Mesurer l’audience de la presse, toute une histoire

Mesurer l’audience de la presse, toute une histoire

Depuis la Révolution, on a toujours cherché à mesurer l’audience de la presse. Qu’ils soient policiers, journalistes et annonceurs, tous ont intérêt à savoir qui sont les lecteurs, ce qu’ils lisent et combien ils sont.

Temps de lecture : 6 min

Le 24 septembre 2015, Audipresse a publié l’étude One, qui donne les résultats d'audience de la presse en France métropolitaine sur la période allant du 1er juillet 2014 au 30 juin 2015, après que 35 149 individus ont été interrogés par Ipsos Medias CT et TNS Sofres. Chaque mois, le nombre de lecteurs du média presse atteint 49,5 millions, soit 96 % de la population française des 15 ans et plus. À l’heure où l’on ne cesse de parler de déclin du papier, voire de mort de la presse, le chiffre semble élevé, mais il peut s’expliquer. Retour sur l’histoire des mesures d’audiences de la presse papier.
 
Depuis le XIXe siècle, la mesure de l’audience des médias répond à plusieurs demandes. D’abord celle de l’éditeur et des journalistes, qui souhaitent connaître le public qui les suivent, ensuite celles des annonceurs qui cherchent à savoir quelles cibles sont touchées par tel ou tel support, enfin, celle du gouvernement et de ses bras armés, la police et la justice, qui veulent connaître l’influence d’un journal sur l’opinion publique. Toutefois, la mise en place de la mesure de l’audience se heurte longtemps aux lacunes de l’outil statistique, à la volonté des éditeurs de préserver le secret des affaires face à la concurrence, enfin à la résistance d’une partie des lecteurs qui considèrent que ce domaine relève de leur vie privée.
 
 Les premiers à tenter de mesurer l’audience sont les policiers qui surveillent l’opinion publique 
Les premiers à tenter de mesurer l’audience sont les policiers qui surveillent l’opinion publique : dès la Révolution et l’Empire, divers « cabinets » et officines scrutent les tirages chez les imprimeurs dotés d’un brevet et les expéditions postales aux abonnés, deux signes de la diffusion, donc de l’influence d’un journal. On retrouve ainsi dans les archives du ministère de l’Intérieur une quantité de chiffres plus ou moins épars qui donnent une idée des tirages de la presse au XIXe siècle et dans la première moitié du XXe siècle(1). La surveillance de la presse se maintient bien au-delà de la loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881, mais elle devient discrète et plus secrète, au sein de la section presse de la direction centrale des renseignements généraux(2).
 
Emile de Girardin par NadarFace à la réticence des annonceurs, qui ne pouvaient mesurer l’apport de la presse dans la notoriété et la vente de leurs produits, et face à la réticence des éditeurs, toujours enclins à gonfler les chiffres des tirages, le pionnier est, comme souvent dans l’histoire de la presse moderne, Émile de Girardin. Lorsqu’en 1836 il lance son quotidien La Presse, il a besoin de recettes publicitaires pour combler le bas prix de vente (l’abonnement est à 40 francs par an au lieu de 80 francs précédemment).
 Émile de Girardin invente empiriquement la certification quantitative et la mesure qualitative 
A l’époque du César Birotteau, parfumeur et annonceur mis en scène par Balzac , il invite les annonceurs à venir au siège du journal afin de vérifier la liste des abonnés, ainsi que leur adresse, ce qui donne une mesure de leur condition sociale : Émile de Girardin invente empiriquement la certification quantitative et la mesure qualitative.
 
Cependant, il faut attendre le développement de la presse à grand tirage et de l’industrie de grande consommation pour que, la publicité se développant, la question de la mesure d’audience commence à se poser vraiment. La loi du 29 juillet 1881, qui établit durablement la liberté de la presse et une très grande latitude pour les entreprises de presse, permet de lancer le mouvement. Mais alors ce sont les réticences socio-culturelles qui freinent le développement de la mesure d’audience. Nombre de directeurs de journaux s’opposent à la divulgation de leur tirage, quand bien même Le Petit Journal affiche avec enthousiasme les chiffres à sa « une » lors de l’affaire Troppmann (septembre 1869).
 Jusqu’aux années 1930, les publicitaires et les annonceurs bataillent pour obtenir des tirages certifiés que les propriétaires de journaux refusent de donner  
La raison principale, en dehors d’un habillage idéologique qui vise à préserver la presse de l’influence corruptrice de l’argent des annonceurs, est de ne pas révéler à leurs concurrents les vrais tirages, bien souvent beaucoup plus faibles que ceux annoncés… Jusqu’aux années 1930, les publicitaires et les annonceurs bataillent pour obtenir des tirages certifiés que les propriétaires de journaux refusent de donner. C’est alors que la presse française accuse, par rapport aux autres grands pays européens, un retard de recettes publicitaires, qu’elle ne rattrapera jamais.
 
magazines féminins années 60Mais la pression des annonceurs et des publicitaires est de plus en plus forte, tandis que l’économie de la presse est de plus en plus fragile dans l’entre-deux-guerres. En 1922, la création de l’Office de justification des tirages (OJT) représente une victoire pour les publicitaires dont la profession est en train de se structurer(3), mais aussi pour les patrons de presse qui veulent accroître leur chiffre d’affaires. Le modèle vient des États-Unis : l'Audit Bureau of Circulations a été fondé en 1914 pour apporter plus de transparence dans le marché de la presse écrite et plus de confiance entre les partenaires(4). L’organisation de l’OJT est inspirée des anglo-saxons : administration par les syndicats des professionnels, contribution des groupements de journaux aux frais et coût des contrôles supportés par les journaux. Dans les années 1930, des patrons modernistes, tels Jean Prouvost (Paris-Soir, Match, Marie-Claire) pour la presse ou Marcel Bleustein-Blanchet (Publicis) pour les publicitaires, incitent leurs confrères à aller plus loin, notamment en utilisant la méthode des sondages qui commence à se développer. Autour de 1936-1938, des journaux et des radios tentent le questionnaire adressé à leurs lecteurs ou auditeurs ; mais le résultat n’est pas vraiment probant, faute de participants (entre 1 % et 3 % de l’audience).
 
 Il faut attendre la fin des années 1940 pour que la presse s’empare de l’outil statistique  
Toutefois, il faut attendre la fin des années 1940 pour que la presse s’empare de l’outil statistique. En 1946, l’OJT devient l’Office de Justification de la Diffusion (OJD) et réalise ses premiers contrôles sur la diffusion(5). En 1949, Le Parisien libéré, dirigé par Emilien Amaury et Claude Bellanger,commande une étude de lectorat au cabinet Dorset et la présente aux annonceurs et aux agences sous le titre Votre clientèle est là. En 1954, le patron du Monde, Hubert Beuve-Méry, soucieux d’accroître les ressources publicitaires du journal, commande une étude similaire au même cabinet(6).
 
choix de journauxLa Chambre de commerce internationale (CCI) incite ses adhérents à faire certifier les tirages, mais surtout à procéder à des mesures d’audience par sondage, car elles permettent de quantifier non seulement les acheteurs mais aussi les lecteurs (un titre est lu par plusieurs personnes dans un foyer) et de qualifier ce lectorat en fonction de sa catégorie socio-professionnelle et de ses habitudes de consommation. Sous la pression des annonceurs et des directeurs des journaux les plus dynamiques, la Fédération nationale de la presse française (FNPF) participe à la création du Centre d’étude des supports de publicité (CESP), association tripartite regroupant éditeurs, publicitaires et annonceurs, qui dès l’automne de 1957 établit des questionnaires. En 1958, la première enquête du CESP porte sur le lectorat de la presse ; viendront ensuite le cinéma, l’affichage, la radio et la télévision. Le Figaro et Le Monde s’empressent de réaliser, à partir des données issues des enquêtes du CESP, des brochures à destination des annonceurs et des publicitaires, qui vantent l’attractivité des placards insérés dans leurs journaux.
 
Durant plus de 30 ans, le CESP fournit des études très complètes sur le lectorat des journaux. Mais le CESP est concurrencé par l’essor de Médiamétrie, qui monopolise bientôt la mesure d’audience des stations de radio et des chaînes de télévision. Le CESP se transforme à partir de 1992 en un cabinet de conseil et d’audit des études d’audience. La presse magazine conduit ses propres études (Audience et Etudes de Presse Magazine, AEPM), tandis que la presse quotidienne lance ensuite les siennes (Étude de la presse d’information quotidienne, EPIQ). Après quelques années de déchirements, Audipresse est créée en 2007 par les syndicats professionnels de la presse. En 2011, elle lance sa première étude « One », étude d'audience unique pour la presse en France. Elle a pour objectif de mesurer la lecture de la presse et de ses versions numériques, de quantifier l’audience des principaux titres de presse et de qualifier leur lectorat. Réalisée par sondage auprès d'un échantillon de 35 000 personnes, elle est publiée 2 fois par an.
 
 La presse décline mais le lectorat se maintient 
En septembre 2015, la dernière étude « One » d’Audipresse montre qu’en dépit du déclin de la diffusion de la presse, le lectorat se maintient. Sur la période étudiée, les Français lisent en moyenne 1,3 quotidien et 4,5 magazines. Les femmes, les 35-49 ans et les urbains lisent plus de titres que les autres catégories. Chaque jour, 32,8 millions de personnes, soit 63 % de la population âgée de 15 ans et plus, lisent au moins un titre de presse : 21 millions lisent un quotidien (41 % de la population française 15 ans et +) et 24,3 millions (47 %) un magazine. Ils sont même, chaque jour, 12,5 millions (24 %) à être à la fois lecteur d'un quotidien et d'un magazine. La méthodologie ne pose pas de problème en soi. Évidemment, alors que les ventes de presse ne cessent de décliner, l’étude qui tend à démontrer que le lectorat se maintient pose question. Mais, comme l’étude intègre le lectorat numérique, il est probable que les nouveaux usages entretiennent un lectorat conséquent pour la presse écrite sur ses différents supports.
 
En janvier 2016, l’OJD et Audipresse devraient fusionner pour donner naissance à un organisme tripartite (réunissant éditeurs, annonceurs et agences) de certification globale de la diffusion et du lectorat sur tous les supports de la presse. La mesure des audiences pose question pour l’ensemble des médias, qu’ils soient écrits ou audiovisuels, mais la mise en place d’organismes professionnels permet de mesurer au minimum des tendances sur plusieurs années et la propension du public à la consommation des différents médias. Mais la question risque d’être bientôt dépassée par les usages numériques et mobiles qui mettent en contact l’utilisateur avec les médias par l’intermédiaire des réseaux sociaux, ces derniers captant l’essentiel des ressources publicitaires et qui, grâce à leurs algorithmes, connaissent en permanence la composition, la nature et les préférences de leur audience.

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Crédits photos :
Diane Lacroix / Ina
Émile de Girardin / Nadar
Vintage magazine shop window - Les archives de la presse. Francis Mariani / Flickr
Choix de journaux. MPhotographe / Flickr

(1)

Voir la cote F18 aux Archives nationales. Une recension en a été faite par Jean-François Picard dans Documents pour l’histoire de la presse nationale aux XIXe et XXe siècles, CNRS.

(2)

Voir Alain Prissette, Connivences au service de l’État, Révélations d’un policier de l’ombre, co-écrit avec Grégoire Pinson, éditions du Moment, 2015.

(3)

Marc Martin, Trois Siècles de publicité en France, Odile Jacob, 1992, et Marie-Emmanuelle Chessel, La Publicité, Naissance d’une profession (1900-1940), CNRS Éditions, 1998.

(4)

En 2012, l’organisme a été rebaptisé Alliance for Audited Media afin d’intégrer les médias numériques.

(5)

En 2001 l ’OJD lance la certification de la fréquentation des sites Internet en France, puis une certification des applications mobiles en 2010, des applications tablettes et des sites optimisées pour mobiles en 2012.

(6)

Patrick Eveno, Histoire du journal Le Monde, 1944-2004, Albin Michel, 2004.

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