Comment la « révolution #MeToo » se matérialise-t-elle sur les chaînes d’information et dans les tranches d’information des médias audiovisuels français ? Les différentes affaires qui se sont succédé sur la période ont-elles été les seuls éléments déclencheurs d’un traitement éditorial des violences sexistes et sexuelles ? Quels sont les médias qui parlent le plus des violences sexistes et sexuelles ? Le moins ? Et d’ailleurs, quel regard les rédactions portent-elles sur leur propre traitement du sujet ?
À l’occasion de la sortie publique du site data.ina.fr, le site d’exploration des données de l’INA, La Revue des médias publie une enquête inédite, basée sur les données proposées sur data.ina.fr, et qui décortique plus de cinq années de traitement médiatique des violences sexistes et sexuelles par les médias audiovisuels français.
Voici les principaux enseignements de cette étude, commentés et contextualisés par des responsables de médias et plusieurs chercheurs.
Premier enseignement : 2024, un moment exceptionnel de médiatisation de « #MeToo »
C’est, bien sûr, l’expression la plus emblématique du traitement des violences sexuelles et sexistes dans les médias. Le 15 octobre 2017, l’actrice américaine Alyssa Milano lance cet appel sur le réseau social Twitter : « Si vous avez été victime de harcèlement ou d'agression sexuelle, écrivez “moi aussi” en réponse à ce tweet. » « Moi aussi », ou « Me too » en VO. Dans le message d’Alyssa Milano, « Me too » n’est pas encore un hashtag, mais un appel à témoignages. C’est le tsunami de réponses sur les réseaux sociaux, autant que leurs origines diverses, qui va jouer un véritable effet de sidération et imposer le sujet médiatiquement.
Dans un premier temps, en France, la couverture médiatique présente #MeToo comme un sujet essentiellement international, avec des angles de traitement concentrés sur la libération de la parole au sein de l’industrie du cinéma américain. Comme l’explique Baptiste Schummer, doctorant en science politique au Centre d’études et de recherches administratives, politiques et sociales (Ceraps) à l’université de Lille, et qui a notamment travaillé sur les réseaux et les carrières médiatiques des violences sexistes et sexuelles en France, le véritable moment charnière en France a lieu un peu plus tard : « C’est novembre 2019 avec l’affaire Adèle Haenel contre le réalisateur Christophe Ruggia, publiée par Mediapart. » Selon le chercheur, « c’est à ce moment-là que l’on commence à avoir un déploiement de #MeToo dans toutes les sphères de la société française ». Philippe Corbé, directeur de la rédaction de BFM TV et ancien correspondant aux États-Unis de la radio RTL, analyse : « Comparé aux États-Unis, il y a eu un décalage de l’effet #MeToo. En France, on sentait moins les répercussions dans la société, dans les entreprises, dans les familles, dans les conversations quotidiennes. »
De manière inédite, l’INA a donc mesuré l’évolution du nombre d’occurrences du terme « #MeToo » sur les antennes des médias audiovisuels — et non plus uniquement via un simple décompte du phénomène en ligne. L’enseignement qui se dégage est très net : entre janvier 2019, quelques mois après la naissance du terme, et fin juillet 2024, jamais il n’a été autant question de « #MeToo », que depuis le début de l’année 2024 ! C’est bien simple : sur le premier semestre 2024, le terme a déjà été davantage prononcé sur les antennes des 16 médias étudiés que sur la totalité de chacune des années précédentes, avec un rapport qui va du simple au double.
La succession d’affaires et de révélations, notamment dans le monde du cinéma, concernant des personnalités très connues, est évidemment la raison de ce pic de médiatisation. Début février, les deux journalistes du Monde Jérôme Lefilliâtre et Lorraine de Foucher révèlent les accusations de viols et d’agressions sexuelles portées par Judith Godrèche, Isild Le Besco et Anna Mouglalis à l’encontre des réalisateurs Benoît Jacquot et Jacques Doillon. Fin avril, la mise en garde à vue de Gérard Depardieu est couverte en direct ou presque. Les 14 et 15 mai 2024, la 77e édition du festival de Cannes est profondément marquée par ces affaires : de l’enquête de Elle révélant les témoignages de neuf femmes contre le producteur Alain Sarde, en passant par la tribune d’une centaine de personnalités dans Le Monde qui réclament une loi intégrale sur les violences sexuelles, à la diffusion du court-métrage Moi aussi de Judith Godrèche, projeté lors de la cérémonie d’ouverture de la catégorie « Un certain regard ».
Mais pourquoi, sept ans plus tard, continue-t-on à utiliser l’expression née en 2017 ? Car elle a fini par représenter plus qu’un simple hashtag, plus encore que la libération de la parole. #MeToo porte en effet avec lui un nouvel angle de traitement des violences sexistes et sexuelles. « Avec #MeToo, le sujet va être problématisé et légitimé dans l’espace public, et on va assister à une remobilisation féministe sur ces sujets », analyse ainsi Sophie Dubec, enseignante-chercheuse en sciences de l’information et de la communication à l’université Sorbonne Nouvelle, et lauréate du prix de la Recherche 2020 de l'INAthèque. Après #MeToo, « le féminisme devient respectable, associé à des valeurs morales positives et républicaines », complète Marion Dalibert, maîtresse de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’Institut des sciences sociales et au Groupe d’études et de recherche interdisciplinaire en information et communication (GERiiCO) de l’université de Lille.
Sur le plan de l’usage, on peut relever que le terme « #BalanceTonPorc », initié trois jours avant #MeToo par la journaliste Sandra Muller, n’a pas du tout connu le même succès médiatique. Avec 174 mentions moyennes par mois contre… neuf pour l’expression française entre le 1er janvier 2019 et le 30 juin 2024, « #MeToo » a définitivement été adopté par les médias français. Marion Dalibert recontextualise : « Fin 2017, le hashtag #MeToo est considéré comme un terme plus fédérateur et moins controversé par la presse que le hashtag #BalanceTonPorc, qui a pu être accusé d’inciter à la délation. »
Deuxième enseignement : sur les chaînes info, le traitement des violences sexuelles et sexistes en hausse de 17 % entre 2019 et 2024
Les médias audiovisuels français parlent-ils davantage de violences sexistes et sexuelles en 2024 qu’en 2019 ? Sur les chaînes d’information en continu, oui. L’INA a ainsi mesuré une hausse de 17 % dans le traitement des violences sexuelles et sexistes sur les douze derniers mois de la période étudiée par rapport à 2019. Une tendance portée par deux antennes qui ont significativement augmenté la couverture des violences sexistes et sexuelles.
Il y a d’abord BFM TV qui enregistre une hausse de 62 % sur les douze derniers mois de la période par rapport à 2019. À partir de décembre 2023, elle devient la chaîne qui traite le plus le sujet des violences sexistes et sexuelles, en lieu et place de France Info. Auprès de La Revue des médias de l’INA, Philippe Corbé, directeur de la rédaction de BFM TV, assure qu’il n’y a pas de volonté éditoriale spécifique de « mettre ce sujet en haut de la pile par rapport à d’autres rédactions ». Il explique la tendance de fond par la mobilisation particulière du service police-justice de la chaîne : « Il se trouve que ce service était dirigé jusqu’à l’automne 2023 par Cécile Ollivier, une journaliste qui s’intéressait particulièrement à ces questions-là, et qui a rejoint le magazine Elle pour se spécialiser sur ce terrain d’enquête. »
CNews, ensuite : sa couverture augmente de 35 % sur les douze derniers mois de la période par rapport à 2019. Mais attention, tout n’est pas que quantité. « On en parle plus… mais pas forcément mieux ! », commente Laure Beaulieu, doctorante au Laboratoire des sciences de l’information et de la communication (Labsic). Elle relève même un nouveau cadrage, qui imprègne plusieurs médias : « un contre-discours journalistique de lutte contre le discours féministe ! »
Enfin, LCI, qui traitait déjà peu le sujet, l’évoque encore moins à partir de l’invasion de l’Ukraine en février 2022, que la chaîne du groupe TF1 a choisi de placer au cœur de sa ligne éditoriale.
Du côté des radios, France Info domine largement la catégorie. Florent Guyotat, directeur adjoint de la rédaction de la station, raconte : « En conférence de rédaction, ce n’est pas un sujet à part entière, mais on en parle beaucoup parce que l’on s’adapte aux évolutions de la société. On est là pour observer ce qu’il se passe ! » Le journaliste mesure un vrai changement dans l’approche du sujet, et convoque les souvenirs du jeune journaliste qu’il était, en 2003, au moment de l’affaire Bertrand Cantat. « À la mort de Marie Trintignant et de l’affaire Bertrand Cantat, on parle de “crime passionnel” sur l’antenne de France Info, que ce soit dans les titres, dans les journaux ou dans les développements qui sont faits sur cette affaire… et à l’époque, ça ne choque personne. »
En deuxième position, France Inter en parle 1,5 fois plus que RTL, 1,4 fois plus que Sud Radio et 1,3 fois plus qu’Europe 1, France Culture et RMC. « Ce sont des questions qui étaient déjà dans l’ADN et dans les valeurs défendues par France Inter avant #MeToo », revendique Rémi Sulmont, directeur de la rédaction de France Inter. Le sujet est selon lui sorti de sa seule présence dans les tranches d’information de la radio : « Tous les services de la rédaction et toutes les cases de la matinale, des invités aux reportages en passant par les chroniqueurs, humoristes ou non, s’emparent spontanément du sujet ! »
Du côté des journaux du soir, bien que n’augmentant pas sa couverture sur la période, c’est M6 qui se distingue des autres chaînes en mentionnant près de deux fois plus le sujet que TF1 et France 3, ainsi que 1,4 fois plus que France 2 et seulement 1,2 fois plus qu’Arte.
Troisième enseignement : les « affaires » ne sont pas le seul moteur de médiatisation
Quelle que soit l’antenne étudiée, quatre grandes typologies d’actualité entraînent des pics de médiatisation.
D’abord, il y a bien sûr les différentes affaires de violences sexistes et sexuelles, comme l’affaire Sarah Abitbol à la suite de la parution de son livre Un si long silence (Plon) en février 2020, l’affaire Olivier Duhamel en janvier 2021, la condamnation en appel de Georges Tron en février 2021, l’affaire Damien Abad au lendemain de sa nomination en tant que ministre des Solidarités ou l’incarcération pour traite d'êtres humains et viols sur mineure du PDG d'Assu 2000, Jacques Bouthier, en mai 2022, l’affaire Joël Guerriau mis en examen car soupçonné d'avoir drogué une députée en novembre 2023, ou l'ouverture d’une enquête pour viols contre Patrick Poivre d’Arvor en février 2021.
Certaines affaires deviennent d’ailleurs la caisse de résonance des transformations à l’œuvre dans la société. C’est le cas de l’affaire Gérard Depardieu et de la controverse autour de la question de l’exception artistique, qui cristallise un conflit générationnel. Le numéro de l’émission Complément d’enquête qui lui est consacré sur France 2, le 7 décembre 2023, est un marqueur du changement d’opinion à propos des personnes catégorisées comme « monstres sacrés ». Le chercheur Baptiste Schummer y voit un vrai révélateur : « Voir une icône française tenir de tels propos face caméra a aussi fait bouger les lignes sur la minimisation qui pouvait être faite des violences sexuelles. » Chez BFM TV, Philippe Corbé analyse de son côté les raisons qui vont amener sa rédaction à traiter, ou non, une affaire. Au-delà de la seule question de la présence d’un éventuel « personnage marquant », il analyse : « Le critère, c'est : est-ce que c’est une bonne histoire ? […] Est-ce qu’il se passe quelque chose d’exceptionnel qui frappe les esprits et qui dit quelque chose de la société, comme c’est le cas depuis quelques jours avec le procès Mazan ? »
Mais, preuve que le mouvement est beaucoup plus global, les entrées sur le sujet débordent largement du seul cadre des affaires. On observe également que des actions institutionnelles, comme le Grenelle contre les violences conjugales en septembre et novembre 2019, ou, chaque 8 mars, les Journées internationales des droits des femmes, avec une médiatisation forte et récurrente, constituent un moteur de mise à l’agenda important.
Le travail des commissions indépendantes, comme le rapport Sauvé sur les abus sexuels dans l’Église catholique en octobre 2021, ou le rapport de la commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants en novembre 2023, ont également entraîné une médiatisation importante.
Enfin, les mouvements sociaux, notamment féministes, se démarquent également, comme en novembre 2021 avec la troisième marche contre les violences sexistes et sexuelles organisée partout en France. Ou novembre 2022 avec les manifestations coordonnées par le collectif Nous Toutes pour obtenir une loi-cadre contre les violences sexistes et sexuelles.
Quatrième enseignement : à partir de 2019, le terme « féminicide » s’impose dans le langage courant
C’est une comparaison qui témoigne d’une forme de changement des temps : sur les antennes étudiées, le terme de « crime passionnel » tend à disparaître, quand, dans le même temps, celui de « féminicide » est de plus en plus présent. Ainsi, là où le terme « féminicide » est cité en moyenne 249 fois par mois sur les antennes étudiées entre le 1er janvier 2019 et le 30 juin 2024, celui de « crime passionnel » a quasiment disparu : on l’entend dix fois par mois en moyenne sur la période. Et si l’on zoome sur les journaux du soir, il n’y a été employé que quatre fois par an en moyenne entre 2019 et 2023.
Pour en arriver là, une longue révolution s’est mise en place, raconte à La Revue des médias Sophie Dubec, qui a précisément travaillé sur la médiatisation des féminicides dans la presse nationale quotidienne française. Entre 2015 et jusqu’en 2018, le terme est principalement employé pour référer à des actualités internationales en Argentine, au Pérou et au Mexique. « Le féminicide est alors un crime qui se commet en Amérique latine et se définit comme une violence de genre systémique qui n’est pas limitée au cadre conjugal », explique-t-elle.
Le cadrage du mot féminicide va être posé par les féministes lors des mobilisations de ces années-là, avant de connaître un changement dans son événementialisation en septembre 2019, poursuit la chercheuse. Le Grenelle contre les violences conjugales va permettre « au terme féminicide d’entrer dans le vocabulaire journalistique et d’être associé au problème public plus général des violences conjugales et de leur prise en charge étatique », détaille-t-elle. Selon elle, « la logique patriarcale qui est à l’œuvre dans l’emploi du terme “crime passionnel” devient d’un coup très problématique au point où il faut qu’un autre terme arrive : en l’occurrence “féminicide”. » Laure Beaulieu confirme, et ajoute un effet de cadrage institutionnel et politique : « Marlène Schiappa, secrétaire d’État chargée de l’égalité femmes-hommes, va faire de ce terme son cheval de bataille », explique-t-elle.