Vendredi 1er octobre 2021, au Point Éphémère à Paris. Ce soir on fête Métal Hurlant. Le magazine de bande-dessinée de science-fiction (mais pas que) culte, né en 1975, mort en 1987, fait son retour en fanfare sous la forme d’un trimestriel. Les tickets de consommation pour boisson et nourriture passent au-dessus du comptoir tandis qu’une DJ fait résonner Assault & Battery de Hawkwind à fort volume dans le petit espace privatisé. Les échanges vont bon train, tout le monde a l’air de se connaître et heureux de se retrouver pour cette occasion. Le Métal Hurlant originel (trimestriel à ses début, mensuel la quasi-totalité de son existence), a marqué son époque, accueilli des grands noms du scénario et du dessin (Enki Bilal, Hugo Pratt, Richard Corben, Alejandro Jodorowski…), et durablement laissé sa marque sur les cultures de l’imaginaire (Alien et Blade Runner pour ne citer qu’eux).
Derrière le projet du retour de Métal, il y a un homme, Vincent Bernière. Il en est persuadé, il est possible de publier des titres de création (entendre : de bande-dessinée) en kiosque. L’homme aux multiples casquettes (directeur de publication, directeur de la rédaction, journaliste, éditeur…) a notamment relancé Les cahiers de la BD en 2017. Rapidement, un autre projet lui vient : relancer Pilote, le magazine fondé en 1959 par (notamment) René Goscinnny et Albert Uderzo, les papas d’Astérix et Obélix. Mais le projet n’aboutit pas. « Ce qui est compliqué avec ces vieux titres, c’est que ceux qui les possèdent sont conscients de leur potentiel, mais ils ne savent pas quoi en faire et craignent de l’abimer, donc ils ne font rien », explique Vincent Bernière. Il se tourne alors vers Métal Hurlant. Ironie de l’histoire, le Métal Hurlant des origines comptait parmi ses fondateurs des dessinateurs et scénaristes partis de Pilote en mai 1968, s’estimant bridés dans leur création.
Entre création pure et vintage
Le premier numéro de la nouvelle formule, 290 pages 100 % originales, s’intéresse au near future (le futur proche), car comme le titre en couverture le rappelle : « Le futur, c’est déjà demain ! ». Quatre magazines Métal Hurlant paraîtront chaque année, chacun avec un fil rouge différent. La revue alternera les numéros de création pure (avec des articles de fond et des entretiens) et les numéros « vintage ». La liste des artistes qui ont participé au premier numéro est impressionnante. À côté de Ugo Bienvenu, qui signe la couverture, et Mathieu Bablet, à l’origine de plusieurs des meilleures bandes-dessinées de science-fiction française de ces dernières années, figurent de nombreux artistes des quatre coins du monde, dont quelques américains, et pas des moindres : Mark Waid, Brian Michael Bendis et Matt Fraction, trois auteurs incontournables des comics de ces trente dernières années. Le deuxième numéro (vintage, donc), se focalisera uniquement sur la science-fiction, avec une succession d’histoires publiée autrefois dans Métal Hurlant , classées selon l’ordre de parution et introduites par un texte expliquant leur création.
Ces choix éditoriaux ne doivent rien au hasard. Faire un numéro de création prend du temps : une année de travail pour le premier numéro sorti le 29 septembre dernier (autant que pour le premier numéro de 1975). Par ailleurs, les équipes sont réduites (trois personnes à la production) et il n’y a pas vraiment de rédaction physique. « Tout se passe par échange de fichiers », explique Vincent Bernière, avant d’ajouter qu’engager « des moyens de production pour faire un mensuel de création aurait été possible, mais pas dans la configuration actuelle ». Enfin, un titre dit « de presse », qui a accès à un meilleur réseau de distribution, doit avoir… quatre numéros par an.
Couvertures des premiers numéros de chaque version de Métal Hurlant, par Moebius, Fred Beltran et Ugo Bienvenu. Crédits : Humanoïdes Associés, montage : La Revue des médias.
Les deux numéros « vintage » puisent directement dans l’héritage du titre : Métal Hurlant regorge d’histoires méconnues, qui n’ont jamais été éditées par la suite dans d’autres formats et qu’il est possible de remettre en avant. Il faut alors contacter tous les créateurs un par un pour obtenir leur autorisation — un défi. Projet éditorial « total », le nouveau Métal Hurlant est aussi un objet hybride : pas tout à fait un magazine (pagination élevée), ni un mook (pas de richesse de fabrication, papier magazine).
Aux Humanoïdes Associés, la maison d’édition propriétaire de la marque Métal Hurlant créée dans les années 1970 par Jean « Moebius » Giraud, Philippe Druillet et Jean-Pierre Dionnet, il était souvent question du retour du magazine. « Aux Humanos, tout le monde savait que Métal allait revenir à un moment ou à un autre, explique Jerry Frissen, le directeur artistique, depuis Los Angeles, où il vit. Il y a régulièrement, une ou deux fois par an, trois fois maximum, des propositions pour faire revenir le magazine. » Le projet de Vincent Bernière a été retenu parce qu’il était le plus intéressant. « Ce qui est particulièrement excitant dans sa proposition, ajoute-t-il, c’est l’équilibre entre le respect de ce qui a déjà été fait à Métal Hurlant, sans tomber dans la vénération, tout en étant ouvert à autre chose. Refaire du Métal Hurlant comme ça a été fait à l’époque n’aurait pas trop de sens. »
Jean-Pierre Dionnet raconte les coulisses du premier numéro de Métal Hurlant. Extrait de « Fenêtre sur ».
C’est aussi ce qui a plu à Mathieu Bablet. « Je venais de terminer Carbone et Sillicium et Vincent [Bernière] m’a proposé d’y participer, explique l’auteur. Au début j’ai eu très peur, je ne voulais surtout pas être dans une sorte de nostalgie ». Réfléchir à des thématiques précises dans chaque numéro a achevé de le convaincre. « C’est à contre-courant de ce que faisait Métal Hurlant dans les années 1970, créé dans un sorte de réaction au magazine Pilote qui était devenu un magazine à papa. Métal Hurlant a été davantage dans l’expérimentation formelle, plus que dans la recherche de sens », analyse Mathieu Bablet. Le Métal Hurlant des origines était contre-culturel, car c’était la position de la science-fiction à l’époque, « mais ce n’est pas notre histoire à nous maintenant », explique Bernière, « on a pas du tout le même contexte, économique ou sociétal ».
Un deuxième numéro un
Pour marquer ce changement, le premier numéro de la nouvelle formule démarre au n°1. En juillet 2002, la précédente relance du titre avait, elle, pris le relais de la version originale à partir du n°134. Publié sous le même format que les comic-books américains mensuels, il est destiné aux librairies. Mais l’aventure est de courte durée, et cette deuxième version du magazine s’arrête en 2006, avec des ventes oscillant entre 15 000 et 20 000 exemplaires en librairie. « L’équipe était répartie entre Paris et Los Angeles, et vouloir faire le grand écart entre la bande dessinée et le comic book américain, au sens propre et figuré, s’est révélé épuisant pour tout le monde, nous explique Fabrice Giger, PDG des Humanoïdes Associés et membre du comité de direction du magazine, depuis un aéroport où il est en escale. C’est la raison de son arrêt. » Cette formule de Métal Hurlant, à laquelle Jerry Frissen et Fabrice Giger participaient déjà à l’époque, et « qui tenait davantage de l’anthologie que du magazine », a cependant contribué à lancer des talents, devenus depuis des auteurs reconnus comme Jerome Opeña ou Adi Granov, collaborateur régulier du géant américain Marvel. La version de 2021 fait donc un pas de côté et assume ses différences claires avec l’originale et celle des années 2000. « Dans le futur, lorsque l’on regardera le magazine qui vient de sortir, on se dira "ah oui, c’est l’une des nombreuses itérations de Métal Hurlant" ». Une rupture, mais dans la continuité, car Enki Bilal, l’un des nombreux auteurs à avoir collaboré à Métal Hurlant dans les années 1970/80, signe un édito dans ce premier numéro.
Vincent Bernière nous avoue avoir été surpris par l’aura du titre lors de l’annonce, en 2020, du retour imminent de Métal Hurlant. Lancée en juin 2021, l’opération de financement participatif proposant notamment de s’abonner avant le premier numéro a atteint 1403 % des objectifs affichés à son lancement. Qu’il ait été découvert par hasard ou par atavisme familial, Métal Hurlant — 70 000 exemplaires vendus au numéro en 1980, et des tirages à plus de 90 000 en 1983 —a su passer les générations. « Métal Hurlant est resté dans l’imaginaire populaire parce ce que ce n’était pas juste un magazine de bande dessinée, analyse Jerry Frissen, mais un mouvement artistique contestataire : du contemporain punk. Des magazines comme À suivre ont été oubliés : ils étaient très bons mais n’étaient pas beaucoup plus qu’un catalogue d’auteurs. »
Des rêves d'Amérique
Comme son aîné des années 2000, ce Métal Hurlant millésimé 2021 regarde vers les États-Unis. Les Américains ont déjà eu, dès 1977, une sorte de version de Métal Hurlant sur leur territoire : Heavy Metal. Le titre n’appartenait pas aux Humanoïdes Associés, et si une partie des œuvres publiées en France étaient achetées, traduites, puis publiées dans ses pages, leur part a baissé continuellement au fil des ans. Avec Humanoids’Metal, le projet des Humanoïdes Associés est de proposer au premier semestre 2022 un magazine composé d’extraits traduits du premier numéro de Métal Hurlant et de créations d’artistes américains.
Le premier numéro du Métal Hurlant version 2021 est tiré à 55 000 exemplaires : 12 000 iront en librairies, 3 000 chez les abonnés, le reste chez les marchands de journaux. Si les chiffres de vente sont importants, la nouvelle équipe assure que la performance de ce nouveau Métal Hurlant ne sera pas seulement appréciée à l’aune de ce critère. « Le retour des lecteurs et l’intérêt des éditeurs étrangers à en publier une version dans leur pays seront aussi pris en compte, explique Fabrice Giger. Ça ne se jouera pas sur un ou deux numéros ; il faut du temps pour installer les choses. » Vincent Bernière s’attend toutefois à « au moins 15 000 ventes en kiosque ».
Le magazine entend répondre à un mouvement dans l’imaginaire français et mondial. « Il y a un renouveau de la science-fiction depuis quelques années, qui est plus large que ce que propose ce nouveau Métal Hurlant, que ce soit dans la bande dessinée ou au cinéma, analyse Mathieu Bablet. Elle s’empare différemment des sujets ressassés habituellement dans le genre. Je pense que c’est le bon moment de faire ce magazine.» Il y a dix ans, le timing n’aurait probablement pas été le bon, selon le dessinateur-scénariste, pour qui il reste encore quelques recoins de l’imaginaire à explorer pour être vraiment représentatif de la SF d'aujourd'hui, en publiant par exemple plus d’autrices et en explorant des thèmes comme l’afroféminisme. Ce que l’auteur souhaiterait à ce nouveau Métal Hurlant ? « De s’arrêter au bon moment, lorsqu'il aura épuisé toutes les bonnes idées, et qu’il revienne vingt ans après avec une science-fiction encore différente et des personnes différentes. Comme l’écrivait Jerry Frissen dans l’édito de l’ultime numéro des années 2000 : « Métal Hurlant ? Il nous enterrera tous ».