Quelle place occupent les femmes dans les médias ? Ample question, dont les autorités publiques se sont elles-mêmes saisies à travers enquêtes et missions diverses et renouvelées. De l’ONU (Organisation des Nations unies) en 1995 avec la plateforme d’action de Beijing aux missions récemment confiées par le législateur au CSA (Conseil supérieur de l’audiovisuel, par la loi du 27 janvier 2017 relative à l’égalité et la citoyenneté), s’affirme l’ambition de parvenir à une « juste représentation des femmes et des hommes » dans les médias. Ample question, donc, qui donne également lieu à une suite d’enquêtes quantitatives par différentes instances.
Avant d’entrer dans les résultats, unanimes et convergents de ces enquêtes, arrêtons-nous un instant sur les présupposés de ces diverses initiatives : en prenant les femmes comme sujets à analyser, elles font l’économie d’une réflexion sur la définition de la différence sexuée, produit d’une construction à la fois historique et anthropologique, mais aussi, pour suivre l’anthropologue Françoise Héritier (1991), corporelle. De ce fait, elles ne peuvent s’interroger sur la place du masculin, considéré toujours comme un universel, et elles reprennent les catégories conventionnelles affectées au féminin pour mieux en dénoncer la prégnance. Par exemple, elles s’interrogent sur le statut de victime des protagonistes, en faisant l’hypothèse que ce sont principalement des femmes qui le sont. C’est certainement le plus souvent juste, mais cela ne permet pas d’observer les manifestations genrées dans leur dynamique et leur diversité. C’est d’ailleurs pour échapper à ces assignations que se sont développés depuis une vingtaine d’années des travaux théoriques autour du genre (et non plus des seules femmes), qui mettent en évidence le fait que les sexes sont le produit inextricablement mêlé d’une construction tout à la fois sociale, biologique, historique , culturelle.
La visibilité limitée des femmes
Ces préalables posés, que peut-on dire des enquêtes sur la place des femmes dans les médias ? Le constat est assez conforme à ce qu’elles supposent sur la place minorée que les femmes occupent dans les médias. Les résultats de l’enquête du Global Media Monitoring Project (GMMP) sont, de ce point de vue, emblématiques. Cette enquête internationale mesure, depuis 1995 et tous les cinq ans, la présence des femmes dans différents médias pour la même journée à travers le monde (pour 2015, le mercredi 25 mars). Initiée avec 71 pays, cette mesure passe, en 2015, par le monitorage de 107 séquences pour lesquelles ont été analysées les nouvelles de la presse, de la radio, de la télévision et les productions web ou Twitter de grands supports médiatiques. Pour la France, ont été analysées les émissions d’information des principaux médias : neuf chaînes de télévision, huit stations de radio, huit quotidiens (sept nationaux et Ouest-France), huit sites d’information sur Internet (pure players et médias traditionnels) et quatorze fils Twitter de médias. On pouvait espérer que l’actualité française du 25 mars 2015 débouche sur un traitement favorable aux femmes : deux grands événements occupaient la une, dont l’un était l’entre-deux tours d’élections départementales qui exigea pour la première fois la parité pour les deux premiers candidats de chaque liste (le second événement était la découverte dans les Alpes-de-Haute-Provence d’un avion victime d’une catastrophe aérienne).
Le rythme des progrès vers l’égalité au sein des médias s’est pratiquement immobilisé au cours des cinq dernières années.
Or, selon l’enquête GMMP, le rythme des progrès vers l’égalité au sein des médias s’est pratiquement immobilisé au cours des cinq dernières années. Curieusement, le constat s’impose également dans la plupart des pays sondés. En 2015, les femmes ne représentent que 24 % des personnes que l’on entend, dont il est question et que l’on voit dans les nouvelles de la presse écrite, de la télévision et de la radio, soit le même nombre qu’en 2010. Si l’on ne prend que la France, même résultat : la présence des hommes est dominante ; on note même une petite diminution du nombre de femmes qui sont l’objet de nouvelles ou en sont les sources : 24,1 % de femmes en 2015, contre 28,3 % en 2010. Pour un pays qui compte 52 % de femmes, la distorsion est flagrante.
Le sexisme des rôles
Pourtant, c’est moins le chiffre global qui frappe que la persistance (voire le renforcement) du partage genré des responsabilités et des thématiques couvertes. Quel que soit le domaine d’information, les femmes représentent rarement plus du quart des sujets ou des sources d’information. Elles sont particulièrement absentes lorsqu’il s’agit de politique et d’économie. Quelques thématiques peuvent conduire à une inégalité moins marquée, avec 40 % de femmes dans des sujets liés à l’éducation, la santé, la violence à l’égard des enfants (sic !), les « people ».
Lorsque l’on s’attache à la profession des personnes évoquées, on constate des répartitions très conventionnelles : des femmes sont très rarement mobilisées comme sources en tant que professionnelles de l’économie, de la politique, des médias, de la culture. Les seules fonctions où des femmes sont sources d’information autant, voire davantage, que les hommes, sont liées à l’éducation (étudiants, élèves) et au travail social. Mais elles sont fort peu présentes comme actrices politiques (20 %) ou agentes économiques, comme scientifiques et ingénieures (2 %), et, sans surprise, très rares comme agricultrices mais aussi… comme criminelles. Même les professions fortement féminisées n’amènent pas une représentation plus équilibrée des domaines : les médias sont donc un miroir déformant, voire trompeur, de la réalité professionnelle.
La parité est bien respectée quand aucune compétence n’est à prouver, aucune fonction d’autorité ou de pouvoir n’est nécessaire.
Les médias font en revanche parler autant de femmes que d’hommes lorsqu’il s’agit de recueillir les propos d’un anonyme ou encore quand ils recherchent le ou la porte-parole d’un rôle familial (parent d’élève, par exemple). Trois quarts des « sans emploi », des élèves, des étudiants et étudiantes à la une des médias sont des femmes. La parité est bien respectée quand aucune compétence n’est à prouver, aucune fonction d’autorité ou de pouvoir n’est nécessaire. Les journalistes ont tendance à équilibrer la répartition des sexes lorsqu’il s’agit de faire parler « l’opinion publique », de recueillir des témoignages, et à la déséquilibrer lorsqu’il s’agit de faire connaître l’avis des experts ou celui des porte-parole.
Des médias inégalement inégaux
Cette inégalité de la présence des femmes est commune à l’ensemble des médias, avec des nuances assez faibles. L’enquête GMMP montre en 2010 et 2015 que la télévision est le moins inégalitaire des médias : les femmes sont la source de 38 % des nouvelles, contre 22 % dans la presse et 23 % à la radio. Le chiffre est, curieusement — compte tenu des différences de corpus et de méthodes — similaire à celui de l’enquête du CSA (Conseil supérieur de l’audiovisuel) en 2017 sur la représentation des femmes à la télévision et à la radio, alors que cette étude n’analyse pas seulement les informations mais aussi une large sélection de programmes, fiction comprise.
Les médias « modernes », Twitter et supports en ligne, ne se démarquent pas. La place des femmes y est semblable à celle de l’ensemble des médias.
Les médias « modernes », Twitter et supports en ligne, ne se démarquent pas. La place des femmes y est semblable à celle de l’ensemble des médias ; sinon que la politique y occupe légèrement plus de place. Sur les sites internet d’information, l’enquête évalue à 14 % la proportion des nouvelles qui ont comme sujet principal une femme ; tandis que moins du tiers des tweets étudiés évoquent une femme et 9 % en ont une comme sujet principal. On sait, d’ailleurs, combien les réseaux sociaux et les médias en ligne font de place aux manifestations de sexisme. Le récent rapport du HCE (Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes), « En finir avec l’impunité des violences faites aux femmes en ligne : une urgence pour les victimes » signale en particulier l’importance et la prévalence forte des injures et violences subies par les femmes sur Internet, en particulier sur YouTube.
Les femmes sont peu présentes dans les médias et elles y sont mal représentées. Même les résultats qui semblent plus équilibrés peuvent être interrogés.
Les résultats convergent ainsi tous vers le même constat : les femmes sont peu présentes dans les médias et elles y sont mal représentées. Même les résultats qui semblent plus équilibrés peuvent être interrogés. Ainsi, que veut dire le caractère moins inégalitaire de la télévision ? Une réponse optimiste y verrait la place moins marginalisée des femmes journalistes ; mais cela peut être aussi lié aux thématiques abordées par les journaux télévisés, qui accordent plus d’espace à des sujets davantage couverts par des femmes (célébrités, culture, vie quotidienne…). Que signifie la place plus importante laissée aux femmes journalistes sur Internet ? Qu’elles sont mieux reconnues ou que les rédactions web sont moins prestigieuses, moins légitimes, moins productrices de notoriété ? Comment comprendre l’optimisme tempéré du Baromètre de la représentation des femmes à la télévision - Année 2018 publié par le CSA, qui repère une augmentation de la présence des femmes (passant globalement de 36 % en 2016 à 39 % en 2018) à la télévision française ? Qu’elle concerne le média déjà le moins inégal et que l’augmentation constatée n’est que marginalement liée à l’information et beaucoup plus aux fictions (surtout provenant des États-Unis, d’ailleurs).
L’irréductible plafond de verre
L’inégalité se mesure aussi pour la répartition des rôles, qu’il s’agisse des journalistes ou des responsables de médias. Selon l’enquête GMMP de 2015, en France les femmes représentent un tiers des reporters, des présentateurs et des journalistes qui se sont exprimés dans les émissions d’information. Cela est faible si l’on compare aux 46 % de femmes auxquelles a été délivrée la « carte d’identité des journalistes professionnels » la même année et aux 66 % de filles inscrites dans les écoles de journalisme en 2012. C’est particulièrement marquant dans l’audiovisuel pour les présentateurs ou journalistes de plateau, tandis que les reporters ou les journalistes de presse écrite sont plus également répartis.
L’inégalité se mesure aussi pour la répartition des rôles, qu’il s’agisse des journalistes ou des responsables de médias.
On observe que les thématiques traitées par les journalistes des deux sexes sont assez homogènes dans cette inégalité, sauf pour la politique — décidemment réservée (pour plus des quatre cinquièmes) aux hommes — ou de rares sujets couverts par des femmes : un procès pour infanticide est, ainsi, une affaire de journalistes femmes. L’âge, lui, est un facteur discriminant. Prenons pour exemple le 25 mars 2015 : 61 % des présentateurs avaient en effet plus de 50 ans, mais aucune femme n’a pu accéder à une antenne à cet âge. Le baromètre du CSA de 2018 fait la même constatation et montre que la catégorie la mieux représentée dans cette fonction pour les femmes est celle des 20-34 ans.
La proportion de femmes impliquées dans la prise de décision à haut-niveau des organisations médiatiques reste faible.
La faible présence des femmes se retrouve dans les fonctions à responsabilité, comme l’a montré en 2012 l’enquête Eige du nom de son organisme prescripteur, l’Institut européen pour l’égalité entre les hommes et les femmes. Elle a pointé la place très minoritaire qu’occupent les femmes parmi les cadres dirigeants des organisations médiatiques de vingt-huit pays européens
. Bien que les femmes constituent près de la moitié des effectifs de l’industrie médiatique en Europe, et qu’elles comptent pour plus de la moitié des diplômés de l’enseignement supérieur dans les domaines relatifs aux médias depuis de nombreuses années, la proportion de femmes impliquées dans la prise de décision à haut-niveau des organisations médiatiques reste faible. Malgré la féminisation précoce du journalisme dès le début du XIXe siècle, les postes stratégiques, y compris dans les rédactions, sont massivement occupés par des hommes.
Des inégalités sexistes désespérément stables
Cette place minorée des femmes dans les contenus ou les entreprises médiatiques est donc bien documentée et depuis longtemps
. Elle est largement interprétée comme discriminante et liée au sexisme des médias. Dans son rapport, 1er état des lieux du sexisme en France : lutter contre une tolérance sociale qui persiste (17 janvier 2019), le Haut conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes (HCE) explique ainsi que le sexisme est « une idéologie qui repose sur le postulat de l’infériorité des femmes par rapport aux hommes, d’une part, et, d’autre part, est un ensemble de manifestations des plus anodines en apparence (remarques…) aux plus graves (viols, meurtres…). Ces manifestations ont pour objet de délégitimer, stigmatiser, humilier ou violenter les femmes et ont des effets sur elles (estime de soi, santé psychique et physique, modification des comportements) ». Or, une manifestation notable de cette idéologie passe par des représentations discriminantes, en particulier dans les médias.
Cette place minorée des femmes dans les contenus ou les entreprises médiatiques est largement interprétée comme discriminante et liée au sexisme des médias.
Pourtant, différents travaux semblent montrer que la conscience du sexisme augmente dans la population ; les mouvements #MeToo, #BalanceTonPorc, #PayeTaShnek, plusieurs affaires (Strauss-Kahn, Weinstein ou la ligue du LOL) contribuent à nourrir le débat dans l’espace public et à éclairer les manifestations des discriminations subies par les femmes. Un sondage récurrent, le Baromètre d’opinion Drees 2017 du ministère des Solidarités et de la Santé , indique ainsi en mars 2018 que « la principale nouveauté observée en 2017 consiste en une hausse de l’intensité perçue des inégalités entre les femmes et les hommes : en un an, la part des personnes qui jugent que les inégalités entre hommes et femmes sont importantes est passée de 62 % à 69 % ».
L’étude du Credoc (Quelques éléments sur les discriminations liées au sexe et le sexisme ordinaire), du début de l’année 2018 (juste après l’affaire Weinstein) indique que 83 % de la population estime que les femmes subissent des injustices ou des humiliations en raison de leur sexe et qu’un quart ont entendu une blague qu’ils ont jugée sexiste dans les médias ou lors d’un spectacle. Mais cette conscience accrue semble ne pas avoir d’effets sur les médias et les retombées pratiques de cette surabondance d'informations restent limitées.
83 % de la population estime que les femmes subissent des injustices en raison de leur sexe. Mais cette conscience accrue semble ne pas avoir d’effets sur les médias et les retombées pratiques de cette surabondance d'informations restent limitées.
Pourtant, les journalistes femmes elles-mêmes se sont saisies de la question, comme en attestent le guide des expertes, l’annuaire en ligne Les Expertes France
ou des associations comme Prenons la Une, auteure d’un Petit manuel de rébellion à l’usage des femmes dans les rédactions en avril 2018. Des mesures incitatives ont été prises comme l’acte d’engagement pour une démarche d’autorégulation visant à améliorer l’image des femmes dans les médias, signé en 2011 par les principaux médias (sous l’égide de la Commission sur l’image des femmes dans les médias et la ministre chargée de l’égalité), les multiples rapports du CSA, les nombreuses chartes internes… Pourquoi, alors, l’égalité progresse-t-elle si lentement et, parfois même, régresse ?
Interroger les données des enquêtes, analyser les stéréotypes
Une des explications tient sans doute aux effets pervers de l’abondance des discours sur la question de la place des femmes dans les médias, qui donne l’illusion d’une égalité déjà là, néanmoins démentie par la réalité du terrain. Comme si l’existence d’exigences ou la prescription de normes venues le plus souvent d’en-haut, de la hiérarchie ou de l’autorité publique, suffisaient à garantir une égalité des sexes.
Cela interroge aussi, sans doute, la réception des données quantitatives de ces enquêtes. Les indicateurs chiffrés qu’elles produisent peuvent servir d’appui pour une démarche politique, cependant elles fournissent des résultats bruts et massifs dont les professionnels et professionnelles du domaine peuvent peiner à se saisir.
Même lorsque les médias s’emploient à valoriser des figures féminines, ils restent le plus souvent enfermés dans les modèles ancestraux de la « valence différentielle des sexes » telle que l’a défini Françoise Héritier.
Comme l’expliquent Virginie Julliard et Aurélie Olivesi (2011), ces enquêtes peinent à analyser les stéréotypes. Or, expliquent-elles, ceux exprimant « un imaginaire social auquel adhèrent, ou non, ceux qui les mobilisent pour être entendus dans une société donnée, à un moment de son histoire » sont des ressources largement mobilisées par les médias — y compris dans l’analyse de phénomènes nouveaux, car ils permettent de s’appuyer sur du commun, du connu. Leur analyse de ces stéréotypes montre que, même lorsque les médias s’emploient à valoriser des figures féminines, ils restent le plus souvent enfermés dans les modèles ancestraux de la « valence différentielle des sexes » telle que l’a définie Françoise Héritier. Ainsi, mesurer la place minorée des femmes et être conscient du sexisme des médias ne suffisent pas à changer les pratiques et les représentations.