Des têtes d’affiches qui passent d’une écurie à une autre. Des sommes d’argent en jeu. Des audiences mises dans la balance des transferts... Le monde de l’audiovisuel et celui du foot ont quelques pratiques en commun, rassemblées sous le terme de « mercato ». Le vocable issu du football italien se serait, selon toute vraisemblance, imposé sur le marché de l’emploi des animateurs et des journalistes à l’époque de La Cinq de Silvio Berlusconi.
« Quand les asperges arrivent le mercato s’agite », plaisantait le journaliste du Parisien, Benoît Daragon, dans l’émission « C Médiatique » (France 5) dimanche 28 mai 2023. De fait, chaque année, la saison des transferts s’ouvre traditionnellement en mai et se clôt autour de la fin juillet. Traiter le mercato, c’est donc un marronnier pour les journalistes médias. Comment le vivent-ils ? Aude Dassonville, journaliste au Monde, nous livre son expérience.
Que représente le mercato pour vous ?
Aude Dassonville : C’est une période de compétition avec les confrères, de stress absolu parce qu’on ne sait pas forcément où ça va se passer. On questionne nos interlocuteurs à un moment d’intense instabilité pour eux-mêmes — ils ne savent pas s’ils vont rester, partir, être promus ou rétrogradés… Des noms circulent, notre travail consiste à ce moment-là à mesurer la réalité de l’hypothèse. Mais quand on essaie de vérifier nos infos, comme les décisions ne sont pas encore complètement bouclées, les réponses sont rarement claires. D’autant que les services de communication ont des intérêts contraires à ceux des journalistes : on prend des vents, c’est très ingrat. Mais c'est difficile de ne pas participer, cela fait partie du jeu et les lecteurs en sont friands.
Diriez-vous qu’il s’agit d’un marronnier, et comment s’y prépare-t-on ?
Un marronnier offre toujours une chance de renouveler son regard, en trouvant un nouvel angle à l’occasion d’un changement d’acteurs, de l’arrivée de nouveaux personnages ou parce que le contexte a évolué. C’est différent d’un passage obligé, comme les audiences du couronnement d’un roi ou d’une Coupe du monde de foot, qu’il faut traiter parce qu'il s'agit d'une information destinée à faire date, ou à susciter des comparaisons, mais pour lesquelles on n’a pas nécessairement grand-chose à dire. Un marronnier, ce n’est pas forcément un exercice pénible.
« Les audiences descendent en ascenseur et remontent par les escaliers »
Mais le mercato a changé depuis quelques temps. Il est devenu moins rutilant, moins agité. Autrefois, les stations et les chaînes surenchérissaient pour arracher quelqu’un. Aujourd’hui, la concurrence entre elles ne passe plus nécessairement par les transferts de vedettes. Les diffuseurs sont devenus peut-être plus prudents. Dans ce milieu, on a coutume de dire que « les audiences descendent en ascenseur et remontent par les escaliers ». Donc quand un programme marche à peu près, on n’y touche pas trop. L’offre de divertissement, notamment avec les plateformes et les jeux vidéo, est telle qu’on ne prend pas le risque de bouleverser les habitudes des téléspectateurs. Ce serait leur donner l'occasion de découvrir, et d'apprécier, d'autres façons de regarder l'écran !
On a l’impression cette année que le mercato a été surtout mouvementé à Radio France avec l’arrivée annoncée puis démentie de Patrick Cohen à France Info. À quel moment décide-t-on de publier ses infos ?
C’est la preuve qu’un mercato ne ressemble jamais à un autre. Pour l’instant, hors Radio France, il y a eu le transfert d’Isabelle Ithurburu de Canal+ à TF1. Celui de Jean-Michel Aphatie de TF1 à « Quotidien » sur TMC, et celui de Jean-Baptiste Boursier de BFMTV à LCI. Des confrères font le choix de publier des mouvements probables d'animateurs dans un premier papier, initiant ainsi une sorte de feuilleton qui rebondit à mesure que les informations se voient confirmées. Il y a une part d’ego qui se joue là-dedans : être le premier à dégainer, même quand il ne s’agit encore que de rumeurs. Ça peut être excitant. Et ça fait partie de la société du spectacle. Mais ces attitudes varient en fonction des lignes éditoriales des uns et des autres, tous les changements d'animateurs ou les suppressions d'émissions ne suscitent pas le même intérêt des lecteurs selon les titres.
« Vous me l’apprenez ! »
Quel enseignement tirez-vous du mercato ?
Même si on parle d’un milieu privilégié, et qu’il y a un clin d’œil dans ce terme de mercato, il correspond à un moment très dur : on parle de l’avenir professionnel de gens. Ce n’est pas léger. Il y a des vexations, des humiliations, des déceptions. C’est douloureux. Je me sens souvent en position de torturer mes interlocuteurs quand je les contacte pour confirmer ou infirmer un bruit de couloir. Or il y a trois scénarios possibles quand on part à la pêche aux infos et qu’on vous répond « Ah bon ? Vous me l’apprenez ! » 1/ Cette personne ne peut vraiment pas parler. 2/ Elle n’est sincèrement pas au courant. 3/ Elle vous balade. Ce « vous me l’apprenez », peut faire partie du bluff. Mais pas toujours. C'est arrivé qu'un journaliste apprenne via mon coup de fil que son émission s'arrêtait. Je ne tiens pas à être un oiseau de mauvais augure. Souvent, je rappelle à mes interlocuteurs que si l'info est arrivée jusqu'à moi, c'est qu'elle a déjà commencé à circuler, il est donc impossible que je sois la seule à en avoir entendu parler. Mais déranger les gens dans des moments aussi délicats pour eux, ça n'est pas une partie de plaisir.