Facebook et Instagram n'ont jamais été dans une logique d'amélioration de la qualité des échanges. Une grande partie du problème vient de là.

Dans le débat, nous n’envisageons toujours pas les réseaux sociaux pour ce qu'ils sont : des entreprises capitalistes, qui ont pour but premier de gagner de l'argent, pas de créer les meilleures conditions de débats possibles. Lorsque Musk a pris le contrôle de Twitter, il y a eu une forme de panique, et un tout petit exode vers Mastodon, car pour beaucoup de gens il s’agit d’une forme de service public. Or ce n’est pas le cas. Et finalement beaucoup sont restés sur Twitter, car ils ont cette habitude-là, et qu'ils sont incapables de faire autrement.

On ne peut pas établir des espaces de dialogue avec des centaines de milliers de gens et imaginer que la modération va se faire toute seule

Il y a sur Reddit cette dimension déjà présente dans les forums : on ne peut pas établir des espaces de dialogue avec des dizaines, des centaines de milliers de gens et imaginer que la modération va se faire toute seule. Facebook, Twitter, Instagram essaient de faire vivre une utopie en automatisant tout, dont la modération. Cette dernière est restée impensée pendant très longtemps car trop onéreuse. Vous imaginez combien de modérateurs il faudrait pour modérer Twitter, sans parler de Facebook ? Des milliers de personnes par pays.

Il faudrait donc se demander s’il est raisonnable de confier le débat démocratique à ces entreprises. On estime presque par défaut que ces espaces de débat public sont désormais privatisés. Personne n'envisage de construire des alternatives et il serait très coûteux pour les utilisateurs eux-mêmes d’y aller. La problématique de fond serait peut-être de sortir ces espaces démocratiques, de débat publics, du secteur marchand . Et il est urgent d’abandonner l'illusion de neutralité de ces espaces car ils ne sont ni neutres, ni au service du débat. »

« Nous avons besoin de transparence »

Francesca Musiani, directrice adjointe et co-fondatrice du Centre Internet et Société du CNRS :

« Chacun a sa propre idée de ce que serait le réseau social idéal. C’est ce que j’ai défendu avec Ksenia Ermoshina, dans notre article présenté l'année dernière à la conférence GigaNet [mais pas encore publié, NDLR] . Pour certaines personnes, les plateformes centralisées et utilisables clé en main comme Facebook sont idéales, malgré toutes les critiques. Chaque public doit d’abord bien identifier ses besoins, de qui et de quoi il veut se protéger et les risques qu'il prend en utilisant tel ou tel service. Réfléchir aux meilleurs services pour ces personnes doit venir après.

Il n’existe pas de réseau social idéal du point de vue technique. On peut en revanche identifier des pratiques et un niveau de transparence que l’on devrait retrouver sur tout réseau ou toute plateforme. Le rachat de Twitter par Elon Musk a montré ce qui peut arriver quand un « chef suprême » s'empare d'une plateforme aussi importante. Les changements dans le management peuvent entraîner des effets clairs sur la plateforme et son offre en tant qu'espace public de discussion. Nous avons donc besoin de règles, potentiellement contraignantes, sur un niveau de transparence du fonctionnement de la plateforme pour les utilisateurs.

Le modèle de la fédération, sur lequel Mastodon se base, est particulièrement intéressant. C’est un compromis entre une décentralisation intégrale, nécessitant des connaissances techniques peut-être trop poussées de la part des utilisateurs, et une centralisation complète. Les utilisateurs peuvent choisir selon leurs valeurs les personnes qui représentent ou gèrent leur instance. On peut parfois y trouver des systèmes de modération plus distribués, décentralisés, avec un dialogue possible entre utilisateurs et modérateurs.

L'histoire récente du web ne permet pas d'être très optimiste sur la concrétisation de ce genre d'idées. On n'est jamais à l'abri de surprises, mais il faut garder en tête que les gros services internet centralisés sont construits pour garder leurs utilisateurs. »

« Ne cherchons pas à construire un seul réseau social idéal »

 

Hubert Guillaud, ancien rédacteur en chef du site InternetActu : 

« Nous ne devrions pas chercher à construire un seul réseau social idéal, c’est une très mauvaise idée dont nous devrions nous défaire. Il y a plein de réseaux sociaux, et pourtant il n’y en a pas assez. Chacun sur leurs secteurs, ils disposent d'une forme de monopole : TikTok sur les vidéos courtes, Instagram sur les images, Facebook sur les conversations, Twitter sur les réactions, Youtube sur les vidéos, LinkedIn sur les relations de travail, etc. Si certains entrent en concurrence, ils singent leurs fonctionnalités et finissent par se ressembler. 

L'étude d'Eli Pariser et Talia Stroud pour le collectif New Public le montre : les gens sont avides d'alternatives aux réseaux sociaux existants. Le chercheur Ethan Zuckerman milite de son côté pour des réseaux sociaux avec des « promesses sociales explicites » pour résoudre des problèmes spécifiques. Cela passe par une plus grande diversité d'espaces publics et démocratiques en ligne plutôt que des lieux d'échanges monolithiques construits sur les mêmes logiques. Il va jusqu'à imaginer des réseaux sociaux publics, pour sortir des seuls modèles commerciaux.

Wikipédia nous montre que des projets avec d'autres valeurs ont un rôle important à jouer, et peuvent faire naître d'autres modèles de financement. Leur but ne devrait pas être de dominer leurs marchés par la taille, mais de soutenir des objectifs de diversité, d'équité, de justice, d'intégration, d'implication et de participation. Ce dont nous souffrons le plus, c'est d'un manque d'innovation, ou d'une innovation qui est partout la même. 

L'interopérabilité me semble obligatoire, pour naviguer d'un réseau social à l'autre. Les protocoles pour le faire existent. On peut aussi imaginer des plateformes dans lesquelles la réception d’un message n’est pas instantanée. L’objectif : prendre plus de recul, voir uniquement les échanges qui surnagent de l'information après plusieurs semaines, ou inviter les gens à poster autre chose que des réactions immédiates. En gros, offrir des possibilités d'ajustement et de choix plus grandes que celles que nous avons aujourd'hui, tout en permettant de retrouver notre réseau relationnel partout. 

Les plateformes actuelles ont toutes des fonctionnalités similaires en leur cœur : des mesures d'engagement et des recommandations algorithmiques sur lesquelles nous n'avons pas la main et qui promeuvent toutes des formes de viralité instantanées, particulièrement toxiques et addictives. Les fonctions des différents réseaux devraient être cohérentes avec leurs objectifs. Sur certaines plateformes, il est essentiel qu'on ne puisse pas identifier les gens, comme c'est le cas du réseau civique Ahwaa pour les jeunes LGBTQ du Moyen Orient. Sur Mastodon, pour diminuer le harcèlement et la viralité, il n'y a pas de fonction « retweet » : c'est une vraie libération tant cette fonctionnalité est instrumentalisée sur Twitter. »

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